Tunisie : premières réflexions sur des résultats partiels…

samedi 29 octobre 2011.
 

J’écris ce billet, en compagnie des autres camarades de la délégation du PG, Raquel Garrido (secrétaire nationale et porte parole internationale du PG), Alain Chaignon et Lotfi Mzoughi. Alain Billon nous rejoindra tout à l’heure. Nous sommes les seuls représentants d’un parti politique français. Dans le Média Center (avenue Mohamed V de Tunis), la salle de presse grouille de journalistes du monde entier.

Il y a une heure, pour la première fois depuis le vote de dimanche, des résultats officiels ont été donnés. Sur 27 circonscriptions électorales, l’ISIE, la seule instance en capacité de donner des résultats fiables et validés, vient de faire connaître les résultats de 5 circonscriptions. Il s’agit des circonscriptions de Sfax 1, Sfax 2, Sousse, Jendouba et Kebili qui devaient élire 39 députés (sur un total de 217). Sfax et Sousse sont les deux principales villes de Tunisie, après Tunis. On peut estimer qu’il y a là une première tendance lourde représentative du résultat total. Il faut donc être précis. Pour l’heure l’ISIE n’a pas fait connaître de totaux nationaux. Tous les chiffres qui circulent sur les réseaux sociaux, en Tunisie comme en France, sont des éléments partiels ou des rumeurs pour lesquelles nous invitons encore à une grande prudence.

Voici donc ces premiers résultats officiels partiels. Sur 39 députés à répartir, le mouvement religieux Ennahda en obtient 15 (soit 38 % des sièges), le Congrès Pour la République (CPR) de Moncef Marzouki en obtient 6 (soit 15,3 %), le mouvement Pétition Populaire de Hachmi Hamdi un ex RCD et ex Ennahda, propriétaire d’une chaîne satellite basée à Londres en obtient 5 (soit 12,8%), Ettakatol en obtient 4 (soit 10,2 %), le Parti démocratique Progressiste (PDP) en obtient 2 (soit 5,1 %), Moubadara animé par un ex RCD de Sousse en obtient 2 (5,1 %), le Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) arrache enfin 1 député (soit 2,5%), puis quatre petites formations obtiennent aussi chacune un député.

Cette première photographie des résultats est intéressante. Elle évoluera bien entendu cette nuit. En particulier, l’on sait que le Pole Démocratique Moderniste aura des sièges. Mais, on peut délivrer quelques analyses. D’abord, la première leçon à tirer est que l’extrême émiettement dans des dizaines de micro listes a eu pour effet négatif que 22 % des électeurs qui se sont déplacés n’auront aucun représentant. On peut estimer que la grande majorité de ces listes ne défendaient pas un projet politico-religieux. Elles sont effacées. La division artificielle et l’éclatement auront un coût pour la démocratie. Il faudra retenir la leçon pour l’avenir.

Deuxièmement, il est indiscutable que les religieux Ennahda obtiennent un fort score, plus important que prévu. Toutefois, seuls, ils ne sont pas majoritaires. Bien sûr, ce résultat très élevé peut être déroutant pour beaucoup d’observateurs. Mais, il était quand même attendu que près d’un tiers de l’électorat voterait pour eux. Ce soir, il semble que cela soit un peu plus que prévu. Pourquoi ? Il faut essayer de comprendre. Ce mouvement politico religieux était le seul à être réellement structuré sur l’ensemble du territoire et particulièrement dans les milieux populaires et les campagnes. Il a bénéficié de moyens financiers considérables, sans commune mesure avec les autres formations. Cet argent lui a permis de mettre en place un clientélisme dans les milieux pauvres et il semble acquis qu’il a acheté les voix de bien des gens modestes (par ex : paiement de quelques dinars contre une photo du bulletin, ce qui explique pourquoi certains électeurs ont gardé leurs téléphones portables dans l’isoloir).

Dans beaucoup de mosquées, le vote Ennahda a été fortement promu. Il était clairement demandé de voter « pour faire plaisir à Dieu ». Ennahda a aussi profité de l’aide objective de la plupart des médias TV, et en particulier la cinquantaine de chaînes satellites religieuses étrangères captées ici. On peut citer en tout premier lieu la chaîne du Qatar Al Jazeera. Ce « matraquage » idéologique dans les milieux populaires n’est pas né après la révolution de janvier 2011. Il dure depuis des années et faisait en réalité bon ménage avec la dictature du RCD. « Le fer et le baillon », pour reprendre une expression d’un quotidien de Tunis, qui ont régné pendant plusieurs décennies allaient de pair avec le Coran télévisé. Ces prêches cathodiques permanents, déclinés de manière directe ou indirecte, ont été le seul horizon culturel pour des millions de tunisiens. On en paye le prix aujourd’hui. Aussi, il apparaît clairement que le principal argument de Zine Ben Ali depuis 1987 pour le maintien de son régime despotique, à savoir la lutte contre l’islamisme politique, était un leurre. C’est une règle universelle. Il n’y a pas de lutte contre l’islamisme politique sans bataille culturelle. Il ne peut pas y avoir de bataille culturelle sans liberté, et notamment sans liberté d’expression. La lutte contre l’islamisme politique ne peut réellement commencer qu’aujourd’hui. La possibilité d’exercer sa souveraineté politique via l’assemblée constituante était la condition sine qua none.

