“Annuler la dette” : les enjeux d’un débat

samedi 19 novembre 2011.
 

La crise de la dette se développant, la question du refus de payer cette dette prend une actualité grandissante. Mais ce mot d’ordre, longtemps réservé aux seuls pays écrasés par l’impérialisme, pose en même temps un certain nombre de questions : faut il exiger un audit de la dette, et doit on annuler tout ou partie de cette dette ? S’agit-il de préserver la classe ouvrière des attaques conduites pour rembourser cette dette, ou de remettre les compteurs à zéro pour donner un élan nouveau au capitalisme ? Ces questions ne sont pas anodines.

Une dette illégitime ?

Est souvent avancée, pour justifier l’exigence de l’abrogation de la dette, l’idée que la dette serait, en partie ou en totalité, illégitime.

Cette notion sous-entend donc que la dette pourrait, au moins en partie, être “légitime”. Affirmation curieuse, qui oublie que c’est la totalité des capitaux accumulés par la bourgeoise, et prêtés à l’État contre intérêts, qui ont été extorqués à la classe ouvrière, prélevés sur la plus-value produite par le prolétariat. (On laisse de côté ici les maigres économies que des travailleurs peuvent déposer sur un livret d’épargne en échange d’intérêts réels proches de zéro). De fait, si l’on voulait se placer sur un terrain moral, c’est l’exploitation des travailleurs par le capitalisme qui est “illégitime”, et donc la totalité des dettes accumulées.

Cette notion de dette illégitime est accouplée à l’idée que son origine serait due à de mauvais choix, à des “cadeaux fiscaux” faits aux riches. Ainsi le NPA explique que la première raison de l’illégitimité de la dette tient à son origine : “les cadeaux fiscaux aux plus riches et de mauvaises dépenses pour l’armement, les opérations guerrières, le dédommagement des capitalistes lors des nationalisations du début des années 1980, le renflouement des banques lors de la crise de 2008”.

ATTAC tient un discours analogue. De même le secrétaire général du PCF qui explique que la dette résulte des choix politiques faits dans le passé. Certes… Mais autant dire que le capitalisme aurait pu être géré autrement, ou qu’il pourrait aujourd’hui mener une politique moins antisociale. Bien sûr, on peut rêver. Mais le premier secrétaire du PCF n’est pas un perdreau de l’année, et son discours est en parfaite cohérence avec la politique du PCF : celui-ci a de longue date renoncé, même en parole, à l’expropriation du capital.

Nécessité d’un audit ?

Cette idée d’un audit, développée en particulier par le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM), est largement reprise aujourd’hui. Elle est présentée comme le moyen de déterminer la part d’illégitimité de la dette. “Enquête publique, audit ou tribunal de la dette” et annulation de “la dette illégitime” exige ainsi le NPA.

Les demandes d’“audit” et d’“annulation” sont, en général avancées conjointement. Le risque est alors grand que l’audit ne serve qu’à justifier un simple moratoire sur la dette, puis à prétexter le remboursement partiel de cette dette.

Cela dit, on peut concevoir qu’un audit soit un instrument d’explication et de mobilisation, à condition qu’il mette en évidence les racines profondes de cette dette, inhérentes au capitalisme lui-même. Mais s’il s’agit de faire le tri entre bonne et mauvaise dette, c’est au mieux une logique réformiste.

Une dette indispensable au capitalisme

On affirmera ici, à l’inverse de la doxa qui règne “à gauche” que, si l’on respecte la logique du capitalisme, cette dette lui était nécessaire et inévitable, en particulier son accumulation vertigineuse depuis quatre décennies.

Cette dette a d’abord contribué à rétablir le taux de profit général qui avait fortement décru à la fin des trente glorieuses. Ce recours à l’endettement fut d’autant plus utile que se poursuivait l’offensive générale contre les salaires engagée par Reagan et Thatcher, qui redoubla avec les délocalisations dans les régions du monde à bas salaire. L’écart ne pouvait donc que se creuser entre la masse des marchandises produites et les capacités d’achat des travailleurs. Le recours massif à l’endettement permit d’atténuer cette contradiction.

Une vraie potion magique

Cette dette fonctionna comme une drogue. Ce fut celle des particuliers, ce qui permettait de maintenir les ventes même quand le pouvoir d’achat stagnait ou baissait. “Vous ne pouvez pas changer de voiture ? Aucun souci, vous paierez plus tard ! ” De là vint l’affaire des subprimes qui, avant d’être une formidable escroquerie bancaire, fut d’abord l’expression d’un endettement sans précédent des particuliers.

Quant à la dette de l’État, elle ne fut que très partiellement produite par des “cadeaux” faits aux riches particuliers. La dette fut d’abord un moyen, par les commandes d’État (infrastructures utiles ou inutiles, armement, etc..) d’entretenir la machine économique, et de la relancer quand la crise surgissait. Cela fut fait massivement par l’État japonais pendant 20 ans.

