Comment reprendre le pouvoir sur la finance

dimanche 27 décembre 2015.
 

À l’origine de la nouvelle crise économique que traversent la France et l’UE, la finance peut-elle être mise au pas  ? Si oui, comment  ? Après les renoncements de François Hollande en la matière, la question est au cœur des débats politiques actuels.

Alors que, dans une sorte de fuite en avant, le gouvernement ne jure que par la baisse du coût du travail pour sortir de la crise, n’est-il pas temps de regarder le coût du capital  ?

Henri Sterdyniak Depuis 1985, il y a eu une contre-révolution néolibérale à l’échelle mondiale, impulsée par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Les actionnaires ont redemandé des rentabilités élevées. Le capitalisme est devenu un capitalisme dominé par la finance qui réclame aux entreprises de créer de la valeur pour le capital. Ces rentabilités élevées sont obtenues par la pression sur les salaires, sur les conditions de travail, et par la mondialisation commerciale, qui voit les entreprises délocaliser dans les endroits où les salaires sont les plus bas possible. Ce mécanisme a dominé l’économie mondiale jusqu’en 2007. Avec ses contradictions  : comme les capitalistes veulent une rentabilité fabuleuse et qu’en même temps ils investissent peu dans les pays développés, il y a un déficit de demande, qui est comblé par la croissance de l’endettement. Un jour, ça explose. On voit très bien que l’économie ne peut pas fonctionner avec des entreprises qui réclament des fortes rentabilités, qui exigent des baisses de dépenses publiques et sociales, qui font pression sur les salaires et qui, en même temps, investissent peu dans les pays du Nord. Maintenant, au niveau des entreprises, la CGT, des économistes ont mis en avant l’idée du coût du capital. Parce que le discours dominant incrimine toujours le coût du travail, accusé de plomber la compétitivité. Or, le coût du capital, ça compte dans les charges des entreprises. Quand on regarde le partage de la valeur ajoutée en France ces dernières années, on voit que la part des cotisations sociales a diminué, avec les exonérations  ; la part des dividendes a augmenté, et en même temps, la part de l’investissement a stagné.Il faut citer aussi le coût des rémunérations extrêmement élevées  : les 1 % de salaires les plus élevés dans les entreprises ont vu leur part dans la valeur ajoutée passer de 5 à 6,5 %. La grande question posée, c’est  : comment on se bat pour dire qu’il n’y aura pas de croissance économique si on ne distribue pas des salaires, des revenus sociaux, et si on n’investit pas pour relever le grand défi de la transition écologique.

Christophe Ramaux L’un des grands projets actuels du gouvernement est de casser les rentes de situation, des notaires, des pharmaciens, etc. II y a une rente dont il ne parle pas, c’est la rente financière. Depuis trente ans, on a un nouveau régime, le capitalisme financiarisé, qui se traduit par des exigences de rémunération de la part des revenus financiers qui ont grimpé. Ce régime est un régime dépressionnaire. Au lieu d’en tirer les conclusions, on va plus loin avec la politique d’austérité, les «  réformes structurelles  », qui visent à attaquer les structures du marché du travail alors que ce sont elles qui empêchent qu’on soit totalement en dépression  : heureusement qu’on a le salaire minimum, les droits sociaux, les dépenses sociales  !Partant, de ce constat du pouvoir de la finance sur l’économie, une question se pose  : est-il nécessaire, pour reconstruire une perspective d’émancipation, de distinguer entre entreprise et finance  ? L’histoire des trente dernières années montre que la distinction a du sens. Aujourd’hui, pour reconstruire une alternative, il faut opposer un autre modèle d’entreprise que celui vanté par les libéraux. Il est tout à fait possible de se dire que l’entreprise ne doit pas être réduite à un objet de propriété au service des propriétaires de capitaux  : sa vocation première, c’est de produire des richesses, et pour les produire, elle a besoin de plusieurs parties prenantes, de salariés, de dirigeants, de fournisseurs, éventuellement d’actionnaires. Il y a du conflit, de la lutte des classes dans l’entreprise, mais il y a aussi un intérêt général qui doit être pris en compte. En Allemagne, dans les grandes entreprises, il n’y a pas de conseil d’administration, mais un conseil de surveillance où les salariés ont la moitié des voix. Ça ne résout pas tous les problèmes  : en matière de basculement dans le capitalisme financier, l’Allemagne a fait pire que la France. Donc, je pense qu’il faut articuler le niveau micro, celui de l’entreprise, où se déroule la lutte des classes, avec le niveau macro, de l’État, où est en jeu l’intérêt général de la société. De ce point de vue, la grande révolution du XXe siècle, c’est l’État social, le fait qu’on a soustrait des pans entiers de l’activité au capital. L’État social, c’est la protection sociale, les services publics, des politiques économiques, des sphères entières d’activité. Pour reconstruire avec une perspective socialiste, il faut réhabiliter l’État social, souligner qu’il est indispensable, y compris pour les entreprises privées qui ont besoin de la dépense publique.

