1 octobre 1949 : Proclamation de la République Populaire de Chine Les révolutions chinoises, 1911-1949 ( par Pierre Rousset)

jeudi 15 décembre 2005.
 

Au début du 20ème siècle, l’impotence de la dynastie mandchoue s’affirme alors que l’étau colonial se resserre. D’où l’acuité de la crise chinoise qui met en cause l’unité d’un pays-continent, la cohésion propre d’une civilisation. Pour l’essentiel, la colonisation européenne de l’Asie n’a commencé que longtemps après celle de l’Amérique latine, progressant d’Ouest en Est. Il y a bien eu la création précoce de Hongkong puis, au XIXe siècle, les « traités inégaux » imposés à Pékin et les guerres de l’opium - la Grande-Bretagne forçant l’ouverture du marché intérieur chinois à la drogue produite dans ses possessions indiennes : l’ordre colonial (en Indochine aussi...) s’accompagne alors de l’implantation des débits d’alcool et d’opium .

La Chine passera-t-elle sous domination directe, au XXe siècle ?

Un siècle qui voit l’entrée en lice de nouveaux acteurs. Les Etats-Unis ont pris pied en Asie orientale, achetant à l’Espagne, en 1898, sa colonie des Philippines - dont Madrid avait en fait perdu le contrôle à la suite d’une révolution populaire. En pleine mutation, le Japon de l’ère Meiji affirme ses ambitions. Dans la Chine côtière, les rizeries mécaniques et l’industrie du coton prennent leur envol ; cette vague d’industrialisation conforte une bourgeoisie chinoise traditionnellement commerçante, donne naissance à une première génération prolétaire et bouleverse les rapports entre villes et campagnes autour des centres portuaires (d’où, aussi, étudiants et intellectuels entrent en contact avec le monde extérieur).

Le champ des possibles s’élargit encore avec la Première Guerre mondiale et Octobre 17, qui modifient la perception des enjeux. L’ordre impérialiste est lui aussi en crise ; en l’emportant dans un pays « arriéré », les bolcheviques donnent au marxisme une portée plus universelle ; la révolution devient concevable en Chine même.

Mais quelle révolution ?

Le précédent russe ne saurait répondre à cette interrogation. La Russie est européenne avant tout, ses militants familiers du mouvement ouvrier occidental, son cœur urbain moderne - même s’il ne faut ignorer dans le dynamisme russe l’importance ni de la révolte anti-autocratique ni des contradictions propres à l’univers villageois.

L’Empire du milieu, c’est un océan paysan plus immense encore ; et il faut, cette fois, franchir le fossé de civilisation.

Pour nombre de marxistes, qu’Octobre l’ait emporté à Saint Pétersbourg avant Berlin était déjà une surprise de taille. Avec la Chine, les révolutionnaires plongent véritablement dans l’inconnu.

1911-1912 : IMPULSION ET ENLISEMENT. La figure de Sun Yatsen le réformateur (photo 5) incarne la première des révolutions contemporaines chinoises - celle qui débute avec le soulèvement de Wuchang d’octobre 1911 et se conclut le 1er janvier 1912 par la proclamation de la république. Au Japon, en 1905, il avait fondé la Ligue jurée, dotant d’un horizon politique ces milliers d’étudiants radicaux alors influencés par un cocktail d’idées nationalistes et libérales, socialistes et anarchistes, d’origines américaines, européennes ou nippones.

Une brèche est ouverte. Le système dynastique brisé, la fracture historique est consommée, l’idéal démocratique légitimé. Mais, très vite, Yuan Shikai prend la relève, donnant au nouveau régime les traits d’une dictature personnelle ; à sa mort, en 1916, malgré une restauration parlementaire formelle, la Chine est entrée dans l’ère des Seigneurs de la guerre.

Le pays est morcelé en pouvoirs militaires rivaux : une aubaine pour les puissances impérialistes, libres de nouer des alliances inégales avec des potentats locaux.

L’enlisement de la révolution de 1911 aurait pu être fatal à l’indépendance chinoise. Elle place cependant, avec la menace coloniale, les élites chinoises - en particulier celle issue du milieu des lettrés - devant leurs responsabilités. La guerre de 14-18 accorde au pays un répit inespéré, les puissances étant mobilisées sur d’autres fronts ; puis la révolution russe de 1917 ouvre une alternative inédite : la modernisation anti-autocratique peut prendre deux visages, celui du capitalisme ou celui du socialisme.

