Que doivent savoir les élèves ? Que savent-ils réellement ? Le vertige des programmes et la dégradation du niveau général. Par Marie Perret (Repère)

dimanche 21 janvier 2007.
 

Que doivent savoir les élèves ? Que savent-ils réellement ? Le vertige des programmes et la dégradation du niveau général. Par Marie Perret L’école républicaine, pour s’orienter dans la question des programmes, se réglait traditionnellement sur une thèse dont découlaient deux critères.

La thèse, d’abord : cette thèse a été suffisamment attaquée pour ne pas être tout à fait méconnue. C’est la thèse selon laquelle l’école est ce lieu dévolu à la transmission des savoirs. Pourquoi les savoirs ? La question, on le sait, ne va pas de soi. Car l’école pourrait se consacrer à d’autres missions : l’épanouissement de l’enfant, l’apprentissage des règles de la vie sociale, l’apprentissage d’un futur métier, etc. ? Si l’école républicaine met le cap sur la transmission des savoirs, c’est parce que le savoir est libérateur : il permet d’échapper à l’emprise de ceux qui savent, et qui pourraient utiliser ce savoir pour exercer sur l’ignorant leur pouvoir. Le savoir libère par conséquent d’une servitude ou d’une dépendance possible : si j’ignore les règles de la grammaire ou de l’orthographe, je suis obligé de m’en remettre à l’écrivain public. De la même façon, si j’ignore les opérations simples de calcul, je suis dépendante d’une machine à calculer. Pire, souvent je ne sais même pas quelles sont les opérations à effectuer. Je suis par conséquent moins libre que si je savais. Savoir utiliser son entendement pour conquérir un savoir, pour se délivrer d’une ignorance, c’est donc conquérir de la liberté.

De là découle le premier critère qui permettait de s’orienter dans la question des programmes. Ce premier critère était de distinction. Il permettait de discerner, au sein de la masse des œuvres produites par l’esprit humain, celles qui méritaient de figurer dans les programmes scolaires et celles qui ne le méritaient pas. Le mot semble aujourd’hui désuet : il s’agit des humanités. Les humanités : le terme désigne les œuvres dont la beauté et la force ont été consacrées par le temps. La thèse qui prévalait alors était que chaque élève, quelle que soit son origine sociale, avait droit à ce que l’esprit humain avait produit de plus grand. Telle était la raison pour laquelle l’école était dévolue aux humanités ; non pas, comme on a pu le dire, par révérence ou par fétichisation, mais pour permettre à la pensée de chacun de se confronter aux œuvres les plus puissantes. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les humanités ont cessé de joué leur rôle de critère de distinction. Cette évidence s’est évanouie. Les humanités disparues, c’est la « culture » qui devient le maître-mot : l’école doit transmettre une « culture commune ». Tout ce qui relève de la culture a droit de cité à l’école. Question de mot, dira-t-on. Car qu’est-ce qui distingue les humanités de la culture ? Les humanités ne font-elles pas partie de la culture ? Si les humanités pouvaient opérer comme critère de distinction, la culture recouvre un champ tellement protéiforme que tout, dans l’absolu, relève de la culture : l’art de faire les crêpes, un morceau de rap, un « reality Show », un livre de Camus, etc. Les humanités jetées aux orties, la boussole perd le nord et les têtes ont le tournis.

