REPERES ET RUPTURES POUR UNE NOUVELLE EMANCIPATION (A : COMPRENDRE)

mercredi 21 décembre 2011.
 

Texte débattu par le Parti de Gauche lors de son 2ème congrès (automne 2010)

SOMMAIRE

Introduction : NOTRE AMBITION

Chapitre 1 : COMPRENDRE

1. Le nouvel âge du capitalisme.

2. La crise de la mondialisation néolibérale : l’impasse économique du capitalisme.

3. La mise en péril des écosystèmes : l’impasse écologique du modèle productiviste.

4. Le retour de la question sociale : l’impasse de la surexploitation.

5. L’enjeu alimentaire : l’impasse du modèle agricole actuel

6. L’individualisme néo libéral : l’impasse culturelle.

7. De la société à l’intime : l’ordre globalitaire.

8. La fausse « fin de l‘histoire ».

9. L’auto désarmement de l’Europe face à la crise du capitalisme.

Chapitre 2 : VOULOIR

1. Construire le nouvel âge du socialisme.

2. Héritiers et continuateurs des combats émancipateurs.

3. Un autre monde est possible : la nouvelle émancipation.

4. Vers un nouveau progrès humain.

5. Solidarité et luttes contre les rapports de domination et les discriminations.

6. La démocratie jusqu’au bout, la nouvelle République.

Chapitre 3 : AGIR

1. Les moyens d’un autre progrès humain.

2. La refondation républicaine et démocratique de la société et de l’Etat.

3. La planification écologique.

4. Un nouveau contrat social, une autre répartition des richesses.

5. L’autonomie pour chacun-e : faire reculer la précarité, sortir du travail subi, retrouver le plein emploi.

6. Mettre chacun-e à l’abri du besoin : une protection sociale qui rend effectifs les droits universels.

7. Le droit au logement pour tous.

8. Faire reculer l’emprise et la logique du capital : développer l’appropriation sociale.

9. Refonder l’école de la République.

10. Mettre la culture au coeur de nos combats.

11. Changer d’Europe, nouer de nouvelles relations internationales.

Chapitre 4 : S’ORGANISER

1. Partir des luttes et des mouvements qui traversent la société.

2. Les leviers des convergences à construire.

3. Parti de gauche, Front de gauche, Front populaire : un rassemblement durable à vocation majoritaire.

4. Repenser l’articulation du mouvement social et du politique.

Conclusion : le changement commence maintenant.

Introduction : Notre ambition

Notre époque va vers de grands bouleversements. La crise du capitalisme et le désastre écologique se combinent, aiguisant les tensions et les conflits à l’échelle de la planète. La mondialisation libérale, ce nouvel âge du capitalisme, a débouché sur une impasse. La société humaine tout entière est à la croisée des chemins. Cette crise de civilisation ne peut pas être résolue par une cure de moralisation ou de régulation du capitalisme. Une nouvelle émancipation, un nouvel âge du socialisme, est ainsi à l’ordre du jour, qui dépasse non seulement le capitalisme lui58 même et le productivisme, mais touche la conception que nous avons du progrès humain. C’est à cette ambition que nous voulons contribuer.

Dans ce contexte, le « mouvement ouvrier », les « gauches » sont sorti sévèrement ébranlés du siècle passé. L’idéal républicain issu des Lumières et de la Révolution française n’est pas accompli. La grande espérance révolutionnaire de dépassement du capitalisme qui avait émergé comme réponse à la barbarie de la première guerre mondiale a sombré dans le cauchemar du stalinisme et de ses variantes. Les tentatives de transformation par les réformes progressives ont vu leurs protagonistes sociaux-démocrates finir dans la gestion du capitalisme libéral. Malgré nombre de conquêtes sociales et démocratiques arrachées au fil de ces combats, les idées qui avaient symbolisé la volonté du changement social ont perdu la force d’entraînement que l’adhésion de dizaines de millions de femmes et d’hommes de par le monde leur donnait. Les mots eux-mêmes qui servent à les désigner ont été dévalorisés. Du coup, face à des droites qui ont trouvé un nouvel élan dans la contre-révolution libérale-conservatrice de ces dernières décennies, la désorientation qui domine encore à gauche freine les exigences de refondation.