Si le premier a pour corollaire la domination impérialiste, le second peut-il se conjuguer à l’indépendance nationale ?

1919-1923 : FERMENT ET RENOUVEAU. Dommage qu’un ferment intellectuel ne puisse être aussi aisément immortalisé par le photographe qu’une guerre. Comment rendre visuellement justice au Mouvement du 4 mai 1919 ?

Il a, pour prélude, les discussions passionnées provoquées chez les étudiants chinois d’outre-mer par la victoire nippone de 1905 en extrême-Sibérie, dans la guerre russo-japonaise ; cette étincelle même qui a allumé un premier incendie révolutionnaire en Russie. L’Orient peut donc vaincre l’Occident ! A la condition, du moins, d’assimiler ses techniques, de modifier son régime politique. Dans quelle mesure cette modernisation implique-t-elle aussi une occidentalisation ? L’interrogation est au cœur des débats d’avant 1911. Elle rebondit en 1919. A la conférence de Versailles en effet, les Puissances rejettent les exigences de la délégation chinoise : les privilèges allemands au Shandong sont transférés au Japon au lieu d’être restitués à la Chine.

Comment répondre à l’humiliation ?

Le Mouvement du 4 mai sert de creuset au débat d’idées. L’Octobre russe ne prouve-t-il pas que le salut national passe par la révolution sociale ? Une nouvelle intelligentsia protestataire se forge et tourne, pour une part, ses regards vers les bolcheviques.

Le marxisme chinois prend forme autour de deux fortes personnalités, Chen Duxiu et Li Dazhao. Le premier, plus universaliste, puise dans la pensée occidentale de quoi donner corps à une révolte libératrice contre l’ordre confucéen. Le second, plus nationaliste, recherche dans l’authenticité culturelle du pays les ressorts d’une nécessaire résistance anti-impérialiste. Faut-il voir dans le couple Chen-Li deux options irréductiblement opposées ou, plutôt, l’expression d’une tension inhérente à tout communisme révolutionnaire en Chine ? L’introduction de références marxistes aide l’intelligentsia chinoise à définir une alternative à l’ordre traditionnel et à comprendre le monde contemporain, façonné qu’il est par le capitalisme. Pour autant, le marxisme ne saurait rompre sa marginalité, quitter les seuls cercles intellectuels modernisateurs, s’enraciner dans l’univers chinois et devenir réalité politique sans se « siniser », sans retrouver racines dans la civilisation de son pays d’accueil : une dialectique dans le Dao, une sociologie des pouvoirs dans le confucianisme, une conception dynamique du militaire dans Sun Tzu, par exemple.

Il y a alors tout à la fois occidentalisation de la pensée chinoise et désoccidentalisation du marxisme.

Les évolutions se précipitent dans le sud du pays. Le Parti communiste chinois est constitué en 1921 avec Chen Duxiu pour secrétaire général ; ses débuts sont modestes, il a 57 membres fondateurs. Sun Yatsen redevient président d’une république dont l’autorité reste régionale ; sans épouser la cause communiste, il demande aux Soviets de l’aider à réorganiser son propre parti, le Guomindang, et son armée. Le mariage diplomatique est avant tout de raison. Même si la conférence de Washington (achevée en février 1922) rétrocède à la Chine les droits sur le Shandong, les républicains chinois restent isolés dans l’arène internationale. Après la défaite des révolutions allemandes à l’Ouest, Moscou espère rompre à l’Est l’encerclement impérialiste et se protéger du Japon qui a déjà guerroyé contre l’Armée rouge en Sibérie.

Les envoyés du Comintern aident ainsi conjointement le tout jeune PCC et le Guomindang nationaliste à se développer.

