Parti en silence à 67 ans : Jean-François Vilar, étoile filante du roman noir

samedi 3 janvier 2015.
 

Jean-François Vilar est décédé le 16 novembre à Paris, à l’âge de 67 ans. Il est parti en silence et presque en secret, ne souhaitant pas que la nouvelle soit immédiatement connue. C’était un camarade, nous avions fait nos débuts ensemble, à Rouge. C’était surtout un écrivain, de ceux qui ne transigent pas avec la littérature, à la vie, à la mort.

Quand son dernier roman, paru en 1993 dans la collection Fiction & Cie du Seuil, s’est retrouvé en poche, dans la collection Points, sur les rayons des librairies, le 20 novembre dernier, Jean-François Vilar était mort depuis quatre jours. Une deuxième vie, une nouvelle mort. Son éditeur pas plus que ses lecteurs n’en ont rien su. C’était son choix, conforme à ce qu’il fut : pas de communication, pas d’officialité, pas de bavardage. Et Marie, sa compagne avec laquelle ils firent chemin ensemble durant quarante-quatre ans, était du même avis, au point de n’avoir pas pu surmonter ce silence jusqu’à ce week-end où elle s’est résolue à appeler ici et là pour annoncer la nouvelle, plus d’un mois après.

Rattrapé par un méchant cancer alors quil avait fait vœu de retrait, Jean-François Vilar a été incinéré dans l’intimité la plus stricte au cimetière parisien du Père Lachaise. Areligieux et antisioniste, il n’en était pas moins issu d’une famille juive, venue d’Odessa – ce que Marie a tenu à me rappeler en m’apprenant la nouvelle. Ce détail a son importance : l’œuvre si particulière de Jean-François dans le roman noir français est tissée de mémoire, animée par ce passé plein d’à présent où le trotskysme de notre jeunesse fut aussi, culturellement, quelle que soit notre histoire personnelle, une histoire juive diasporique. Autrement dit, une farouche opposition (de gauche) à toutes les trahisons des idéaux d’émancipation par le repli identitaire, l’assignation à l’origine ou à l’appartenance, à la détermination et à la fatalité.

Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués : cet ultime roman de Jean-François Vilar est tenu par beaucoup comme son chef d’œuvre avec Les Exagérés (1989) mais, pour ma part, je prends tout, depuis le premier, C’est toujours les autres qui meurent (1982), inspiré par Marcel Duchamp, jusqu’aux suivants (Passage des singes, 1983 ; Etat d’urgence, 1985 ; Bastille Tango, 1986 ; Djemila, 1988). Reste que le titre de ce chef d’œuvre est à lui seul un programme : un pacte de fidélité avec les éternels vaincus qui, définitivement, sauveront l’espérance piétinée par les momentanés vainqueurs. C’est en effet une phrase de Natalia Sedova, l’exceptionnelle épouse de Léon Trotsky qui, jusqu’en 1962, survécut au prophète assassiné au Mexique en 1940, sur ordre de Staline.

Jean-François Vilar fut de la rédaction du quotidien Rouge où je fis, comme lui, mes débuts en janvier 1976. Journalistes d’occasion et de hasard, comme nous le fûmes tous alors. Par conviction, par engagement. Puis nous avons cheminé, comme bien d’autres, sur des voies parallèles où nous tentions d’inventer, ou de bricoler, des vies professionnelles qui ne soient pas de renoncements, encore moins de reniements – Jean-François sans concessions aucunes.

Parmi ces autres, il y avait aussi Thierry Jonquet, autre figure militante de cette Ligue communiste, puis Ligue communiste révolutionnaire aujourd’hui disparue. Jonquet qui, avec Vilar, incarnait ce nouveau roman noir surgi au cœur de la désastreuse décennie 1980, dans le sillage de Jean-Patrick Manchette. Thierry, lui aussi parti prématurément, précisément le 9 août 2009. Jonquet dont je ne saurais trop recommander aux jeunes générations qu’intriguent ces histoires de vieux combattants, Rouge c’est la vie, récit d’apprentissage paru au Seuil en 1998, chez Fiction & Cie également.

