Les races humaines n’existent pas

jeudi 12 septembre 2019.
 

A) «  Nous avons tous le même squelette  » (Romain Pigeaud, chercheur universitaire)

«  La France, un pays de race blanche  », ­l’expression a-t-elle un sens  ?

Romain Pigeaud Non, aucun. La notion de race n’a aucun fondement scientifique, s’agissant des humains. Nous avons tous le même squelette, les mêmes données biologiques. Les variations qui existent sont dues à la position des populations selon les latitudes, les climats et la culture. C’est tout. Le concept de race a bien existé au XIXe siècle, mais il a été complètement balayé à partir du milieu du XXe, notamment à la suite des travaux de Claude Lévi-Strauss et de son texte magnifique intitulé Race et histoire, publié en 1952. Les recherches menées jusqu’alors pour tenter de démontrer l’existence de races différentes, à partir de la mesure des crânes par exemple, se sont complètement fourvoyées. Les progrès de l’ethnologie, de l’archéologie, de la génétique ont totalement contredit cette thèse racialiste en établissant que nous étions tous le produit de mélanges, de métissages. Dans ce cadre, définir ce qu’est un Blanc ou un Noir n’a pas de sens. Pas plus que de dire, comme l’avait fait Claude Guéant en 2012, que la civilisation occidentale était «  supérieure  » aux autres. Ce que sous-entend, au fond, Nadine Morano.

D’où viennent alors ces différences de couleur de peau  ?

Romain Pigeaud C’est une question de climat. L’homme anatomiquement moderne est apparu en Afrique du Nord, il y a environ 200 000 ans. Il était adapté à un climat chaud et avait vraisemblablement la peau noire. Une étude récente, publiée dans la revue Science et basée sur des analyses génétiques, a montré que la dépigmentation de la peau serait apparue en Europe, il y a moins de 8 000 ans. Ainsi, on peut penser que les auteurs des dessins de la grotte Chauvet ou des peintures de Lascaux avaient la peau noire. C’est bien après que les peaux se sont éclaircies, pour permettre une meilleure absorption des rayons du soleil et mieux synthétiser la vitamine D.

Parler de la France comme d’un pays de race blanche est donc absurde…

Romain Pigeaud Oui. La France est un «  finistère  », un cul-de-sac dans lequel se sont pressés des groupes humains venus d’ailleurs. Elle est le produit d’un métissage. Pour une grande majorité, nous sommes les descendants d’agropasteurs venus du Proche-Orient entre 7 000 et 6 000 ans avant notre ère, et qui se sont mélangés à des chasseurs-cueilleurs venus d’Afrique, eux, 40 000 ans avant notre ère. À la limite, on peut dire que le premier «  Français  », c’est Néandertal, qui était blanc car apparu à l’ère glaciaire. Mais les autres, ce sont des immigrés. Ce qui fait de nous tous des enfants d’immigrés.

Nadine Morano convoque le général de Gaulle pour appuyer ses dires…

Romain Pigeaud Le général de Gaulle, bien que très cultivé, était tributaire de son temps. Ses propos repris par Nadine Morano reflètent l’opinion générale de son époque. On pensait alors que l’art rupestre d’Afrique du Sud ou les grands monuments retrouvés au Zimbabwe étaient forcément le produit de populations blanches. C’était de l’ethnocentrisme. Depuis, les connaissance scientifiques ont évolué. On ne peut pas justifier en 2015 ce qu’a dit Nadine Morano en citant les propos d’un homme qui datent d’un demi-siècle.

Comment expliquez-vous la persistance de telles idées  ?

Romain Pigeaud Le phénomène n’est pas neuf. Les Gallo-Romains à la fin de l’Antiquité ont vu arriver les populations germaniques, les Francs, les Alains, les Wisigoths… Eux aussi craignaient de perdre leur identité. Et pourtant, eux-mêmes étaient le produit de mélanges entre Germains, Gaulois et Romains. Cette idée de fin de cycle est un mythe. L’archéologie nous enseigne qu’il n’y a pas de fin, mais des mélanges qui produisent de nouvelles populations et de nouvelles cultures. Il faut faire plus de pédagogie sur ces sujets. D’où l’intérêt d’aller voir le fac-similé de la grotte Chauvet et ses dessins somptueux qui datent de 36 000 ans. Je ne saurais trop conseiller à Nadine Morano d’y faire un tour…

À quand la suppression du mot « race » de la loi  ? Les députés Front de gauche et 
des sénateurs du groupe Communiste, républicain et citoyen ont réitéré jeudi 
leur demande d’inscrire à l’ordre du jour du Sénat la proposition de loi supprimant le mot «  race  » de la législation. Adopté 
à l’Assemblée nationale en mai 2013, 
ce texte, auquel s’était ralliée la majorité socialiste, propose notamment d’ôter 
ce mot du Code pénal, du Code de procédure pénale et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Rappelons que François Hollande s’était engagé pendant sa campagne présidentielle 
à le supprimer de la Constitution.