En outre, une part essentielle de la dette des États est due à des mesures fiscales en faveur des entreprises : baisse d’impôts pour les entreprises, exonérations de “charges” sociales financées par le budget.

En clair : l’endettement de l’État a été un moyen décisif pour assurer la préservation du taux de profit, dans un système économique gouverné par la recherche du profit.

C’est ainsi que les crises cycliques du capitalisme furent atténuées au point que celle de 2001-2002 fut la plus faible de l’histoire du capitalisme. Mais on ne pouvait éternellement reporter les échéances.

En 2007, le système financier commença de se disloquer par la crise de la dette privée. Le système bancaire menaça rapidement de s’effondrer. La débâcle fut évitée de justesse par l’intervention des États qui prirent en charge le fardeau de la dette privée. Puis, une nouvelle fois, les gouvernements répondirent à la crise économique (2008-2009) par de gigantesques plans de relance. Mais l’explosion de la dette souveraine qui en résulta mit plusieurs États (Irlande, Portugal, Grèce) dans l’incapacité de financer et refinancer leur dette. La menace devenant générale, les gouvernements décidèrent alors d’une politique de rigueur budgétaire qui se généralisa à la planète entière au début de l’année 2011.

Or cette politique de rigueur, qui freine l’activité économique, fut lancée au moment même où les effets des plans antérieurs de relance prenaient fin. Et la crise ouverte en 2007, que beaucoup croyaient en cours de résorption, repartit de plus belle durant l’été 2011.

Tous les États sont menacés

Si la question de la dette connaît une actualité aiguë en Europe, ce n’est en aucun cas le problème de la seule zone euro. La dégradation de la dette américaine par une agence de notation, événement sans précédent, le démontre clairement. Mais le talon d’Achille de la zone euro réside dans le fait que tous les traités signés ne peuvent rien à une réalité incontournable : l’Union Européenne et la zone euro demeurent une collection d’États indépendants et souverains qui peuvent se soustraire aux injonctions de Bruxelles. Et les désaccords entre gouvernements, qui expriment des intérêts divergents, entravent toute réponse commune à la crise.

Nécessité de payer les dettes ?

Il est inexact de dire que le paiement de la dette ne serait qu’un “prétexte” pour s’attaquer aux acquis sociaux. Pour la bourgeoisie, il est simplement vital que cette dette soit payée. Mais, bien sûr, c’est la classe ouvrière qui devrait payer. Car les banques se sont goinfrées de titres d’États, et le risque est réel que le défaut d’un ou deux États provoque des faillites en chaîne, menaçant l’ensemble du système bancaire et financier international.

Mais au sein de la bourgeoisie, nombreux sont désormais ceux qui jugent que certaines dettes ne peuvent plus être payées, et qu’il vaudrait mieux amputer les branches mortes. Car non seulement la politique de rigueur aggrave la récession et conduit alors à accroître le déficit budgétaire, mais certains redoutent de violentes explosions sociales. Christine Lagarde s’en inquiète publiquement.

Dès lors se multiplient les plans alternatifs : l’un d’eux vise à mutualiser les dettes de la zone euro par l’émission d’euro obligations, idée que soutiennent le chef de file des Libéraux européens et les partis sociaux démocrates. Mais cela impliquerait de nouveaux traités plus contraignants que ceux, non respectés, de Maastricht, une sorte de fédéralisme budgétaire alors que persisteraient des États distincts.

Or même les mesures d’urgence déjà décidées ont du mal à être mises en oeuvre. Ainsi, l’accord européen du 21 juillet est bloqué depuis deux mois par le gouvernement finlandais.

Annuler seulement la dette ?

Par ailleurs, l’annulation de la dette grecque, que réclament légitimement les travailleurs grecs, posera immédiatement de nouveaux problèmes. La Grèce restera-t-elle dans la zone euro ? Dans ce cas, elle resterait étranglée par une monnaie trop forte, le chômage exploserait, et l’État grec serait dans l’incapacité de payer ses employés. Mais si elle sortait de l’euro, la monnaie nationale réintroduite serait immédiatement dévaluée, et l’inflation exploserait.

Les travailleurs grecs subiraient alors un effondrement massif de leur pouvoir d’achat. On voit bien que dans une telle situation de crise générale, il n’y a pas d’issue possible sans poser en même temps la question de l’expropriation des banques, de l’expropriation des principales entreprises, et du contrôle des mouvements de capitaux et de marchandises.

Mais la politique de rigueur ne s’applique pas qu’en Grèce. Partout, elle entrave la reprise de la croissance. Certains, comme le FMI depuis peu, proposent donc désormais d’aller “moins vite” dans la mise en oeuvre de la rigueur, et d’impulser de nouvelles mesures de relance.