Et pourtant, la crise actuelle du capitalisme fait taire les propagandistes de la « fin de l’Histoire ». Le libéralisme n’a pas débouché sur la nouvelle ère de prospérité promise. Les foyers de tensions et de guerres se sont étendus. Le désastre écologique et climatique avance. Il met en cause la légitimité même du système dans les esprits les plus éloignés de la politique. Et puis, chacun le constate : tandis que la richesse et les biens produits augmentent, l’exploitation perdure et les inégalités se creusent, la souffrance au travail se développe, les fléaux sanitaires se multiplient. Les ressources des sciences et des techniques se sont accrues, mais elles tendent à être de plus en plus asservies aux objectifs mutilants de la marchandisation généralisée. Ces paradoxes interpellent nombre de consciences. La compréhension qu’un certain nombre de ressources de la planète non seulement ne sont pas renouvelables mais en cours d’épuisement, la perception d’une nouvelle extinction des espèces et la perte accélérée de biodiversité, la sensibilisation au réchauffement climatique avec toutes ses conséquences pour la vie sur la planète et la mesure des impasses du capitalisme et du productivisme ont accru la disponibilité des esprits et des coeurs pour imaginer d’autres modèles de société pour le futur.

La réflexion programmatique fondatrice de notre parti veut donc prendre à bras le corps les défis ainsi posés à l’humanité. C’est cette ambition qui est attendue de l’action politique de nos jours. Nous voulons dire notre vision de l’avenir, en cerner les grands enjeux, dessiner les contours d’un projet de société, indiquer les leviers pour y parvenir, et, enfin, définir une stratégie pour atteindre ces objectifs. Nous savons que notre projet ne peut pas être le produit d’une élaboration en vase clos. Mais c’est notre devoir de faire des propositions claires et argumentées. Bien sûr elles devront faire l’objet de débats et de confrontations avec diverses histoires 95 et cultures politiques, avec les expériences issues du mouvement social dans sa richesse et sa diversité. Rien n’est plus indispensable que le débat que nous voulons engager pour penser ensemble l’avenir.

Car nous sommes nombreux à voir que la sortie de crise visée par les pilotes actuels du capitalisme ne peut qu’aggraver la situation et les tensions. Nous ne pouvons croire ni aux discours sur la « moralisation » de la globalisation financière grâce à une « nouvelle gouvernance », ni partager l’illusion d’un « capitalisme vert ». Ceux qui en parlent n’en veulent pas réellement. Leurs actes en témoignent. Comment accepter que pour toute réponse aux défis de l’histoire, les possédants aient pour seul projet de restaurer les profits évaporés, en accentuant la surexploitation du travail et des ressources de la planète ? Comment supporter leur volonté de poursuivre la casse des services publics et d’étendre sans cesse la sphère de la marchandisation, dans le seul but de conquérir de nouveaux marchés avec leurs nouvelles opportunités de profit ? Comment admettre que la démocratie, la souveraineté populaire, l’esprit même de la République, soient mis à mal par les dénis de souveraineté populaire, la restriction délibérée des libertés publiques, la criminalisation croissante des mouvements sociaux ?

Face à ces défis, des résistances s’organisent, des luttes se mènent, de nouvelles perspectives se cherchent partout dans le monde. Des avancées et des reculs ici et là ponctuent le moment que nous vivons. Mais, pour l’heure, aucune dynamique d’ensemble ne se dessine. Pour nous, la tâche de notre temps est de faire naître une nouvelle gauche, capable de faire la synthèse du meilleur des traditions du mouvement ouvrier, de l’écologie politique, des combats républicains et des mouvements sociaux, comme le féminisme et l’alter-mondialisme, afin d’entrer de plain-pied dans notre siècle avec une ambition raisonnée.