Quand Marie, la compagne de Jean-François, m’a appris ce dimanche la nouvelle de sa mort, elle m’a aussi confié avoir retrouvé, en rangeant des papiers comme on le fait après un décès, un article de 1985 où je parlais de Jean-François et de Thierry. C’était dans Le Monde, et je n’en avais plus souvenir. Je l’ai retrouvé, il date du 22 avril 1985 – j’avais 32 ans, sans doute, est-ce perceptible – et il s’intitule « Encore un effort, camarade lecteur ! ». En hommage à Jean-François, et en associant à cet hommage le souvenir de Thierrry Jonquet, je le publie ici, dans Mediapart ce journal qui avait accueilli le dernier texte adressé à la presse par Jean-François Vilar – c’était à propos de Richard Millet, en d’autres termes des nouveaux monstres du racisme, de l’inégalité et de l’exclusion qui, aujourd’hui, rôdent et menacent [1].

Ironiquement, son titre rejoint l’exigence proposée ici même : encore un effort, pour ne pas renoncer, ne pas subir, ne pas céder. Et tel est bien le passé présent que nous lèguent, par leurs fictions tissées d’insurrections contre un réel d’injustice et d’imposture, nos camarades écrivains trop tôt disparus.

Edwy Plenel

ENCORE UN EFFORT, CAMARADE LECTEUR !

(Le Monde, 22 avril 1985)

Il fallait mener l’enquête. Aller au-delà de ce matricule – le numéro 2000 –, éclaircir ce jeu de pseudonymes – Thierry Jonquet, Ramon Mercader –, démêler ces pistes politico-policières qui nous égaraient dans les banlieues glauques du roman noir.

Pourquoi l’assassin de Léon Trotsky, en 1940, au Mexique, le susnommé Mercader, ressuscite-t-il, en France et en littérature, dans les années 80 ? Pourquoi, sans aucun sens des convenances, fouine-t-il en eaux troubles, s’en prenant au passé du secrétaire général du Parti communiste – une sombre histoire de STO dans les années 40 –, au moral des troupes soviétiques en Afghanistan – « URSS go home ! », c’est son mot d’ordre –, ou à un micmac incroyable, une histoire à clefs brassant l’enlèvement d’un baron belge et l’expulsion de quarante-sept « diplomates » soviétiques ? Pourquoi enfin ledit ressuscité prend-il le pseudonyme de Thierry Jonquet, et par quel sordide trafic d’influence réussit-il à décrocher cette année le numéro 2000 de la célèbre Série noire des éditions Gallimard ? En somme, la consécration de l’ambiguïté.

Les délits sont établis. Le coupable se cache sous deux identités. Reste à l’ « habiller », à le confondre, à accumuler les preuves. L’enquête s’annonçait difficile, avec comme seul indice cette dédicace à son premier polar (Du passé faisons table rase, Albin Michel, 1982) : « Gare au piolet, Edwy. Nous veillons. Amicalement. Ramon. » Mais il en avait trop dit, le bougre ! Au sommier de la préfecture de police, Thierry Jonquet alias Ramon Mercader n’était pas tout à fait un inconnu : une fiche « M.R. » (Mouvements révolutionnaires), crasseuse et écornée à souhait, qui avait réchappé du nettoyage des fichiers ordonné sous Giscard d’Estaing. Car Jonquet est, en fait, un méchant diablotin trotskyste, jouant en redoutable équilibriste de son engagement à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et de ses passions littéraires iconoclastes.

Nous tenions donc une piste, l’une de ces clés qui font basculer une enquête, en l’occurrence de la littérature à la politique, et inversement, aller-retour. Une piste et un complice : Jean-François Vilar, autre vedette de la nouvelle génération du roman policier, invité lui aussi, comme Jonquet, de Bernard Pivot, à « Apostrophes », vendredi 19 avril [1985]. Vilar, un trotskyste aussi, qui revendique cette identité sans parti, le tout matiné de passions surréalistes.

Deux, cela fait beaucoup. Il faut donc tenter de comprendre. Se risquer à ce jeu de « dévoilement » de « mise au jour », qui selon le philosophe marxiste Ernst Bloch fait l’essence de la littérature policière, se plonger dans cette « atmosphère de jour d’audience consacré aux relents de moisi et au mensonge » où, ajoutait-il, l’ « on fait tomber tous les masques » (1).

Dans ce mélange des genres, cette imbrication du politique et du littéraire, Jonquet et Vilar sont à l’image de la nouvelle génération du polar, celle qu’inaugura, en précurseur, Jean-Patrick Manchette. Les coupables ont un mobile : ils y sont venus parce qu’ils avaient des antécédents, une prédisposition à la criminalité en roman noir, l’épaisseur d’une génération – Mai 68 et après – dont ils trimbalent toujours, plus ou moins en fraude, les indignations et les révoltes, les pieds de nez et les irrévérences.