B) Existe-t-il différentes races humaines ? (CRDP Montpellier)

Des classifications anciennes ont tenté d’établir une séparation entre races humaines. La notion de race n’a aucun fondement biologique. Pour la science, aujourd’hui, la notion de race n’a aucun sens.

Le racisme se développe le plus souvent sous le couvert du bon sens populaire. Jusqu’à une date récente la plupart des ouvrages nous apprenaient qu’il existait sur terre trois grandes races, la blanche, la noire, la jaune, auxquelles certains ajoutaient la rouge à cause des Indiens d’Amérique.

D’ailleurs quoi de plus visible et incontestable que la couleur de la peau ?

De sorte que celui qui affirme que les races n’existent pas passe pour celui qui nie l’évidence.

Et pourtant la science a renoncé depuis une cinquantaine d’années à une notion aussi vague qu’inutile, celle des races humaines.

La science moderne ne connaît que des « populations, c’est-à-dire des unités de reproduction composées de l’ensemble des individus interféconds, qui ont plus de chances de se croiser entre eux que de se croiser avec d’autres ». (Jacques Ruffié)

On peut dire aujourd’hui que pour la quasi-totalité des généticiens la notion de race humaine n’a aucun sens (à l’inverse de ce qui se passe pour les animaux).

On s’appuie fréquemment sur la couleur de la peau pour définir les races blanche, noire ou jaune. Mais si l’on considère d’autres séquences génétiques que celles qui définissent la couleur de la peau, on aboutit à des groupes humains qui sont parfaitement différents.

Par exemple on sait aujourd’hui que c’est un gène qui est responsable de certains comportements humains après la consommation d’alcool. Ce gène est souvent absent chez les Asiatiques, mais il fonctionne de la même façon chez les Blancs et chez les Noirs.

Donc, génétiquement parlant, quand il s’agit de consommer de l’alcool, Blancs et Noirs appartiennent à la même race.

Quant à la supériorité des Noirs en matière de course à pied, il faudrait prouver qu’il existe des gènes liés au fait de courir vite, et qu’il existe un lien entre les performances d’un individu et l’examen de ses gènes.

La science montre d’ailleurs clairement qu’il est impossible de prédire le comportement d’un individu à partir de ses gènes.

Concernant le caractère génétique de l’intelligence, les recherches en matière de biologie moléculaire n’ont jamais rien démontré. Remarquons au passage que trois mille ans avant Jésus Christ, alors que l’Europe occidentale en était à l’âge de pierre, Égypte et Mésopotamie connaissaient une civilisation particulièrement brillante.

Ceci pourrait amener ceux qui croient au caractère génétique de l’intelligence à se poser bien des questions sur leur patrimoine héréditaire.

Et c’est pourtant cette prétendue hérédité des caractères mentaux, totalement abandonnée par la science, qui reste l’assise principale des croyances racistes.

Finalement l’idée de race n’a d’intérêt que pour ceux qui entendent en tirer une politique discriminatoire. Ils peuvent ainsi soit inventer une prétendue race supérieure (à laquelle ils appartiennent évidemment), soit la prémunir contre les dangers que lui feraient courir de prétendues races inférieures.

C) RACES ET RACISME (Axel Kahn)

L’homme moderne semble avoir colonisé peu à peu la planète à partir d’un petit groupe qui a commencé de quitter l’Afrique il y a moins d’une centaine de milliers d’années. Ces hommes établis en différentes régions du globe ont parfois été confrontés à des populations autochtones antérieures (par exemple les néandertaliens en Europe). Localement, ils se sont également, au cours du temps, plus ou moins différenciés les uns des autres, formant des groupes physiquement reconnaissables, des ethnies… on devait dire, un jour, des races.