Dans cet esprit, notre vision s’organise autour du mot qui la résume, à tous les niveaux d’échelle de la réalité, de l’individu à la société toute entière : EMANCIPATION. L’émancipation de l’être humain est un projet global, il s’oppose point pour point à celui des libéraux. Car eux visent au contraire à dégager les forces aveugles du marché de toute contrainte politique, ou démocratique. Dans l’émancipation, le point de départ et d’arrivée est la personne humaine. C’est elle qu’il s’agit de rendre auteur de sa propre émancipation vis-à-vis des servitudes de l’ignorance, de l’exploitation et de l’inégalité sociale, du règne de l’argent et de l’égoïsme, des dominations culturelles et symboliques, du communautarisme et du racisme, du mercantilisme et du consumérisme. Nous parlons d’une nouvelle émancipation, parce que nous voulons la situer dans les réalités nouvelles de notre époque, qui ajoutent aux dominations du passé celles qui sont particulières au nouvel âge du capitalisme et du productivisme dans lequel nous vivons. Notre société de l’émancipation doit viser le « mieux être pour tous » et « la vie dans la dignité » pour chacun.

Dans notre pays, le nouvel âge du capitalisme et la déferlante néolibérale posent des défis particuliers. En effet l’histoire de notre pays s’est confondue avec celle de la naissance de la République et de son évolution, de la place particulière de l’État et des services publics, des grandes mobilisations et conquêtes ouvrières, du pacte social et démocratique qui s’est construit au fil des luttes, des guerres et des révolutions. L’application implacable du programme libéral sous la férule de Nicolas Sarkozy menace l’identité républicaine du pays quand elle veut disloquer le socle qui la constitue. L’ultra personnalisation de la 5ème République, l’abaissement de l’idée républicaine réduite au maintien de l’ordre, la remise en cause du principe de laïcité, la dislocation des liens sociaux, la diffusion d’une culture de masse de l’égoïsme, ont rendu 142 confuse l’idée républicaine elle-même aux yeux du plus grand nombre.

Rien ne semble parvenir à enrayer cette offensive. Si elles l’ont freinée, les mobilisations sociales ne parviennent toutefois pas à fissurer le front du patronat et du gouvernement contre les acquis sociaux. La ratification du Traité de Lisbonne par les élites contre les peuples remet lourdement en cause la souveraineté populaire. La gauche dans sa diversité reste incapable d’incarner une alternative crédible. Le Parti socialiste qui la domine aujourd’hui s’oriente vers un renoncement décisif quand il veut se mettre au diapason de la social-démocratie internationale avec ses alliances au centre. L’exemple de l’Italie montre à quelle autodissolution cela conduit. Pourtant, l’ampleur des mobilisations sociales de ces dernières années et la conscience politique révélée par la victoire du Non au référendum de 2005 montrent qu’il existe de grandes potentialités pour ouvrir une autre voie.

Il y a urgence à faire surgir une alternative qui propose un nouvel horizon et permette de remobiliser les classes populaires, de plus en plus gagnées par le désengagement électoral. L’objectif, c’est le dépassement du capitalisme et la mise en oeuvre d’un changement radical de société. Nous voulons conquérir une majorité électorale pour le changement. Nous voulons construire une perspective de nouvelle majorité à gauche, appuyée sur la mobilisation populaire consciente. C’est assez dire le rôle que nous voulons voir jouer à l’éducation, et plus encore à l’éducation populaire ; un de ses piliers est l’émancipation de l’individu, nourri par la culture qu’il devra se réapproprier. Nous voulons le faire avec une grande ambition sur des propositions de rupture avec le modèle libéral productiviste. Par la bataille idéologique et politique autour de ces propositions, nous voulons rassembler un bloc social majoritaire de toutes celles et ceux qui aspirent à un réel changement et un véritable progrès humain. Pour nous, la première condition, c’est une dynamique à gauche, pour changer les rapports de forces internes à la gauche. Nous voulons battre la domination social-libérale et faire prévaloir l’ambition d’une rupture transformatrice.