1925-1927 : DEVOILEMENTS ET DECHIREMENTS. L’an 1925 s’ouvre à nouveau avec pour référence le républicain Sun Yatsen ; mais le martial portrait du général Tchiang Kai-chek (photos 6 & 7) personnifie mieux, côté Guomindang, ces années convulsives d’espoirs fous et de terreur abjecte, de révolution et de contre-révolution qui dynamisent puis déchirent le camp progressiste : après avoir dirigé avec le communiste Zhou Enlai et les instructeurs soviétiques l’Académie militaire de Wamphoa, Tchiang ordonne à son armée d’exterminer les militants révolutionnaires - et s’impose définitivement à la tête du parti nationaliste.

Où va la Chine ?

La première révolution chinoise avait fermé un chapitre passé. La seconde, en s’affirmant d’emblée sociale autant que nationale, pose avec acuité la question d’avenir. Porté par l’industrialisation de la périphérie chinoise, le mouvement ouvrier et syndical prend son envol. Violemment réprimé par les Seigneurs de la guerre en Mandchourie, dans le Centre et la vallée du Yangzi, il voit ses droits reconnus au Sud, dans la zone républicaine de Canton. Les Unions paysannes prennent aussi corps et, en quelques années, le PCC acquiert un véritable caractère de masse. La famine frappe des régions entières au point de rendre insupportable l’exploitation quotidienne (photos 8 & 9). Bien que sujets à caution, quelques chiffres donnent la mesure du soulèvement social. En mai 1925, les syndicats annoncent 540.000 adhérents et 2.800.000 en avril 1927. Le mouvement paysan déclare en avril 1926 un million de membres, pour les deux tiers dans le Guangdong (province de Canton) et, un an plus tard, le PCC aurait influencé quelque 10 millions de paysans. Comités de grève, milices ouvrières et paysannes... : le pouvoir de ces organisations est grand en Chine du Sud.

1925 inaugure aussi une nouvelle phase du combat national. De Hongkong la coloniale aux Concessions internationales dont les gratte-ciel dominent Shanghaï (photo 10), la tension est vive avec les puissances impérialistes (photos 11 à 15), mais la ligne de front oppose avant tout les forces nationalistes du Sud aux armées des Seigneurs de la guerre. L’Expédition du Nord, vaste offensive militaire engagée sous le drapeau du Guomindang en juillet 1926, vise à réunifier politiquement la Chine. Grâce à de nombreux soulèvements populaires, la progression des nationalistes est rapide (photo 16). Au point qu’en mars 1927, les syndicats insurgés prennent le contrôle de Shanghaï (photo 17), la grande métropole côtière, et ouvrent ses portes à Tchiang Kai-chek.

Tout bascule.

La droite du Guomindang se retourne contre l’allié communiste. Le 12 avril, c’est le massacre. Les militants ouvriers sont abattus par l’armée nationaliste qui reçoit, en cette besogne, l’appui actif des gangs. Le 11 juin, la gauche du Guomindang, établie à Wuhan, renchérit. La répression anticommuniste devient générale, des dizaines de milliers de membres du PCC sont tués, dont de nombreux dirigeants comme Li Dazhao au Nord.

La défaite de la deuxième révolution chinoise est consommée en décembre avec l’écrasement de la Commune de Canton, soulèvement du désespoir.

Que se serait-il passé si Sun Yatsen n’était pas mort en mars 1925 ? Une alliance plus durable entre le PCC et une aile du Guomindang aurait-elle pu voir le jour ? Soong Ching-lin, la veuve de Sun, est ainsi restée fidèle à cet engagement. Mais bourgeois et propriétaires fonciers du Sud veulent mettre un terme au soulèvement social et assurer leur contrôle sur l’appareil politico-militaire nationaliste.

L’unanimisme républicain des premiers temps (1925-début 1926) ne peut résister à cette polarisation sociale qui s’affirme au sein même du mouvement national.

Qui dirige, au bénéfice de qui, le combat pour la réunification politique de la Chine ?

Sanglante, la leçon de chose marque comme au fer rouge le mouvement communiste chinois : l’enjeu national n’échappe pas à la lutte des classes.

Quant aux rapports de confiance noués entre le PCC et son « grand frère » soviétique, ils ne sont plus de mise. La rupture Guomindang-PC était clairement annoncée, dès 1926 et par Tchiang Kai-chek lui-même. Elle avait été prévue, notamment en Chine par Chen Duxiu ou en URSS par l’Opposition de gauche. Pourtant, aveuglé par ses intérêts diplomatiques immédiats, Moscou a pratiquement interdit aux militants de se préparer à l’affrontement. A l’arrière plan d’une politique chinoise aux conséquences désastreuses, la fraction stalinienne impose son contrôle et sa vision bureaucratique du monde sur le Comintern.