Le second critère était, quant à lui, d’organisation. Il permettait de déterminer, dans l’instruction, un commencement, et, à partir de là, une progression cohérente. Ce critère était celui de l’ordre des raisons. La thèse qui prévalait était que l’école devait se régler sur un critère purement rationnel pour déterminer une progression dans les savoirs. On va, par exemple, du plus élémentaire au plus élaboré, du plus simple au plus complexe. Cela relève du simple bon sens, dira-t-on. Mais le débat qui a eu lieu en avril 2005 à l’Assemblée nationale autour de la réforme Fillon atteste que le bon sens fait plus que défaut, et que l’on n’est même plus capable de s’accorder sur ce que c’est qu’un savoir élémentaire. La réforme des programmes de mathématiques, dénoncée par d’éminents mathématiciens -réforme qui inscrivait dans les programmes l’apprentissage des « mathématiques modernes » était loin, elle aussi, d’aller dans ce sens. Car cette évidence selon laquelle l’école doit se régler sur un critère rationnel pour organiser la progression des savoirs a cédé devant la peur que l’école enseigne des savoirs obsolètes : l’évidence qui est aujourd’hui de mise est qu’il ne faut pas rater le train du progrès. Les élèves devant être informés des dernières innovations techniques, il faut d’abord leur enseigner les vérités dernières. L’effet que cette nouvelle évidence produit, c’est l’incohérence des programmes, qui sévit notamment en sciences, incohérence qui est telle que les élèves ont désormais bien du mal à maîtriser les règles de la plus simple logique..

Voilà deux raisons qui expliquent l’impression de vertige qui s’empare des pédagogues et des politiques. Mais cette impression de vertige se redouble d’un sentiment de panique. Vertige et panique : la conjonction des deux amène à conclure que l’école est en crise.

Le sentiment de panique naît d’un constat bien amer : après avoir annoncé, dans les années 80, une bonne nouvelle -le niveau monte !-, on se réveille aujourd’hui avec la gueule de bois. Chacun se trouve désormais confronté au principe de réalité, et l’on tire de tous les côtés la sonnette d’alarme. A propos de la maîtrise de la langue, d’abord : montée ahurissante de l’illettrisme, récits des collègues qui ne peuvent que constater l’indigence de l’orthographe et de la grammaire dans les copies de leurs élèves. A propos de la maîtrise des raisonnements logiques simples, ensuite : on tire la sonnette d’alarme jusque dans le jury des Ecoles normales supérieures. Un rapporteur de l’épreuve orale de mathématiques écrit ainsi : « comme nos collègues physiciens, on a pu constater que, même sur un panel de candidats à aussi fort potentiel, les méfaits de la mise à sac de l’enseignement des mathématiques dans le secondaire mis en place depuis plus de deux décennies se faisaient sentir. Le programme est souvent mal assimilé, parfois même dans les points les plus basiques (l’Algèbre linéaire par exemple). »

On pourra toujours soupçonner les professeurs qui témoignent de ce constat de noircir le tableau ou d’être de mauvais coucheurs, il n’en demeure pas moins que les faits ont la tête dure : après avoir taxé de ringards, de nostalgiques, voire de réactionnaires ceux qui, timidement, osaient la comparaison avec l’école du passé, les premiers résultats officiels des études comparatives tombent enfin. Un fait édifiant : en 1995, 6000 élèves ont été invités à repasser les épreuves du certificat d’études proposées entre 1923 et 1925 dans la Somme. Même si l’on a pris le soin de ne retenir que la moitié des copies de 1995 (les meilleures, bien sûr !), force est de constater que ces élèves font en moyenne 2,5 fois plus de fautes qu’en 1920 et qu’ils sont 40% à faire plus de dix fautes contre 6% dans les années 20. Autres faits qui ont la tête dure : la désertion des filières scientifiques, la part d’étudiants d’origine populaire (enfants de paysan, ouvrier, employé, artisan et commerçant) reçus dans les grandes écoles, qui est tombée de 29% à 8,6% entre 1951 et 1993, les boîtes privées qui ramassent les dividendes (on sait que la plupart des parents qui peuvent payer à leurs enfants des cours de soutien n’hésitent pas à le faire, tant et si bien que l’école à deux vitesses est devenue une réalité).

La situation est telle que l’on assiste à un bien étrange paradoxe : les connaissances, dans de nombreux champs disciplinaires, ne cessent de progresser, tandis que la paupérisation intellectuelle des élèves ne cesse de s’accentuer.

Par Marie Perret


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