Le moyen, c’est d’abord le rassemblement de l’autre gauche ; la méthode, l’articulation de son projet et de son action avec les luttes et le mouvement social. La stratégie, c’est la remobilisation des électeurs pour rendre ce changement de gauche possible. La tactique, c’est de s’engager de façon autonome au premier tour des élections pour chercher à passer en tête de la gauche, tout en posant pour règle intransigeante le désistement ou le rassemblement au deuxième tour pour battre la droite.

Le Parti de Gauche est un levier décisif et essentiel pour entreprendre cette refondation/reconstruction à gauche. Nous ne prétendons pas y parvenir seuls. Nous croyons dans le potentiel de dynamisme de la société civile. Nous voulons le faire avec tous les courants politiques et les forces citoyennes, associatives et syndicales qui partagent cette ambition. Notre visée est de constituer avec eux un Front durable, présent dans les luttes et les mobilisations, représenté par des candidatures ou des listes communes à chacun des rendez vous du suffrage universel. Dans la perspective de notre réflexion programmatique fondatrice, nous voulons débattre de tous les éléments, qu’ainsi nous versons à la réflexion collective. Notre objectif dans ces échanges est d’approfondir notre compréhension du moment que nous vivons et d’élargir le champ de nos propositions. C’est l’objet de ce texte.

Chapitre A : COMPRENDRE

Le Parti de Gauche veut être un « parti creuset ». C’est pourquoi, il se revendique comme l’héritier, conscient et critique, de toute la diversité des idées et des cultures qui ont contribué à formuler l’idéal émancipateur qu’a porté le socialisme au fil de l’histoire. Pour nous, comme pour ceux qui nous ont précédés dans cette lutte séculaire, il s’agit d’accomplir la même promesse : celle d’une égale émancipation globale pour toutes les femmes et tous les hommes. Le Parti de Gauche n’est pas un parti dogmatique. S’il se réclame d’un héritage, il inscrit aussi sa réflexion dans le cadre d’une critique rationnelle argumentée de la réalité qui est celle de son temps et sur laquelle il veut agir pour la transformer. Il la soumet au débat pour qu’elle soit améliorée. Cette critique veut être rigoureuse et radicale. Elle englobe tous les aspects des aliénations et des impasses où le capitalisme, le libéralisme économique et le modèle productiviste conduisent les sociétés humaines. Elle vise à nous libérer de l’ordre qui s’installe : global, celui-ci n’excepte aucun lieu et le monde est son domaine ; totalitaire, il vise à étendre son empire à chacun des compartiments de l’activité humaine — la vie elle-même est désormais un champ ouvert à la marchandisation — et il refuse toute entrave à une expansion qu’il veut sans limite. C’est pourquoi, usant d’un mot qui tout à la fois désigne sa forme et sa pente politique, on le nommera un ordre globalitaire.

Le monde a donc changé, profondément. La période que nous vivons est ainsi celle d’un nouvel âge du capitalisme. C’est ce monde là qu’il s’agit de comprendre : celui de ce nouvel état et de la crise du capitalisme contemporain, celui aussi de la crise écologique, qui modifie profondément les conditions d’un projet de transformation de la société, et cela dans le contexte particulier que l’on désigne comme celui de la mondialisation(1). Cette crise est systémique, car tout à la fois économique (2), écologique (3), sociale (4), alimentaire (5), culturelle (6), idéologique (7) et géopolitique (8). Le monde est ainsi entraîné dans une impasse sans précédent. Au demeurant, le combat pour éviter ces impasses s’est trouvé totalement entravé par le défaut de cela même qui aurait pu nous en protéger : l’Union Européenne. Elle aurait dû être la solution, elle est devenue le problème. Tel est le résultat du dévoiement néolibéral de sa construction (9). Tel est le contexte, profondément nouveau, dans lequel s’inscrivent les principaux axes de travail sur lesquels le Parti de Gauche veut construire un programme de ruptures écologiques et sociales pour le XXIe siècle.