Race et racisme sont évidemment deux mots de même origine. On appelle race l’ensemble des individus d’une même espèce qui sont réunis par des caractères communs héréditaires. Le racisme est la théorie de la hiérarchie des races humaines, théorie qui établit en général la nécessité de préserver la pureté d’une race supérieure de tout croisement, et conclut à son droit de dominer les autres.

Si on s’en tient à ces définitions, tout semble clair et facile. Puisque le racisme est défini par les races, il suffit de démontrer que les races n’existent pas pour ôter toute substance au racisme. Cependant, les choses sont malheureusement loin d’être aussi simples. En effet, le racisme tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est structuré en idéologie à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire, pour paraphraser Georges Canguilhem en une croyance lorgnant du côté d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme possède un fondement qui n’est pas issue des progrès de la biologie. Tout débute par des préjugés, et lorsque le racisme aura été débarrassé de ses oripeaux scientifiques, on peut craindre que ceux-ci ne persistent. Or, ils sont autrement difficiles à combattre.

Les races humaines n’existent pas, au sens que l’on donne au mot race lorsque l’on parle de races animales. Un épagneul breton et un berger allemand appartiennent, par exemple, à deux races différentes qui obéissent peu ou prou aux trois mêmes caractéristiques que les variétés végétales : distinction, homogénéité, stabilité. En l’absence de croisement entre ces races, évidemment interfécondes, les similitudes intra raciales l’emportent de loin sur les ressemblances entre deux individus de races différentes. Rien de tout cela ne s’applique aux populations humaines. Par exemple, on assiste du nord au sud à une augmentation continue de la pigmentation cutanée. Les peaux très blanches en Scandinavie foncent en France, de Lille à Nice ; en Espagne, de Barcelone à Séville ; en Afrique, d’Alger à Tamanrasset, puis dans les régions subsahariennes pour en arriver à la couleur la plus sombre en zones équatoriales et subéquatoriales.

Une même tendance à l’assombrissement de la peau du Nord à l’équateur est notée en Asie, en Inde aussi bien qu’en Chine et en Indochine. Cela est moins nettement le cas en Amérique car ce continent n’est pas peuplé depuis plus de dix à vingt mille ans et que le phénomène n’a pas eu le temps nécessaire pour se manifester pleinement. Certains ont proposé que la sélection des peaux claires dans les régions les moins ensoleillées a permis d’améliorer la synthèse cutanée de la vitamine D, facteur antirachitique essentiel, normalement stimulée par la lumière. À l’inverse, la richesse cutanée en mélanine a été sélectionnée dans les pays soumis à l’ardeur du soleil car elle protège des brûlures et des cancers cutanés.

Un préjugé raciste peut être défini comme la tendance à attribuer un ensemble de caractéristiques péjoratives, transmises héréditairement, à un groupe d’individus ou à une population. Des affirmations telles que « tous les Juifs sont avares, tous les Irlandais sont violents, tous les Corses sont paresseux » sont des exemples typiques d’affirmations racistes. En revanche, toute indication d’une différence physique, physiologique entre populations n’a évidemment rien de raciste : dire que les suédois sont plus grands que les pygmées, que les africains noirs pourraient avoir des dons particuliers pour la course à pied, le sprint à l’ouest et le fond à l’est, que les anglo-saxons sont en moyenne plus corpulents et plus grands que les vietnamiens, sont des remarques dénuées de toute connotation négative et qui reflètent la réelle diversité humaine. Cette observation, d’une banale évidence est nécessaire, car il se trouve parfois dans la presse des discours irréfléchis où est taxée de raciste une étude notant que le chiffre normal des globules rouges et la durée de la grossesse sont légèrement différents entre des populations d’origine africaine et, par exemple, européenne. Ces paramètres ne préjugeant en rien des capacités les plus spécifiquement humaines de l’ordre de la créativité et de dignité, leur étude ne peut d’aucune manière être diabolisée comme étant d’essence raciste.

Préhistoire et histoire du racisme

La base du racisme pourrait être l’ethnocentrisme, c’est-à-dire la tendance d’un groupe à considérer que son organisation, son mode de vie, ses coutumes sont bien supérieurs à ceux des autres, et à être persuadé que l’infériorité des usages de tous ceux qui n’appartiennent pas au groupe est probablement de « nature », qu’elle reflète la qualité intrinsèque inférieure des « barbares », mot qu’ont inventé les grecs pour désigner les autres, ceux qui ne parlaient pas grec.