Mais comment financer cette relance ? C’est là que revient la perspective d’euthanasie des rentiers chère aux keynésiens. Sous une forme plus douce, il est aussi proposé de recourir à l’inflation qui rongerait la dette.

Mais c’est oublier que les dettes souveraines sont, pour une part essentielle, des dettes à court terme, qu’il faut renouveler sans cesse. Il en résulterait une envolée rapide des taux exigés des états emprunteurs.

Et toutes ces “solutions” sont conçues dans la perspective de préserver du système capitaliste, ce qui était déjà l’objectif de Keynes. Or, force est de constater, sur ce plan, l’ambiguïté dont font preuve souvent les partisans de l’abrogation de la dette “illégitime”.

Ainsi Attac affirme que “d’autres solutions sont possibles à condition de s’attaquer à la mainmise des marchés financiers”.

Il ne s’agit donc pas de s’attaquer au capitalisme lui-même. D’ailleurs, l’objectif est celui d’“un autre partage des richesses”. Mais maintenir un “partage” entre salariés et capitalistes, fût-il un “autre partage”, signifie que l’on demeure dans le cadre du capitalisme.

Sauver l’euro ?

L’euro est menacé parce que les états demeurent des états souverains. Ce qui a malgré tout préservé l’euro, c’est que le dollar est lui-même fort malade. Dans cette situation, la très grande majorité des partis bourgeois tentent de préserver la zone euro (dût-elle être un peu réduite). De même les partis sociaux démocrates, ainsi que le PCF et le Parti de gauche, ou le KKE grec.

L’une des “solutions” mises en avant consiste à faire jouer un autre rôle à la Banque centrale européenne. ATTAC affirme ainsi que “la Banque centrale européenne doit être mise sous contrôle démocratique” De manière plus abrupte, Mélenchon affirme :“l’incendie peut être immédiatement éteint si la Banque centrale européenne prête directement à la Grèce aux taux réduits auxquels elle prête aux banques”.

Mais outre que cela impliquerait de modifier les traités (à l’unanimité), cette solution est déjà massivement utilisée par la FED, qui a acheté pour 1100 milliards de titres de l’État américain. Autrement dit : on fabrique de la monnaie papier garantie par des titres de dette : une fabuleuse chaîne de Ponzy ! (1) Cette cavalerie financière ramène au vice fondateur de la crise financière actuelle, dont bien peu ne parlent.

Monnaie de papier, papier monnaie

Le temps n’est plus où le système monétaire international s’appuyait encore sur une monnaie garantie par de l’or.

C’est la décision, contrainte et forcée, prise par Nixon en 1971, de ne plus échanger du papier dollar contre de l’or, qui a permis une formidable production de “monnaie” et un développement gigantesque de l’endettement. Mais désormais, cette fuite historique en avant trouve ses limites, sans qu’on puisse pour autant revenir à l’ancienne monnaie or (sauf dans le cas d’un cataclysme financier et d’une dislocation du marché mondial).

De ce fait, la question des monnaies est indissociable de celle de dettes publiques. Les monnaies n’ayant plus de contrepartie métal, ce sont les États, avec leurs promesses de rentrées fiscales et par le biais des dettes souveraines, qui “garantissent” ce système…

Annuler l’ensemble des dettes revient donc à jeter à bas toutes les monnaies qui circulent aujourd’hui. On comprend donc l’acharnement des gouvernements à assurer le paiement des dettes, et la nécessité pour le mouvement ouvrier d’aborder l’ensemble des questions au lieu de traiter “en soi” celle de la dette.

Euthanasier les rentiers, ou euthanasier le capitalisme ?

La question de la dette et de son abrogation mérite donc un débat approfondi que ces quelques lignes ne font, furtivement, qu’esquisser. Certes, personne ne pleurera si l’annulation de la dette se traduit par quelques souffrances pour les rentiers. Mais l’enjeu, on l’a vu, c’est de savoir si le capitalisme doit être ou non préservé. La seule annulation de la dette ne permettrait à la classe ouvrière d’échapper ni à l’exploitation capitaliste ni au chômage et à l’effondrement de son pouvoir d’achat.

La bataille contre la dette doit donc s’inscrire, comme mesure d’urgence, dans un ensemble de mesures immédiates s’attaquant à la propriété capitaliste et posant la question du pouvoir des travailleurs : expropriation de toutes les banques sous le contrôle démocratique de l’ensemble des travailleurs, ouverture des livres de comptes et publication en ligne de tous les mouvements de capitaux, mais aussi expropriation des principaux groupes industriels et financiers, monopole du commerce extérieur et contrôle des capitaux.

Serge Goudard


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