Réforme des programmes scolaires : pour faire pire que la droite ?

jeudi 9 octobre 2014.
 

C’est reparti. L’éducation nationale engage une énième refonte des programmes. Prévue par la loi Peillon de 2013, cette réforme suit de huit années celle imposée par la loi Fillon qui devait, elle aussi, « bousculer le mammouth », comme disait Claude Allègre. Une réforme en profondeur de l’éducation nationale est-elle nécessaire ? Sans aucun doute. Faut-il revenir sur la loi Fillon ? Certainement, puisqu’elle a sensiblement aggravé la mise en concurrence des établissements et des disciplines scolaires, qui divise l’école publique et accroît les inégalités. Aujourd’hui, plus de 20% des élèves entrent au collège sans maîtriser les bases de la lecture et du calcul, plus de 100.000 élèves quittent l’école sans qualification, et nous savons qu’en France, l’écart des performances des élèves selon leur origine socio-culturelle est supérieur à celui de nombreux pays. On ne peut ignorer non plus qu’un management autoritariste de hiérarchies souvent incompétentes nuit au moral des personnels enseignants, ouvriers et administratifs. Et on interprète l’évitement du métier d’enseignant par les jeunes diplômés comme un symptôme de mauvaise santé de l’école.

Le marché de dupes de l’école des compétences

La nouvelle réforme des programmes peut-elle améliorer la situation ? Après quelques turbulences intestines, le Conseil supérieur des programmes a rendu public un « Projet de socle commun de connaissances, de compétences et de culture ». Cependant, ce n’est pas la loi Peillon mais la loi Fillon de 2005 qui, la première, a institué « un socle commun » que tous les élèves doivent maîtriser à l’issue du collège. Ce nouveau dispositif fut instauré en application directe des « compétences-clés » européennes en vue d’améliorer « l’employabilité du capital humain ». Dans un contexte de chômage de masse et de précarisation du travail salarié, il s’agissait de faire accepter le sacrifice de savoirs fondamentaux, décrétés inutiles sur le marché du travail, en échange de savoir-faire, garants d’une employabilité. Mais c’était pour l’élève du « perdant-perdant ». Car le socle commun ne permet pas la transmission des savoirs fondamentaux. Mais il n’assure pas non plus un commencement de qualification professionnelle. Il vise plutôt une « adaptativité » comprise comme une aptitude à exécuter des opérations très diverses, même quand celles-ci ne sont pas comprises, et une disposition à changer en vue de se conformer à l’évolution des contraintes toujou nouvelles. Ainsi, l’employabilité promise par l’acquisition des « compétences communes » correspond aux seuls critères patronaux. C’est cependant au nom de l’utilité sociale que le socle commun s’est imposé au collège. Il compte quatre-vingt-dix-huit « items » de toutes sortes, que chaque élève doit acquérir, comme « respecter des comportements favorables à sa santé et à sa sécurité », « demander et donner des informations », « adapter son mode de lecture à la nature du texte proposé et à l’objectif poursuivi », « accepter toutes les différences », etc. À chaque item correspond un inventaire décourageant de prescriptions ainsi qu’un catalogue hétéroclite d’indications pour l’évaluation. On ne s’étonnera donc pas du fiasco avéré de ce « socle de connaissances et de compétences » issu de la loi Fillon, dont de nombreux « items » ne sont ni enseignables ni évaluables.