L’ethnocentrisme constitue sans doute un comportement adaptatif de développement électif des interactions sociales au sein du groupe, matrice naturelle des échanges aptes à développer les facultés de chacun, en particulier cognitives. En revanche, ceux de l’extérieur ne sont considérés que par leur étrangeté ou la menace qu’ils constituent pour les membres du groupe qui se désignent souvent eux-mêmes par un mot qui dans leur langage signifie « les hommes », d’autres fois « les justes » ou « les purs », indiquant en creux que les autres ne sont pas, selon les cas, humains ou purs.

Après cette préhistoire, l’histoire. Des discours racistes apparaissent dès l’Antiquité y compris chez Aristote. Ce dernier établit des différences intrinsèques de comportement et de qualités entre les peuples ; selon Aristote, les européens sont courageux, mais un peu sots, les asiatiques très intelligents, mais manquent de courage, et les hellènes, placés géographiquement au milieu, combinent les avantages des uns et des autres ; ils sont intelligents et courageux. Aristote ajoute que les esclaves sont des « choses animées » et il introduit la notion d’esclaves par nature. En somme, on trouve là des éléments constitutifs du racisme. Cependant, et là réside l’ambiguïté qui empêche de ranger définitivement les Grecs, dans le camp des proto-racistes, les esclaves peuvent être affranchis … et accèdent alors de plein droit à l’humanité.

A Rome, qui avant même la période de l’Empire se revendique une dimension universelle, le discours change. Au premier siècle avant Jésus-Christ, Cicéron écrit : “il n’est de race qui, guidée par la raison, ne puisse parvenir à la vertu“. Dans la foulée de l’impérialisme romain, les premiers siècles de la chrétienté sont exempts de racisme, car s’y trouvent combinés l’universalisme du messianisme chrétien s’exprimant dans la parole de Saint Paul et le souvenir de l’Empire romain, creuset de peuples et d’ethnies différents.

Dans l’Occident chrétien, le racisme réapparaît et se développe plusieurs siècles avant l’apparition du concept scientifique de race, à partir de l’an 1000, autour des cristallisations religieuses, l’anti-islamisme et, surtout, l’anti-judaïsme. Au XIIe siècle, en pleine querelle des investitures, Anaclète, l’anti-pape élu, a un ancêtre juif. La campagne virulente du camp romain contre cet anti-pape, s’appuie sur ses origines maudites souillant tout son lignage, même si ses membres sont devenus des prélats de la Sainte Eglise !

L’anti-judaïsme virulent de Saint-Louis flirte naturellement avec l’antisémitisme, (un mot qui n’apparaîtra qu’au XIXe siècle). Dans l’Espagne chrétienne, c’est un antisémitisme cette fois structuré qui se manifeste puisque les juifs convertis (les conversos) sont interdits d’accès aux fonctions publiques, au métier des armes, etc…. L’Espagne chrétienne décrète que ces individus doivent être écartés parce que l’infamie de leur père les accompagnera toujours. La notion d’hérédité d’une infériorité, d’un opprobre, qui constitue une base essentielle du racisme, est donc ici manifeste.

C’est alors que prend place un épisode décisif souvent présenté comme un succès de la civilisation, alors qu’il s’agit d’un drame effroyable : la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. A cette occasion s’accomplit l’un des premiers génocides de l’histoire du monde. Le XXe siècle est généralement présenté comme celui des génocides ; il ne faut cependant pas oublier ce qui s’est passé au Nouveau Monde au tournant du XVe au XVIe siècle.

En 1492, Christophe Colomb débarque à Hispaniola (Haïti, Saint-Domingue), une île alors peuplée de trois millions de Taïnos. Ceux-ci sont d’abord décrits, notamment par Bartolomé de Las Casas, comme des êtres pratiquant certes les sacrifices humains, comme presque partout dans l’Amérique précolombienne, mais sinon paisibles et aux riches traditions culturelles. Trois ans après la découverte de l’île, il ne reste déjà plus qu’un million d’indiens. Soixante ans après, ils ne seront plus que deux cents, qui disparaîtront rapidement.

Ce ne sont pas seulement les épidémies qui les tuent, comme on l’avance trop souvent. Tous les ingrédients du racisme tel qu’il s’est manifesté, y compris dans les univers concentrationnaires, sont ici réunis. Les indiens sont parqués, mis au travail forcé, les enfants sont tués, les femmes enceintes sont éventrées. Les massacres collectifs répondent à des velléités de révolte. Dans cette misère extrême, les femmes n’ont plus d’enfants, voire même, pour échapper à leur malheur, se suicident en masse.