Pour son deuxième souffle, le polar avait besoin de cette rencontre, sur la table de vivisection de la crise, du passé et de la modernité, d’une mémoire politique, au regard acéré parce que minoritaire, et d’un théâtre urbain totalement chamboulé, où chacun vit en solitaire, où l’on se paume dans un quotidien cloisonné comme une cage d’escalier d’HLM. Foin des promenades embrumées de Léo Malet sous le pont de Tolbiac ou quai de Javel. Ici, le genre populiste semble en retard d’une révolution urbaine. Si le roman policier dit, selon la formule de Francis Lacassin, « le fantastique des villes » (2), s’il le dit encore mieux depuis Raymond Chandler et Dashiell Hammett, depuis que, selon le commentaire du premier, le second « a sorti le crime de son vase vénitien et l’a flanqué dans le ruisseau », ces deux-là – Jonquet et Vilar – en sont bien.

Jeunes « gauchos » paumés ou « nouveaux » pauvres, tas d’ordures accumulés au fin fond de banlieues anonymes, scénarios de politique-fiction où d’infinies manipulations sont à peine moins crédibles que les montages de la réalité, des avions renifleurs aux poupées-gigognes du terrorisme, flics intelligents et cyniques, au regard lourd de lucidité, pas du tout cow-boys mais tout ce qu’il y a de plus désabusés... Leur univers est bien le nôtre, grossi à la loupe, sans emballage, jeté à la figure du lecteur. Une différence crée cependant la distance avec le lot commun des polars : le passé, la mémoire, cet ordonnancement des colères, cette envie de dire l’universel.

Muni de ce portrait-robot, il n’était pas difficile de les interpeller. On les a donc entendus un par un, confrontés et questionnés, bien que ces éternels dissidents se soient refusés, selon leurs vieilles habitudes de méfiance, à contresigner le procès-verbal d’audition. La pipe au bec, placide, collier de barbe sans moustache, genre Breton ou « instit », au choix, Jonquet se refuse aux aveux. Il ne théorise pas, il raconte.

Comment a-t-il sombré dans la délinquance noire ? Une envie de crier. Il travaillait dans un hospice de vieillards, un « mouroir », un de ces lieux innommables que notre société ne veut pas voir. Il y était ergothérapeute, un sale métier où l’on donne à des mains rouillées l’illusion de la renaissance par le travail. « J’ai reçu ça dans la gueule, j’en ai bavé de cet hosto, cela m’était resté en travers de la gorge, je voulais le dire, et pour cela le polar, ça collait. » Résultat : Le Bal des débris (Fleuve noir). « Pas un mot de politique, au sens de la langue de bois. » Simplement une rencontre de hasard avec le roman policier, parce qu’il est par excellence « le reflet de la violence quotidienne, un examen à la loupe des rapports sociaux ».

Jonquet a un penchant pour le fantastique social. Son dernier roman – choisi comme numéro 2000 de la Série noire –, La Bête et la Belle, est parti de la lecture d’un fait divers : un couple de jeunes employés de banque, proprets, rangés et ponctuels à souhait, dont l’appartement s’était transformé en décharge publique, recelant des milliers de sacs d’ordure entassés jusqu’au plafond. « C’était fou. Un exemple de comment les gens ne s’entendent pas, de la coupure de la sphère privée et de la sphère sociale, du domestique et du public. Les gens vivent en façade. Et derrière, il y a des folies, des violences accumulées, que personne ne veut voir, qui ne gênent pas tant que ça ne déborde pas... »

Le rapport de Jonquet au corps du délit est « tripal » : « Le regard du polar est outrancier, très scandalisé. Il ressemble tout à fait à un regard militant », toujours choqué par les lâchetés et les misères du quotidien. Jonquet nous en raconte de belles. Car le cloisonnement public/privé, il n’y échappe pas, il le revendique sous sa double identité Jonquet-Mercader. Côté Jonquet, le roman noir, social, désespéré, où tout est minable, style David Goodis. Côté Mercader, la politique-fiction du vilain lutin trotskiste, antistalinien en diable. Double visage, comme si le militant devait continuer à tirer la langue au romancier.