Le PCC est le premier parti à payer un si lourd tribut à la stalinisation de l’IC. Il n’est pas le dernier.

1930-1935 : UNE VICTOIRE DANS LA DEFAITE. A l’heure si difficile de la déroute, la personnalité de Mao Zedong s’impose : cadre intermédiaire avant l’écrasement de Shanghaï, puis régulièrement placé en minorité par les dirigeants survivants, son ascendant s’affirme durant la légendaire Longue Marche et se voit reconnu lors de la conférence de Zunyi, en janvier 1935 (photo 18 & 19). Si sa ténacité finit ainsi par payer, c’est d’abord qu’il sait répondre à la situation issue des conflits de 1925-1926.

Les luttes sociales ont été brisées, les militants massacrés. Réconcilié avec les puissances occidentales, Tchiang Kai-chek poursuit à mort les « bandits rouges ». Mais le PCC contrôle encore des forces notables, pour l’essentiel repliées dans la République soviétique du Jiangxi. Dans les soulèvements et la défaite, une armée rouge est née qui compte encore 300.000 soldats au début des années trente !

Comment préserver l’avenir, éviter l’écrasement définitif dans une guerre civile sans merci, par trop inégale ?

Mao pense les conditions géopolitiques du repli défensif dans ce pays-continent ; il perçoit le combat révolutionnaire dans sa longue durée. La vision est audacieuse. Quitter les zones d’implantation communistes traditionnelles pour plonger dans la Chine profonde, ce monde rural de l’intérieur largement inexploré. Se regrouper dans les confins du Nord, mais en animant un réseau clandestin sur l’ensemble du territoire. S’enraciner dans le conflit de classes, tout en appelant à l’unité nationale en défense de la nation menacée : en 1931-1932 déjà, le Japon occupe la Mandchourie, attaque Shanghaï. Assurer aussi l’indépendance de décision du parti chinois, sans pour autant rompre avec le mentor soviétique. A Moscou en effet, la bureaucratie stalinienne sélectionne des hommes liges à la tête des partis nationaux. Pour la Chine, il se nomme Wang Ming ; mais au prix d’une lutte de fraction sans fin au sein du PCC, la direction maoïste neutralise efficacement l’élu de Staline.

Les soldats rouges de la Première armée de front quittent le sud de la Chine en octobre 1934 et se fraient un chemin sur 10.000 kilomètres, brisant une succession d’encerclements. Partis 86.000, ils ne sont plus que 4.000 un an plus tard dans le Nord-Shaanxi ; mais d’autres corps militaires rallient Yan’an, la nouvelle capitale du PCC, et l’Armée rouge compte à nouveau, en 1937, quelque 30.000 hommes.

Par-delà les défaites, 15 ans après la fondation du parti communiste, une génération de cadres, tel He Long (photo 20), est née : trempée par l’épreuve, forte d’une expérience variée, elle mènera la révolution jusqu’à la victoire. La mutation maoïste du PCC s’opère au feu de cette immense retraite qu’est la Longue Marche. Au fil des affrontements militaires, des batailles politiques et des combats de fractions, Mao Zedong (ce n’est pas la moindre de ses qualités) réunit autour de lui une véritable équipe de direction, constituée non pas d’hommes de paille mais de fortes personnalités (photos 18 et 21 à 24) : les Zhou Enlai, Zhu De, Lin Biao, Deng Xiaoping, Peng Dehuai...

1937-1945 : GUERRE ET POLITIQUE. Amorce asiatique de la Seconde Guerre mondiale, le conflit sino-japonais prend toute son envergure en 1937. Face à l’avance des armées d’occupation, défense nationale et mobilisation sociale se retrouvent intimement imbriquées. Plus que jamais, dans cet immense pays, des lignes de front aux lointains arrières, les millions d’anonymes, paysans et soldats avant tout, font quotidiennement l’histoire (photo 25). L’histoire chinoise, mais aussi l’histoire mondiale.