Les indiens ne sont pas encore assimilés à « une race » (ce mot est alors surtout employé dans le sens de lignage, on se dit membre d’une bonne race, c’est-à-dire d’une famille noble) ; on les massacre cependant, sans justification particulière et, à quelques exceptions près, en toute bonne conscience. A partir de 1519, et surtout en 1550, d’âpres débats théologiques opposent Bartolomé de Las Casas, qui est entre temps devenu dominicain, à différents autres ecclésiastiques. La confrontation la plus connue est la « controverse de Valladolid », en 1550, entre Las Casas et Juan Ginès Sapulveda. La discussion renvoie, des siècles après, à Aristote et à sa conception que certains hommes sont des « choses animées », des esclaves par nature, opposée à la contestation d’une semblable vision par Saint-Paul pour qui tous les hommes peuvent recevoir, sans distinction, le message messianique.

En présence de Charles Quint et de quatorze prélats, la « discussion » acharnée arrive à la conclusion, acquise de justesse, que les indiens ne sont pas de nature différente des autres hommes. On continue malgré tout à les massacrer et l’Amérique, qui comptait 80 millions d’aborigènes aux temps précolombiens, n’a plus que 8 millions d’habitants quatre-vingts ans après sa « découverte » par Christophe Colomb et sa conquête par les espagnols.

Par la suite, les indiens ayant été massacrés et décimés par les maladies, apportées avec eux par les conquérants européens (variole, rougeole, tuberculose etc…) se pose le problème de la main d’œuvre dans les colonies américaines. Cette question devient cruciale lorsque s’y développe la culture de la canne à sucre, conduisant le Portugal, puis la France et l’Angleterre à développer le commerce tri-latéral et la traite des Noirs : les navires quittent l’Europe avec des objets de troc qu’ils utilisent pour acheter des esclaves aux trafiquants de « bois d’ébène » de la côte africaine. Chargés d’esclaves, dont beaucoup meurent en route, les navires voguent vers les plantations de canne à sucre des Antilles et d’Amérique et, ayant échangé leur cargaison contre la précieuse matière première, s’en reviennent en Europe pour la vendre.

Depuis le Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle, entre la naissance de l’antisémitisme chrétien, la conquête de l’Amérique et la traite des esclaves noirs, ce sont donc tous les ingrédients du racisme qui se mettent en place, tous ses crimes qui commencent d’être perpétrés.

L’idéologie raciste

Le concept scientifique de race n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Il est déjà perceptible au milieu du siècle sous la plume de Carl Von Linné dont la classification systématique des êtres vivants s’étend aux hommes rangés en cinq catégories ….. qui deviendront des races : les « monstrueux » (c’est-à-dire les personnes mal-formées, que Linné assimile à une race à part entière), les africains, les européens, les américains et les asiatiques. A chacune de ces catégories, il attribue des caractéristiques et des qualités comportementales, les plus flatteuses étant naturellement réservées aux européens.

Avant le XVIIIe siècle, nous l’avons vu, le mot race est surtout utilisé dans le sens d’un lignage aristocratique. On parle d’enfants de bonne race, de bon lignage…. un peu comme de chevaux de bonne race.

Au tout début de ce siècle, Henri de Boulainvilliers, cependant, reprend dans sa défense des privilèges de la noblesse des thèses mythiques remontant au XVIe siècle, qui racialisent la différence des ordres. La vraie noblesse, selon lui, serait issue de la nation franque, celle des guerriers virils qui, avec Clovis, ont vaincu les gaulois et les romains. Le tiers-état, en revanche, serait composé des descendants de ces gallo-romains vaincus. Boulainvilliers écrit que l’inégalité des ordres est ainsi la conséquence d’une lutte des races.

C’est à partir de la fin du XVIIIe siècle, et surtout au XIXe, que l’on assiste à la structuration des préjugés proto-racistes en idéologie par agrégation successive des progrès scientifiques, principalement la théorie de l’évolution. C’est à cette même époque qu’apparaissent les deux grandes thèses opposées sur l’origine de l’homme : produit de l’évolution ou créature, est-il apparu une fois – les hommes actuels étant tous les descendants de cet ancêtre (monogénisme) – ou plusieurs fois de façons séparées et indépendantes – les différents groupes ethniques ayant alors des ancêtres différents (polygénisme) ? Naturellement, c’est cette dernière hypothèse que privilégient les doctrinaires du racisme. Le polygénisme sera la thèse privilégiée par les créationnistes esclavagistes américains jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ils appuient parfois leur vision sur le texte de la bible en distinguant la descendance maudite de Cham, condamné par la malédiction de son père Noé pour s’être moqué de son ivresse et de sa nudité à engendrer un lignage d’esclave, de celle de ses frères Japhet et Sem qui l’avaient au contraire recouvert.