A1. Le nouvel âge du capitalisme

Pour parler de notre époque nous utilisons l’expression de « nouvel âge du capitalisme ». Cette appellation veut désigner un état nouveau du système de production et d’échange que met en oeuvre le capitalisme. Cet état nouveau n’annule pas les contradictions et les facteurs d’instabilité que les analyses du passé ont mis à jour. Le mécanisme de l’accumulation et les exigences de maximisation du taux de profit demeurent le moteur central du système, mais ils s’expriment dans un environnement nouveau, qui conduit à en élargir les effets. Cet environnement est le produit de l’histoire, des luttes qu’elle a portées, des guerres, des révolutions qui se sont déroulées et des rapports de forces. En transformant le contexte dans lequel le capitalisme s’est matérialisé, elles l’ont transformé lui-même.

Le capitalisme est désormais dominé par l’une des strates qui le composent. C’est elle qui a soumis à son tempo —le court terme — et à ses normes — un niveau de rentabilité immédiate sans guère de précédent — l’ensemble de la sphère de la production et des échanges. Elle a reformaté l’environnement juridique, culturel et politique, ainsi que l’ordre international à ses convenances. Il s’agit du capital financier, qui s’est donné une capacité d’action transnationale et a progressivement soumis le capital productif et industriel à ses exigences.

Ce que l’on nomme la mondialisation est en réalité la globalisation de l’activité des sociétés sous l’égide de ce nouvel âge du capitalisme. Aux origines de cette évolution, la volonté du capitalisme de répondre à la baisse du taux de profit, qui s’est manifestée à la fin des années soixante. En réaction, à partir du début des années soixante dix, le néolibéralisme naissant à alors peu à peu totalement libéré le capital financier de toute contrainte et de toute régulation. Ainsi délié de toute entrave par la globalisation financière, il a proliféré. Cela a conduit à l’apparition d’une hyper bulle financière, masse de capitaux fictifs, faits de titres de dettes privées ou publiques sans contrepartie réelle et dès lors insolvables. Si bien qu’à l’heure actuelle existe une masse financière dont la valeur équivaut à près de cinquante fois la production réelle : 44 mille milliards de dollars pour cette dernière, plus de deux millions de milliards de dollars pour l’autre !

Ce nouvel âge s’est pérennisé parce qu’il est devenu une construction globale, un système. Pour y parvenir, il lui a fallu installer durablement ses deux conditions d’existence : la dérégulation et la marchandisation de tous les compartiments de l’activité humaine. C’est dire que ce système économique est fondamentalement réfractaire à toute régulation, et d’abord à la première d’entre elles : la souveraineté populaire, dont toutes les autres découlent sous formes de lois et de règlement. Sa dynamique est ainsi de tout mettre en oeuvre pour son extension permanente.

Cela ne se peut qu’au prix d’un recul de la maîtrise par les citoyens de leur avenir, c’est pourquoi nous parlons à son sujet d’un ordre globalitaire.

Avec l’ordre globalitaire qui l’accompagne, ce nouvel âge du capitalisme s’inscrit comme la troisième étape du mouvement historique qui a été celui du capitalisme. Après un premier âge de non-régulation, le capitalisme n’a pu surmonter ses contradictions qu’au prix du chaos : le carnage de la Première guerre mondiale, la Grande Dépression des années 1930 puis la Seconde guerre mondiale. De ce chaos économique et social, mais aussi du défi que leur lançait l’existence du bloc soviétique, comme des nécessités de la reconstruction, les démocraties occidentales se sont résignées à devoir tirer les conséquences.