Entre guerres et révolutions, l’Orient s’avère bien, cette fois-ci, un théâtre majeur des conflits internationaux.

Pour la première fois, la Chine est véritablement en passe de devenir une colonie directe. Les Japonais progressent, le pays vit les horreurs d’une très dure occupation (photos 26 à 30). Urgence patriotique oblige, le Guomindang et le PCC allient leurs forces pour faire face aux offensives nippones. Mais, perlée, la guerre civile ne s’en poursuit pas moins au sein de la guerre de défense nationale. Derrière le paravent du front uni anti-japonais, partis, commandements et armées préservent leur indépendance.

Deux stratégies s’affirment, incarnant tout à la fois deux conceptions militaires, deux ambitions politiques, deux enracinements sociaux.

Les armées de Tchiang Kai-chek se replient progressivement vers le Sud-Ouest et le PCC en profite pour dénoncer l’incurie, l’abandon national du Guomindang. La politique du Généralissime n’en a pas moins sa raison d’être. Il sait qu’un jour la guerre civile éclatera à nouveau sans contrainte ; il utilise l’espace chinois pour manœuvrer en une lente retraite et préserver ainsi, dans une perspective de classe, sa capacité militaire. Il anticipe aussi l’entrée en lice des Etats-Unis et escompte la défaite de Tokyo sur le théâtre d’opération Asie-Pacifique, pendant de la défaite allemande en Europe.

Dans cette attente, il gagne du temps.

Le temps et l’espace.

La direction maoïste en fait elle aussi bon usage. Au lieu de se replier vers le Sud-Ouest, elle infiltre son armée dans les arrières japonais au Nord-Est, quitte à dégarnir une nouvelle fois ses traditionnelles bases d’appui. Comme en 1934, le mouvement est risqué, la vision audacieuse - et payante. Le PCC développe les actions de guérilla par delà la ligne de front ; il cherche activement le contact avec les forces nippones et son prestige national croît d’autant. S’étant placé hors d’atteinte des troupes du Guomindang, il a les coudées franches pour affirmer son autorité dans une partie de la Chine bien moins excentrée que Yan’an : en 1945, il administre ainsi des zones libérées fortes de cent millions d’habitants. Il appelle, enfin, à la réforme agraire, donnant un contenu social à la libération nationale.

Le paysan devient l’acteur pivot de la révolution et de la contre-révolution (photo 31). Au lieu de dresser, comme bien souvent, les villages les uns contre les autres, les conflits opposent dorénavant, au sein du monde rural, démunis et riches, non-possédants et notables. Les victimes du plus extrême dénuement exigent le règlement des comptes historiques. Réunis en « meetings d’amertume », les pauvres prennent conscience de leur condition commune ; ils renversent l’ordonnance ancestrale des pouvoirs.

Une forme de modernisation que la gentry et la bourgeoisie chinoises goûtent peu. Poursuivant ainsi une vigoureuse « guerre du peuple », la direction maoïste prépare elle aussi la prochaine confrontation de classe avec Tchiang Kai-chek.

1945-1949 : LE SOLDE DES COMPTES. Saigné à mort par la résistance populaire en Chine, refoulé en Asie-Pacifique par les Alliés, le Japon impérial subit dans sa chair le double holocauste nucléaire de Hiroshima et Nagasaki, avant de pouvoir capituler. En Chine, la fin du conflit mondial laisse face à face deux armées, la Blanche du Guomindang et la Rouge, reconstituée depuis Yan’an, politiquement motivée (photo 32 & 33).

Les chiffres sont de dimension chinoise ! Tchiang Kai-chek aligne quatre millions d’hommes sous les drapeaux, fort bien équipés. Mais le PCC revient de loin : dix ans après la débâcle, ses forces armées comptent déjà un million de recrues.

Les deux camps savent la guerre inévitable (photo 34) mais, dans un pays épuisé par le conflit sino-japonais, doivent d’abord engager des pourparlers de paix.

Le régime militaire de Tchiang Kai-chek a plus d’un atout dans sa manche. L’avantage du nombre, du matériel, de la logistique américaine. Le contrôle exclusif de l’espace aérien. La reconnaissance diplomatique. La présence active des Etats-Unis qui supervisent les négociations Guomindang-PCC (photo 35) et assurent par air et par mer le transport de ses armées dans le Nord-Est, afin que les villes libérées des Japonais ne passent pas sous contrôle communiste.