Le mécanisme de la sélection naturelle comme le moteur de l’évolution, proposé par Charles Darwin, et surtout la lecture qu’en fait le philosophe anglais Herber Spencer, contemporain de Darwin, puis l’allemand Ernst Haeckel, vont modifier en profondeur la forme de l’idéologie raciste. En effet, le mécanisme de l’évolution, la lutte pour la vie pour Darwin, devient, sous l’influence de Spencer, la survivance du plus apte, formulation que Darwin lui-même reprendra d’ailleurs plus tard à son compte. Appliquée aux civilisations, cette notion peut constituer une justification à posteriori de la domination des vainqueurs, qui sont bien entendu les plus aptes puisqu’ils l’ont emporté. Un tel raisonnement tautologique s’est révélé d’une redoutable efficacité à l’appui des thèses racistes. A vrai dire, il serait profondément injuste de faire porter à Charles Darwin, un des plus grands scientifiques qui ait jamais existé, la responsabilité personnelle des dérives idéologiques dont ses travaux ont fait l’objet et ont été victimes. Comme cela est, en partie, bien développé dans son ouvrage « The Descent of Man », Darwin développe une vision plutôt optimiste de l’évolution humaine vers une amélioration du niveau de conscience morale pour tous les peuples, même s’il lui semble possible – il faut faire la part de l’époque – que leur degré d’évolution ne soit pas encore similaire. On retrouve ici une confiance en l’homme proche de celle de Cicéron. De même, Darwin a toujours récusé l’interprétation eugéniste et sociale des mécanismes de l’évolution qu’il avait mis à jour.

Les lois de la génétique, c’est-à-dire les règles gouvernant la transmission des caractères héréditaires, énoncées initialement par le moine Grégor Mendel en 1865, demeureront inconnues de Darwin et de ses successeurs immédiats. Elles seront cependant redécouvertes au début du XXe siècle, par des botanistes européens, développées par l’américain Morgan sur le modèle de la drosophile, ou mouche du vinaigre et auront alors une influence considérable sur la biologie et, plus généralement, sur l’évolution sociale et politique des pays. On assiste en effet à la tragique synthèse entre le racisme, théorie de l’inégalité des races ; le déterminisme génétique qui considère que les gènes gouvernent toutes les qualités des êtres, notamment les qualités morales et les capacités mentales des hommes, isolément ou en société ; et l’eugénisme qui se fixe pour but l’amélioration des lignages humains. Sous l’influence de la génétique, le dessein eugénique devient l’amélioration génétique de l’homme, la sélection des bons gènes et l’élimination des mauvais gènes qui gouvernent l’essence des personnes et des races. L’Allemagne nazie poussera cette logique jusqu’à l’élimination des races « inférieures » censées porter et disséminer de mauvais gènes.

Les racistes et le quotient intellectuel

Il serait hélas faux de penser que les abominations du racisme nazi marquent le déclin irréversible des idéologies qui s’y rattachent. En réalité, les préjugés racistes sont presque universels du XIXème siècle de Darwin, Spencer, Haeckel et Galton au milieu du XXème siècle, ils sont loin d’avoir disparu après le traumatisme de la dernière guerre. La conviction que le quotient intellectuel moyen est différent selon les ethnies est alors partagée par une grande majorité des élites scientifiques, du Français Broca aux anthropologues américains consultés pour l’élaboration d « l’Immigration Restriction Act » de 1924 qui limitait sévèrement l’entrée aux Etats-Unis des ressortissants issus de pays où, selon les psychométriciens consultés, sévissait la débilité. Plus près de nous, les sociologues Murray et Herrenststein en 1994, puis encore Bruce Lahn et ses collègue en 2005 enfourchent la même monture idéologique. Les derniers cités allèrent même jusqu’à suggérer dans la prestigieuse revue Science qu’ils avaient identifié des événements génétiques récents expliquant l’augmentation des capacités mentales chez les blancs et les jaunes par rapport à celles de leurs ancêtres africains. En fait, un examen soigneux de tous ces travaux, même les plus récents, en démontre la faiblesse et les erreurs, parfois grossières, à l’évidence motivés par des présupposés idéologiques. Des résultats d’autres scientifiques ont achevé de les invalider.