Pierre Ivorra Il faut ancrer la question du coût du capital dans des transformations profondes de société qui ont lieu, en France et dans le monde, signes d’une crise de la civilisation portée par le libéralisme. Nous sommes à une étape de l’humanité où se pose la question  : quelle civilisation voulons-nous  ? Nous pouvons comprendre la montée des marchés financiers par les déréglementations engagées dans les années 1980. Mais plus profondément, il y a deux facteurs qui jouent  : à la fois la crise du capitalisme, aux États-Unis notamment, avec la crise du dollar, et la révolution informationnelle. Celle-ci, couplée aux critères de rentabilité financière, a des effets terribles, notamment un développement du chômage de manière inédite. Cette déréglementation financière est à l’origine de cette progression des prélèvements financiers, de ce forcing pour la baisse du coût du travail et la baisse des dépenses publiques. Il y a dix ans, les dividendes représentaient en France l’équivalent de dix jours de travail des salariés  ; en 2012, c’est quarante-cinq jours de travail. Les entreprises versent davantage de dividendes que de cotisations sociales. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’il faut mettre le capital à l’amende  : le coût du capital doit diminuer pour augmenter les dépenses pour les hommes, notamment les dépenses publiques, sinon on ne sortira pas de la crise. La dépense publique n’est pas le problème, mais probablement une partie de la solution. Cela appelle des transformations dans l’entreprise, car nous ne pouvons pas séparer la question de la finance de celle de l’entreprise. Il faut donc de nouveaux pouvoirs des salariés, et ça appelle également des transformations au sein de toute la société. La création monétaire, liée aux dépôts des salariés, est accaparée par une caste qui a un pouvoir extraordinaire  : les banquiers et la BCE en Europe. Une question clé est  : quel pouvoir a-t-on sur l’argent, sur le capital dans sa dimension financière  ? C’est également une question d’efficacité. Parce que les exigences de rentabilité financière créent des gâchis énormes dans les banques ou dans les sociétés non financières. Les pertes de Jérôme Kerviel à la Société générale ne sont qu’un exemple.

Faut-il mettre en place une cotisation du capital afin de financer l’investissement public  ?

Christophe Ramaux La bataille de la CGT sur le surcoût du capital est vraiment quelque chose de très important. Il y a une première bataille démocratique élémentaire à mener pour que les citoyens puissent connaître les revenus du capital. Il faut évaluer le surcoût du capital, c’est-à-dire la partie illégitime du coût. S’il y a des actionnaires privés, il est normal qu’ils soient payés, mais à un niveau acceptable. La question qui se pose, c’est de savoir quelle part nous donnons aux uns et aux autres. Je pense qu’il faut réfléchir sur notre conception du socialisme. Donner du pouvoir aux travailleurs ne réglera pas tout. Il y a besoin de dirigeants de l’entreprise. Mais il faut qu’ils soient ramenés du côté du salariat, au service de l’entreprise, et non des actionnaires. Cela nécessite l’intervention publique pour poser de nouveaux cadres et de nouvelles règles, fiscales, réglementaires, pour domestiquer les actionnaires.

Henri Sterdyniak Il y a toute une activité parasitaire au sein du capitalisme financier. La vision dominante est que l’entreprise, c’est avant tout les actionnaires et les dirigeants, qui au fur et à mesure doivent aussi diriger l’État. Il y a toute une offensive dans le but de diminuer les dépenses publiques et d’augmenter la rentabilité financière. Il faut repenser les entreprises, revenir au modèle du capitalisme productif, c’est aussi indispensable pour prendre le tournant écologique. L’objectif ne doit pas être de maximiser le profit des entreprises, mais le besoin humain.

Pierre Ivorra Quand nous parlons de pouvoir des salariés, qu’est-ce que nous voulons signifier  ? Je ne dis pas qu’il faut couper la tête au patron. Il y a une construction alternative à élaborer, conflictuelle. Il ne s’agit pas de supprimer les dirigeants d’entreprise, mais leur monopole sur la gestion. Pour finir, quand nous parlons d’entreprise, nous entendons «  entreprises industrielles  ». Mais la question du pouvoir se pose également dans les banques. Quels droits ont les salariés, les populations, les élus sur l’utilisation de l’argent, sur la gestion de la BCE  ? Il y a une coupure entre la BCE et le politique qui est anormale.

Kevin Boucaud 
et Yves Housson, L’Humanité


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