Les deux principales nouveautés du « socle commun » 2014

Qu’en est-il du « nouveau socle » ? Le principe du « socle commun » de la scolarité obligatoire est confirmé. Mais il est censé évoluer « en vue de mieux l’articuler aux enseignements ». Officiellement, le ministère de l’éducation nationale cesse de déprécier les savoirs qui « ne sauraient s’opposer aux compétences conçues comme la capacité à mobiliser des savoirs devant une tâche complexe ». Le Conseil supérieur des programmes va jusqu’à assurer que « l’appropriation des savoirs » serait un des objectifs de la scolarité obligatoire. Mais, à y regarder de près, il apparaît que les disciplines ne constituent pas la référence de l’enseignement scolaire. Il leur est seulement demandé d’apporter leur « contribution » à l’acquisition du « socle commun », qui tiendra ainsi la place dominante. Cinq « domaines de formation », surgis du cerveau des experts, composent ce nouveau socle : « les langages pour penser et communiquer, les méthodes et outils pour apprendre, la formation de la personne et du citoyen, l’observation et la compréhension du monde, les représentations du monde et l’activité humaine ». Les disciplines seront placées dans ces domaines. Ainsi, le domaine « les langages pour penser et communiquer » devra comporter notamment du français (maîtrise de la langue française), de l’EPS (expression et communication impliquant le corps), des langues étrangères et régionales, des mathématiques (dans l’objectif d’utiliser des langages scientifiques), de la géographie (pour savoir lire des plans et se repérer sur des cartes). Et on retrouvera ces disciplines, en fonction de la contribution qu’elles pourront apporter à l’occupation des autres « domaines de formation ». On imagine les désordres lorsque les enseignements seront organisés autour des « domaines ». Et on pressent l’omniprésence des divers échelons hiérarchiques dans la légitimation et l’organisation de ces désordres. La deuxième modification majeure introduite par le « nouveau socle » est l’usage immodéré du terme « culture », censé prouver que l’on renonce désormais à « l’utilitarisme ». Le nouveau socle est d’ailleurs rebaptisé « socle de connaissances, de compétences et de culture ». Cette « culture » promise à la jeunesse présenterait toutes les vertus : elle est source d’épanouissement personnel, élément de sociabilité, formatrice d’esprit critique, référence pour la nation… Sa principale caractéristique est d’être « une culture commune », qui « fournit une éducation générale fondée sur des valeurs qui permettent de vivre en société » (sic). Mais le contenu de ces valeurs communes reste flou. On comprend seulement que les élèves en seront ensemencés.

Inflation normalisatrice, déflation laïque

Il y a donc lieu de craindre que ce « socle commun » contourne les deux finalités essentielles de la scolarité obligatoire, telles qu’elles sont définies par le Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » Car dans ce projet, on ne retrouve ni les savoirs ni les valeurs de la République. En revanche, le formatage des élèves semble prévu. Le « domaine » intitulé « la formation de la personne et du citoyen » est à cet égard significatif. Il est en effet spécifié qu’au sortir de la scolarité obligatoire, l’élève doit avoir acquis notamment la « capacité d’empathie » et qu’il lui incombe de « pratiquer la bienveillance ». Mais l’école publique a-t-elle raison de chercher à façonner la personne des élèves et de vouloir la soumettre à « validation » après « évaluation » ? On peut douter que les parents d’élèves seront majoritairement enchantés à cette perspective. On peut supposer aussi que les enseignants n’y reconnaîtront pas le sens de leur métier ni le respect qu’ils estiment dû à leurs élèves. Ils observeront également que cette pression normalisatrice s’accompagne d’un recours abusif à l’affect, qui préjuge des élèves incapables d’entendre un langage rationnel. Mais la phraséologie culturaliste du Conseil supérieur des programmes est également déroutante, s’agissant de « la culture de l’engagement », seulement spécifiée par « l’importance de la promesse et le respect du contrat ». L’école française du XXIe siècle aurait l’ambition de cultiver chez ses élèves une envie d’engagement… Mais à quoi ? en vue de quoi ? Ce projet de « socle commun » soulève d’autres questions, comme celle de l’évaluation qui risque de consommer et de détourner les énergies, au détriment des apprentissages. Mais tant que les programmes des disciplines ne seront pas connus, on s’interdira de formuler un jugement arrêté sur ce projet de programmes. Cependant, un programme rédigé conformément au socle commun est d’ores et déjà connu : le projet d’Enseignement moral et civique. L’examen de ce programme donnera ainsi une idée de ce que seront les programmes des disciplines. Nous avons amorcé ici un questionnement critique sur ce programme en regrettant l’inflation d’un jargon psycho-culturaliste, à proportion d’une impressionnante déflation laïque1. L’école de la République ne mérite-t-elle pas une plus haute ambition et une meilleure réforme que le Projet du Conseil supérieur des programmes ?


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