Génomes et racisme

C’est en 2001 que fut publiée la première séquence presque complète du génome humain, très affinée depuis. Les humains possèdent environ 22 000 gènes qui ne différent que très peu d’une personne à l’autre. L’alphabet génétique est composé de quatre lettres A, C, G ou T, disposées en un long enchaînement de 3,2 milliards de signes hérités de chacun de nos parents. Or cet enchaînement ne varie qu’une fois sur dix mille entre des hommes ou des femmes issus d’Afrique, d’Asie ou d’Europe.

Partout dans le monde, les commentateurs se sont d’abord étonnés qu’un être aussi prodigieux que l’homme puisse s’édifier avec si peu de gènes, pas plus que chez d’autres mammifères, seulement un gros tiers de plus que chez un insecte tel que la mouche du vinaigre, à peine plus que chez un ver, et moins que chez des batraciens et des plantes, par exemple le blé et les tulipes.

La très grande ressemblance entre les génomes de personnes issues d’ethnies différentes, originaires de régions éloignées les unes des autres de plusieurs milliers de kilomètres, a cependant semblé rassurante : c’est là la preuve, a-t-on affirmé alors, que les races n’existent pas et que le racisme n’a donc plus aucune justification possible, qu’il est appelé, espère-t-on, à disparaître bientôt. Hélas, je crains qu’on ne soit allé bien vite en besogne, par ignorance ou sous l’influence de présupposés idéologiques.

Tout d’abord, il faut revenir au rôle des gênes. Il n’existe évidemment pas un seul gêne par caractère physique ou psychique, par don, par spécificité comportementale, qui rendrait inéluctable qu’un être à la cognition aussi développée que l’homme dût être doté d’un bien plus grand nombre de gènes qu’un animal non humain.

En fait, le mode d’action des gènes, c’est-à-dire le mécanisme par lequel ils influencent les propriétés des êtres vivants, est combinatoire, à la manière dont c’est la combinaison des mots qui donne sens à la phrase ou au texte. Or, ce n’est pas le nombre de mots utilisés qui fait la qualité littéraire d’un texte, de même que ce n’est pas le nombre de gènes qui explique l’étendue des potentialités humaines. C’est à dessein que j’utilise ici le terme de potentialité, car la combinaison des gènes ne gouverne que la possibilité pour une personne humaine d’être éduquée au contact d’une communauté de semblables. Isolé, élevé par des animaux, le petit d’homme évoluera vers ces enfants sauvages dont de nombreux exemples ont été décrits dans l’histoire, incapables d’atteindre les capacités mentales caractéristiques de l’espèce humaine.

L’effet combinatoire des gènes explique que de petites différences génétiques puissent avoir de considérables conséquences sur les êtres, comme en témoignent les aspects et capacités bien distincts des hommes et des chimpanzés, dont les gènes sont pourtant à 98,4% identiques. C’est pourquoi aussi la grande homogénéité génétique des hommes du monde entier, confirmée par l’étude du génome, n’est pas suffisante pour conjurer la menace d’un dévoiement raciste de la biologie, pour deux ordres de raisons. Les maladies avec retard mental témoignent de ce que la mutation d’une seule des plus de trois milliards de lettres de l’alphabet génétique suffit à altérer les fonctions cognitives. De très légères différences dans le génome des personnes pourraient de la sorte avoir chez elle d’importantes conséquences.

D’autre part, l’affirmation que le racisme est illégitime parce que, sur le plan biologique, et en particulier génétique, les races n’existent pas, revient à admettre que si les séquences génétiques différaient statistiquement entre les ethnies, alors le racisme serait peut-être recevable. Or, bien sûr, puisqu’on peut distinguer les gens en fonction de leurs caractéristiques physiques, couleur de la peau, aspect de la chevelure, forme du visage, etc., on le peut aussi à partir de l’ADN qui code toutes ces caractéristiques. Là ne réside en fait, ni l’origine du racisme, ni la justification de l’antiracisme.