Qui peut la mener ? C’est sans doute la principale difficulté que nous constatons après quelques rencontres d’organisations aujourd’hui. Nous les raconterons plus en détail dans d’autres billets. Les critiques qui vont suivre doivent être relativisés ; Nous ne donnons aucune leçon arrogante. Les conditions d’action étaient très difficiles. Le temps de la campagne fut assez court. On ne peut rattraper en quelques semaines des années perdues. La terrible ignorance sur laquelle prospère l’obscurantisme ne peut être résolue en l’espace de quelques mois. Nous avons rencontré ces derniers jours des camarades de grande valeur qui méritent le respect. Leur moral est affecté ce soir, mais ils doivent continuer. Les remarques que nous faisons ont vocation à être des éléments de réflexion pour l’avenir. Une des leçons que nous tirons de nos rencontres, est une forme de faiblesse, ou de confusion, du camp « moderniste » qui se place généralement lui-même sur le terrain théologique pour essayer de contrer Ennahda. Cette méthode héritée du « bourguibisme » apparaît comme assez inefficace. Par exemple, la quasi-totalité des forces politiques défendent l’article 1 de l’ancienne Constitution de 1959 qui proclame : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la République ». Concrètement, cela signifie que l’Islam doit être organisé par l’Etat. La revendication de séparation du politique et du religieux, portée par certains modernistes, était souvent inconséquente puisqu’ils acceptaient en dernière analyse le maintien de cet article 1. Face à cette confusion, patiemment, Ennahda a continué sa besogne sur le terrain. Imposant un regard « déiste » sur l’ensemble de la vie sociale, ils caractérisaient la quasi-totalité des autres forces comme « mécréantes », les ont calomniées, ont fait courir le bruit qu’elles voulaient mettre en œuvre un pays athée, promouvoir le mariage homosexuel, etc… Mais, les progressistes malgré leur courage et leur détermination, étaient souvent désarmés idéologiquement pour répondre. Personne n’a trouvé les mots pour redéfinir ce qui pouvait être une laïcité à la Tunisie du 21ème siècle. Pour beaucoup de personnes, ce simple terme rime avec colonialisme et ancien régime RCD. Une pédagogie, pour disperser la confusion ambiante, devra être menée à l’avenir par le camp de la gauche, sur ce terrain si important.

De plus, la question sociale, les problèmes de chômage, de santé, d’éducation, de redistribution des richesses, qui furent le principal moteur de la révolution citoyenne ont semblé oubliés dans le débat public qui a précédé ce vote. Ces sujets auraient du être la pomme de discorde entre les formations durant ce vote, mais elles ont semblé absentes, laissant la place à un débat biaisé sur l’identité nationale de la Tunisie, et donc la place de la religion. Pour le petit peuple, la Révolution n’a pas tenu sa promesse. Un doute et une déception s’est installée. Il est frappant de constater que quelques uns des principaux bloggueurs qui ont joué un rôle si important durant la révolution se sont publiquement abstenus. C’est le cas de Lina Ben Mhenni (agée de 27 ans) et prix Nobel de la Paix 2011. Les religieux ont aussi profité de ce "désenchantement" d’une partie des leaders de la jeunesse, impatients de pas voir venir de changement réels et concrêts. Au final, tout cela a pesé lourd. On ne doit jamais contourner la question sociale et oublier le peuple.

Enfin, la question centrale de la lutte contre la corruption, liée à la question sociale, ne fut également pas assez portée par les forces de gauche. Elle était pourtant majeure. La renationalisation des biens confisqués au peuple aurait dû être un thème central. Il ne le fut pas. Dommage. Bien de ceux qui sont apparus comme liés à l’ancien régime ont été sanctionnés dimanche. Le vote politico-religieux pour Ennahda traduit aussi, de façon bien évidemment déformé, cette volonté d’épurer la vie politique.

Voilà donc le triptyque sur lequel il fallait peut être avancer pour mettre en œuvre le partage des richesses pour satisfaire la demande de droits sociaux élémentaires (emploi, santé, éducation, logement) :

1) Epuration de la magistrature afin de lutter contre la corruption,

2) restitution des biens confisqués par les clans proches de l’ancien régime,

3) renationalisation des biens privatisés.

Enfin, parallèlement à cette bataille sociale menée, il fallait avancer sur le terrain de la bataille culturelle et idéologique : séparation du religieux et du politique en incluant l’Etat.

Au final, il ne faut pas totalement se désespérer. Une lutte s’engage en Tunisie dont l’issue n’est pas encore écrite. Alors que le débat général fut organisé sur la question religieuse, qui a pourtant avec elle la force de l’évidence pour beaucoup de gens modestes, soulignons quand même que plus de 60% des électeurs n’ont pas voté pour un modèle préconisant l’Islam politique. Espérons qu’il y aura dans cette majorité un point d’appui puissant et cohérent pour une gauche sociale, démocratique et laïque. En France, nous devrons tout faire pour aider ceux qui vont s’atteler à cette tâche.


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