Double jeu qui est aussi une manière de pied de nez à ces rencontres de militantisme qui s’étonnaient que Jonquet ait « encore un chapitre à écrire », au détriment de son zèle politique. Jonquet ne dit rien. Il écoute, à l’affût, sans prendre de notes, sans dresser de plan – c’est ce qu’il assure –, un auteur-éponge qui boit les malheurs de la crise justement parce qu’elle est insupportable. Jonquet, après un passage comme instituteur de classe de transition, est aujourd’hui éducateur pour le ministère de la justice, enseignant le français à des jeunes de l’éducation surveillée.

Vilar, lui, a quelques péchés mignons : le surréalisme, Marcel Duchamp, une lecture iconoclaste de la ville, celle de Walter Benjamin, une passion pour ces passages parisiens qui, traversant de part en part la capitale, constituaient, selon cet Européen précurseur de l’esthétique, « le parangon de la modernité ». Unité de lieu, de temps, de style : le roman noir est, pour Vilar, tout à la fois surdéterminé par la ville, l’actualité et l’écriture rapide. Un conte urbain, de maintenant et de l’immédiat. État d’urgence est d’ailleurs le titre de son dernier polar, qui met en scène une Italie du terrorisme où tout le monde manipule tout le monde.

Vilar avoue, sans vergogne. Quand il fait le saut – Ce sont toujours lesautres qui meurent, son premier roman –, il veut montrer qu’on « peut être trotskyste et être surpris par la réalité, que les convictions n’interdisent pas la rêverie, le hasard, l’étonnement ». Le mobile est dévoilé : « J’ai eu envie de faire des romans noirs parce que j’ai envie de dire des choses politiques. Et ça colle. Parce qu’avec le militantisme il y a des événements, des télescopages, qui étaient restés en jachère. Pour nous, la violence, ça ne choque pas, on a intégré son rôle dans l’Histoire. On a appris à lire une ville comme Haussmann a appris à tracer ses perspectives, avec brutalité. On l’a découverte quand on y a trouvé des pavés. On sait que c’est un endroit où ça craque, de partout, où ça doit péter un jour ou l’autre. »

Vilar s’enferre : il revendique un roman noir qui ferait « sortir les cadavres du placard », tout ce que l’inconscient social refoule, voile, étouffe. Le social, toujours : « Si je fais des romans policiers, c’est que je n’ai pas une vision policière de l’Histoire », lance-t-il, bravache. Chez lui, comme chez Jonquet, il n’y a d’ailleurs pas de « privé ». Ils ont tué Philip Marlowe. « Ce n’est pas un hasard, avoue Vilar. Il ne peut plus y avoir de vie privée. Le recul sur l’histoire personnelle, l’individualité du « privé », ce n’est plus possible. » Il joue sur les mots, Vilar. Il se cherche des alibis, se revendique d’André Breton, qui aurait écrit : « On ne sait plus lire une ville. » Lui, il veut la « peler », la ville, « comme un oignon ». « Et on découvre alors qu’il n’y a rien. »

Ils nous ont embrouillés. Cette enquête laisse un goût âcre, désagréable, comme si les culpabilités s’étaient renversées. En fait, nous n’avons rien compris. Jonquet et Vilar, tout simplement, ne sont pas dans la ligne. La vérité, c’est que « le roman policier est encore le repas mental favori des repus d’Europe. Cette littérature, qui a pénétré les rangs des travailleurs affamés, est l’une des raisons pour lesquelles leur conscience de classe se développe à un rythme aussi lent. (...) Dépeignant comme elle le fait la faible valeur que la bourgeoisie accorde aux vies des classes laborieuses, cette littérature contribue à répandre l’assassinat et d’autres crimes ».

Heureusement que Maxime Gorki, dans son discours du 17 août 1934 au premier congrès des écrivains soviétiques, est là pour nous le rappeler : Jonquet et Vilar sont d’effroyables provocateurs, comme leurs ancêtres trotskystes, qui, en 1934, inauguraient les camps du Goulag.

Edwy Plenel

(1) Ernst Bloch, « Aspect philosophique du roman policier », in Autopsies du roman policier, 10-18, 1983.

(2) Francis Lacassin, Mythologie du roman policier, 10-18, 1974.

Notes

[1] C’est à lire ou relire ici : http://blogs.mediapart.fr/edition/l...


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