Le racisme peut se passer des races

Lorsque l’on aura expliqué à des gens habités par des préjugés racistes que les races humaines n’existent pas au sens où l’on parle de races animales distinctes, peut-être seront-ils impressionnés et convaincus. Pourtant, cette démonstration risque bien d’être insuffisante car déconnectée du vécu des gens ordinaires. Eux n’ont pas de difficulté à reconnaître, dans la rue, des jaunes, des blancs, des noirs, des méditerranéens bruns et des Scandinaves blonds. Par ailleurs la réfutation scientifique de la réalité des races ne prend pas en compte les très fréquentes racines socio-économiques d’un racisme qui est souvent le reflet du mal-être et du mal-vivre, par exemple au sein des populations défavorisées de grandes villes. En fait, force est de constater qu’il n’y a paradoxalement que peu de rapports entre la réalité des races et celle du racisme.

Chacun peut en effet observer que les pires excès racistes s’accommodent fort bien de la non-existence des races humaines. En ex-Yougoslavie les plus effroyables comportements de type raciste ont opposé les slaves du Sud, les uns convertis au catholicisme (les croates), les autres à l’islam (les bosniaques), et les derniers à la religion orthodoxe (les serbes). En Inde, les massacres inter-communautaires n’ont généralement pas de bases raciales, et les exemples de ce type sont nombreux.

Dans le discours des racistes modernes, ce ne sont souvent plus les races qui sont déclarées incompatibles ou inégales, ce sont les coutumes, les croyances et les civilisations. Ce dont on parle, c’est de choc des cultures. Ce qui est rejeté, ce n’est plus tellement l’homme noir, blanc ou jaune, ce sont ses préparations culinaires, ses odeurs, ses cultes, ses sonorités, ses habitudes.

Souvent la montée en puissance de l’uniformisation culturelle et l’imposition des standards occidentaux accompagnants la mondialisation économique, entraînent, en réaction, une tendance au repli communautaire. Il s’agit là d’un réflexe de protection contre une civilisation opulente et dominatrice dont on ressent la double menace, celle de l’exclusion et de la dépossession de ses racines. Parfois même c’est à un véritable apartheid culturel que l’on aboutit sous l’effet conjoint de la revendication identitaire des minorités et de l’intolérance ou – et c’est parfois pire – du mépris et de l’indifférence de la majorité.

Or il y a dans cette forme de communautarisme exclusif une tendance qui m’apparaît non humaine. Ce qui caractérise, en effet, les civilisations et leur évolution, ce sont les échanges culturels et les emprunts qui, à l’opposé de l’uniformisation imposée par une culture dominante, créent de la diversité et ouvrent de nouveaux espaces au développement de l’esprit humain. Les Phéniciens subissent l’influence des Hittites, des Assyriens, des Babyloniens, qui échangent avec l’Egypte, avec la Grèce. Les Étrusques nourris des arts et techniques grecs et phéniciens, sont à l’origine de la culture romaine. Celle-ci, à Constantinople, est remodelée par la civilisation grecque, puis intègre de nombreux apports orientaux. Plus près de nous, la musique des esclaves noirs américains sera à l’origine du jazz et d’autres courants majeurs de la musique moderne, « l’art nègre » fécondera la peinture et les arts plastiques occidentaux et les conduira en particulier au cubisme. Le progrès des sociétés humaines est toujours passé par le métissage culturel

A l’inverse, les races animales n’échangent guère leurs habitudes, elles conservent leurs particularités éthologiques qui n’évoluent, pour l’essentiel, que sous l’effet de variations génétiques et écologiques. La diversité humaine n’est donc facteur d’enrichissement mutuel que si elle est associée à l’échange. L’uniformité a le même effet que le repli sur soi : dans les deux cas, le dialogue est stérilisé et la civilisation dépérit.

Au total, la biologie et la génétique modernes ne confirment en rien les préjugés racistes, et il est certainement de la responsabilité des scientifiques de réfuter les thèses biologisantes encore trop souvent appelées à leur rescousse. Cela est relativement aisé, mais à l’évidence insuffisant, tant il apparaît que le racisme n’a pas besoin de la réalité biologique des races pour sévir.

Ce serait en réalité un contresens de vouloir fonder l’engagement antiraciste sur la science. Il n’existe en effet pas de définition scientifique de la dignité humaine, il s’agit là d’un concept philosophique. Aussi le combat antiraciste, en faveur de la reconnaissance de l’égale dignité de tous les hommes, au-delà de leur diversité, est-il avant tout de nature morale, reflet d’une conviction profonde qui n’est évidemment en rien l’apanage exclusif du scientifique.

Axel Kahn, le six février 2015


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