Aussi, à partir de 1945, elles mirent en place une nouvelle économie, partiellement socialisée, fortement réglementée et largement pilotée par des politiques publiques. Dans la plupart des pays capitalistes d’Europe, les exigences populaires après les privations de la guerre, les rapports de forces défavorables à des bourgeoisies souvent compromises dans la collaboration, les contraintes de la reconstruction des infrastructures et des économies ravagées par la guerre, débouchèrent sur d’importantes conquêtes sociales, des nationalisations d’entreprises stratégiques, la construction de services publics et des interventions fortes de l’Etat dans l’économie. 269 En France, ces politiques puisèrent leur source dans le programme d’union nationale du Conseil National de la Résistance et leur mise en oeuvre débuta sous le gouvernement à participation communiste présidé par le général De Gaulle. Certaines de ces mesures prolongeaient ou étendaient des expériences antérieures, d’autres inauguraient des mesures nouvelles.

Ainsi, en Europe occidentale, dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, se mirent en place des droits protecteurs des salariés — que ce soit par la loi (Code du travail) ou les conventions collectives — qui se développèrent pendant trois décennies. Les nombreux comités de gestion directe des entreprises créés en 1945 pour redémarrer la production conduisirent les nouvelles autorités à la mise en place de comités d’entreprises aux pouvoirs plus limités pour désamorcer la dynamique d’autogestion sociale qui se développait.

De plus apparurent des systèmes de sécurité sociale : en Allemagne, Bismarck avait instauré une assurance sociale des travailleurs dès la fin du XIXème siècle ; en Grande Bretagne, c’est Beveridge qui, dès 1940, définit une sécurité sociale universelle qui inspira l’élaboration de la sécurité sociale universelle contenue dans le programme du Conseil National de la Résistance. Devant prendre en compte les assurances corporatistes existantes, la mise en oeuvre ne pourra atteindre l’idéal d’égalité souhaité. Mais le progrès était immense : c’est l’insécurité devant la maladie et la vieillesse qui reculait spectaculairement, contribuant à améliorer l’état sanitaire des populations, mais aussi les rapports de force en faveur du salariat.

Dans tous les pays d’Europe, aussi, de grands services publics se constituèrent par regroupements et nationalisation dans les secteurs de la Poste, de l’Energie, des transports ferroviaires, etc. De même, des nationalisations furent effectuées dans les secteurs stratégiques nécessaires au redémarrage des économies, comme le charbon ou l’acier, des mesures de planification de la production adoptées, des coordinations supranationales mises en place avec par exemple la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Le Plan Marshall d’aide aux économies européennes (et pour lutter contre le communisme !), les activités de reconstruction, les politiques publiques d’innovation, les revenus sociaux distribués, alimentèrent une longue période de croissance continue et de quasi plein emploi (les 30 Glorieuses) qui n’alla pas sans de profonds bouleversements de la structure de l’emploi (exode rural, appel à la main d’oeuvre immigrée, arrivée massive des femmes sur le marché du travail …).

Pour autant, ces « 30 Glorieuses » n’annulèrent pas l’exploitation des salariés, les attaques du patronat et les luttes revendicatives, comme en témoignent les grandes grèves de 1947, 1953, 1963 ou 1968 ; ainsi que les nombreuses grèves d’entreprises ou de branche pour les salaires, la réduction du temps de travail, l’abaissement de l’âge de la retraite, etc.

Ce deuxième âge du capitalisme, celui d’un capitalisme « régulé », a pris fin à la charnière des années 1970 et 1980. Confronté à la baisse du taux de profit survenue à la fin des années 60, le capitalisme a, dès les années 70, engagé la contre-offensive visant à la restauration de taux de profits amoindris par les conquêtes sociales et les lourdeurs croissantes des investissements exigés par les technologies modernes.