Certes, après une fort tardive déclaration de guerre contre l’Empire du Soleil levant, des troupes soviétiques pénètrent en Mandchourie ; mais c’est pour conforter le statut de l’URSS, pas pour aider le PCC à prendre le pouvoir. Lors des conférences de Potsdam et Yalta, les Grands ont défini leurs zones d’influence réciproques. Pour Moscou, qui n’a pas demandé leur avis aux « partis frères » concernés, l’Indochine et la Chine appartiennent au camp « occidental ». Staline ne souhaite ni ne croit à la victoire d’une révolution en Asie.

C’était sans compter sur l’indépendance de décision des directions communistes vietnamiennes et chinoises.

Et oublier combien la crise révolutionnaire bouscule les scénarios, infléchit la logique même des rapports de forces.

Dans une guerre classique, le Guomindang partait gagnant ; mais il s’agissait d’une révolution. Crise économique, népotisme autocratique et corruption minent le régime de Tchiang Kai-chek, épuisent son autorité jusque dans les grands centres urbains - où, pourtant, l’implantation communiste reste faible -, jusqu’auprès des classes moyennes, de la petite et moyenne bourgeoisie, prises de panique face à une inflation galopante (photo 36). Les mobilisations étudiantes reprennent, toujours plus anti-impérialistes : en 1947-1948, une alliance internationale se dessine en effet entre le Guomindang, les Etats-Unis et... le Japon ! A nouveau, le PCC incarne le salut national tout autant que la revendication sociale.

Longtemps atones, les ouvriers (ils sont deux ou trois millions, peu politisés) entrent en grève, obtenant l’échelle mobile des salaires. Dans les campagnes, traînée de poudre, le soulèvement pour la réforme agraire s’étend du Nord au Sud.

Une fois les hostilités déclarées, le PCC l’emporte donc en trois ans seulement : 1946-1949. La défaite du Guomindang s’avère politique et sociale plus encore que militaire. L’Armée rouge progresse portée par des levées rurales insurrectionnelles, accueillie avec espoir dans les centres urbains (photo 37).

De Canton au Jiangxi, de Yan’an au Nord-Est, la direction communiste achève un long périple.

Le 10 octobre 1949, la République populaire de Chine est proclamée à Pékin. Défait, le Généralissime Tchiang Kai-chek se replie avec armes et bagages sur l’île de Taïwan. Longtemps, aux yeux des Nations unies, son gouvernement seul représentera la Chine.

1950 : REGARDS SUR UNE REVOLUTION. Au lendemain de la victoire, deux premières lois fondamentales sont adoptées par le nouveau régime. Sur la réforme agraire et sur le mariage. La mobilisation des femmes - et singulièrement des femmes rurales - a en effet plusieurs décennies durant profondément marqué le combat révolutionnaire (photo 38). Pour l’égalité, le droit à l’éducation, contre la violence domestique, le droit de cuissage et l’ordre patriarcal confucéen. L’un des ces nombreux domaines où l’aspiration révolutionnaire conduit à une modernisation radicale. Au fil des ans, les conceptions maoïstes ont oscillé - très libérales dans le Jiangxi, plus conservatrices à Yan’an. Mais des cellules de femmes ont été crées dans les villages. Les paysannes ont tenu leurs propres « meetings d’amertumes » où les maris brutaux ont été mis en accusation ; armées de gourdins, elles ont même parfois sérieusement rossé un époux qui ne voulait pas comprendre que les temps changeaient. Engagées sur tous les fronts de lutte, les Chinoises ont bien mérité leur loi sur le mariage...

Une révolution donc, véritable, qui donne naissance à la première république populaire du tiers monde (elle s’avouera bientôt socialiste). Mais où paysans et femmes ont joué, après les massacres de 1927 du moins, un rôle plus central que la classe ouvrière.

Un parti maoïste qui déjoue bien des pronostics. Reconstitué du sein de l’Armée rouge, immergé dans les campagnes et largement coupé des villes, ne devait-il pas nécessairement devenir un simple mouvement paysan de guérilla, menacé de sombrer dans le banditisme et incapable de toute vision politique nationale, de tout dynamisme historique ?