En effet, au sortir de la guerre, les détenteurs du capital avaient dû faire des concessions sociales et laisser des pans entiers de l’économie échapper à leur emprise. La reconstruction nationale donnait une primeur à l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Les droits protecteurs des salariés mettaient des bornes à l’arbitraire et à l’exploitation. Les services publics étaient la démonstration vivante que l’économie pouvait fonctionner sur des logiques de besoins sociaux et d’intérêt général antinomique à la logique du profit. Mais dès que les rapports de forces devinrent moins favorables au salariat, le capital entreprit le grignotage et la reconquête de ce qu’il avait dû concéder, par exemple à l’occasion des ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale.

C’est qu’à nouveau les contradictions du capitalisme éclataient. Une crise de croissance s’était, en effet, amorcée dès les années 1960, elle ne pouvait qu’être aggravée par les chocs pétroliers des années 1970. L’effondrement progressif du bloc soviétique des années 1980 a semblé prouver qu’il n’y avait plus qu’une pensée et une organisation légitime de la société, celle que le néolibéralisme affirmait.

Les exigences de mise en valeur du capital s’étaient transformées. Les limites à la marchandisation que représentaient les sphères publiques, comme les frontières des économies nationales avec leurs législations particulières étaient déjà devenues d’insupportables entraves à la rentabilisation des capitaux gigantesques dont l’accumulation était nécessaire pour la mise en oeuvre des technologies nouvelles. Ce n’est certes pas un hasard si, en 1958, aux prémices de ce mouvement, l’Europe a trouvé à se constituer sous la forme d’un « marché commun ». C’est le moment où, le vocabulaire témoignant de ce changement d’échelle, les entreprises sont devenues des « multinationales ». Ce moment charnière est aussi le moment où une droite néolibérale a pris les commandes dans la plupart des grands pays industriels.

Depuis ce moment, il s’est donc agi de briser les résistances nationales au recul des compromis sociaux anciens : rompre tous les compromis de l’après-guerre, afin d’abolir toute entrave à l’accumulation du capital et d’étendre la logique marchande à l’ensemble des activités humaines, tel était — et demeure encore — l’objectif. Dès lors l’offensive capitaliste empruntera plusieurs voies :

- l’intensification de l’exploitation, la remise en cause des garanties collectives des travailleurs, la casse des solidarités collectives et des « bastions ouvriers », les suppressions massives d’emplois, pour modifier le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail,

- la réduction des protections sociales (maladie, retraite, chômage), dénoncées comme alourdissant de manière insupportable le coût du travail et portant atteinte à la compétitivité,

- l’extension de la sphère du profit, par les privatisations partielles ou totales dans les différents pays, par la marchandisation de nouvelles activités, par la conquête de nouveaux marchés ; puis plus tard par la réintégration dans le capitalisme mondial des économies des pays du bloc soviétique et de la Chine.

- le rétrécissement des capacités d’intervention des Etats et des collectivités publiques dans l’économie, la dénonciation des dépenses publiques, l’allègement des fiscalités sur le capital et leur alourdissement sur les ménages inventant une redistribution à l’envers, etc.

Pour ce faire, cette offensive s’appuiera sur la mise en concurrence généralisée et la libre circulation des capitaux à l’échelle de la planète, permises par le changement d’échelle du capitalisme et les nouvelles technologies de l’information et organisées par les politiques néolibérales. Le cours libéral imprimé à la construction européenne en sera un puissant levier sur le vieux continent, tout comme les politiques d’ajustement structurel dictées par le FMI et la Banque Mondiale pour les pays pauvres ou en difficulté.

A2. La crise de la mondialisation néolibérale : l’impasse économique du capitalisme.

Inauguré brutalement par Margareth Thatcher dès le début des années 80 en Grande Bretagne avec les privatisations massives de services publics puis la remise en cause du système de santé, l’offensive s’étendra à l’ensemble des pays d’Europe notamment à partir du Traité de l’Acte Unique de 1986 et des directives de libéralisation des services publics qui se succèdent à partir de 1988. L’ampleur des démantèlements est variable selon les pays et les secteurs, en fonction des situations politiques et des résistances. Tout ce qui aura pu être préservé par les luttes constituera un précieux point d’appui pour la nécessaire reconstruction.