Le parti a pourtant continué de se subordonner l’armée - de commander au fusil, pour reprendre la formule de Mao. Il a su définir avec finesse ses orientations en fonction de données nationales comme internationales. Jusque dans sa conception de la réforme agraire, il a affirmé une perception à long terme dépassant d’emblée l’horizon fermé du village. Dès que l’occasion s’en est présentée, il s’est recentré sur les grandes métropoles urbaines. Il a impulsé le développement de syndicats (maintenus, il est vrai, sous son contrôle) et assuré à une importante partie de la classe ouvrière - les travailleurs permanents des entreprises d’Etat - un statut envié, garantissant emploi à vie et revenu.

Au travers des aléas historiques, le PCC est resté le parti de la révolution - de la révolution chinoise s’entend. Mais il est aussi devenu celui d’une nouvelle bureaucratie d’Etat, émergeant dans ces immenses zones libérées administrées avant 1945, puis imposant progressivement sa loi à la jeune république populaire. Ce conflit intime entre dynamisme révolutionnaire et conservatisme bureaucratique constitue l’une des principales « contradictions internes » du maoïsme au pouvoir, du parti-Etat. Il éclaire bien des aspects de ces crises qui vont secouer le régime : répression des Cent fleurs et échec du Grand Bond en avant, éclatement de la direction collective constituée autour de Mao et tourments de la Révolution culturelle.

Mao Zedong était sans conteste le premier des dirigeants du PCC, mais ce parti n’en était pas moins animé par une équipe collective, ossaturé par un réseau de cadres capables d’une grande autonomie d’action. Symptôme d’un cancer qui ronge le régime, le culte de sa personnalité, originellement censé faire contrepoids à celui de Staline, s’épanouit jusqu’au délire des années soixante (photo 39).

Le marxisme ne pouvait pénétrer la Chine sans se transformer, se « siniser », on l’a déjà noté. Mais le communisme chinois, comme dans tout autre pays, n’en était pas moins pluriel. Avant les défaites de 1927, le PC s’ouvrait à des courants libertaires et son régime interne se voulait démocratique, sous l’impulsion de Chen Duxiu. Après l’écrasement de la Seconde Révolution, ce dernier s’est longtemps senti politiquement proche de Léon Trotsky et une Opposition de gauche est née en Chine. En ces temps de confrontations militaires, subissant une triple répression (venant du Guomindang, des Seigneurs de la guerre et aussi du PCC), affaibli par ses divisions internes et sa difficulté à définir une orientation adaptée à la situation, le trotskisme chinois n’a jamais pu, n’a jamais su prendre son envol. Mais il n’en a pas moins incarné cette diversité inhérente à la référence marxiste, fût-ce en terre asiatique.

Le PCC lui-même n’a jamais été aussi monolithique que le veut la légende ; il est toujours resté le théâtre d’importantes luttes de fractions. L’épanouissement des Cent Fleurs, dans les années cinquante, a de même exprimé une spectaculaire vitalité pluraliste - à tel point que Mao dut brutalement mettre un terme à une ouverture libérale qu’il avait pourtant initiée.

La fascinante figure de Mao Zedong ne personnifie pas le marxisme chinois « en général », mais celui né dans une conjoncture historique concrète, issue de la décennie 1925-1935. Il incarne encore moins le communisme du tiers monde, de l’Afrique à l’Amérique latine. Aucun modèle ne peut décidément contenir la diversité des expériences, des lignées révolutionnaires.

La portée internationale de la révolution maoïste n’en reste pas moins très grande. Par les questions et les éléments de réponses qu’elle présente sur le cours possible des luttes de libération nationale ou les voies de développement d’une société de transition au Sud. Par le bouleversement des rapports de forces géopolitiques qu’elle a induit. Dès les années trente, l’Asie orientale est entrée de plain-pied dans l’arène politique mondiale : côté bloc impérialiste, le Japon impérial affirmant ses ambitions face à l’Occident ; côté bloc soviétique, le PCC imposant son indépendance politique face à Moscou.

Depuis 1949, l’importance cruciale de cette région ne s’est jamais démentie.

ROUSSET Pierre


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