Ce pouvoir d’agir à sa guise, le capital l’a donc retrouvé grâce aux deux leviers majeurs du néolibéralisme : la mobilité internationale des capitaux et l’extension du libre échange.

La libre circulation internationale des capitaux a donné aux actionnaires le pouvoir absolu : celui d’exiger des taux de rendement immédiats exorbitants, sous peine de délocalisation de leurs placements et investissements. Devant ces exigences, les modes de gestion des entreprises se sont trouvés profondément bouleversés : primat absolu de la « création de valeur », nouvelles règles de « gouvernance », tout entières orientées vers la satisfaction des actionnaires, place et rôle prédominant des directions financières …

Quant à l’extension du libre-échange, elle a permis la mise en compétition mondiale des systèmes nationaux. En permettant de contourner ces compromis par le recours à des systèmes économiques moins protecteurs — les « pays à bas et très bas salaires » — elle permettait aussi de les briser. La libéralisation interne des marchés pouvait, en effet, alors apparaître comme une nécessité imposée naturellement par la compétition internationale et contre laquelle nul ne peut rien : la « contrainte extérieure ». Elle put alors être présentée comme une fatalité due au mouvement même de l’histoire : la « mondialisation », alors qu’elle constituait un choix délibéré.

Dans cette mise en compétition généralisée des travailleurs et des territoires, la concurrence alors ne porte plus seulement sur les produits, elle touche aussi les systèmes sociaux et fiscaux ; elle entraîne le désarmement fiscal et le dumping social, la remise en cause du droit du travail, la privatisation rampante de la protection sociale, la remise en cause des monopoles publics et leur privatisation progressive ou brutale. Alors qu’en démocratie leur définition relève du choix souverain des peuples, leur évolution est désormais commandée par les marchés. Ainsi, le pouvoir de l’argent se substitue à celui du citoyen et l’ordre globalitaire s’installe.

De même que la stabilité et la prospérité relatives des Trente glorieuses résultaient largement des limites imposées au capital par les luttes sociales et de l’amorce d’une redistribution moins inégalitaire des richesses, la nouvelle crise contemporaine du capitalisme résulte directement de cette nouvelle liberté donnée au capital et de la redistribution à l’envers, « au profit des profits », qui en est l’effet le plus constant dans l’histoire.

Au cours de la dernière période, les exigences de rentabilité financière, la pression de la compétition internationale, la peur du chômage et la menace des délocalisations ont entraîné une profonde transformation du partage des richesses : la part revenant au travail s’est réduite, celle revenant au capital s’est accrue. Ce constat vaut, on le sait, pour la France, où les travailleurs se sont vu déposséder de près de 10 points de richesse nationale depuis 1982, comme pour les 15 pays les plus riches de l’OCDE.

Chômage de masse permanent depuis trois décennies, précarisation aggravée du salariat, stagnation — voire diminution — des salaires de nombreux travailleurs, explosion des inégalités de revenus, telle est donc la réalité profonde du capitalisme de la mondialisation libérale. Ce faisant, le capitalisme réactive sa contradiction interne fondamentale : il réprime le pouvoir d’achat des masses, qui constitue pourtant la source première de la croissance dont il s’alimente.

La crise financière et la crise économique qui s’ensuivent sont les conséquences prévisibles et inéluctables de ce modèle de croissance insoutenable. La libéralisation et le libre-échange ont à la fois nourri l’extension des revenus du capital au détriment des revenus du travail, permis l’explosion des activités spéculatives nécessaires à l’emploi des revenus du capital, laissé libre cours aux banques pour piéger les ménages dans la dette, et créé une hyper bulle financière. La fuite en avant par des crédits dont le remboursement n’est pas garanti par la croissance du revenu réel des emprunteurs n’est jamais soutenable à long terme. Il a suffi du retournement du marché de l’immobilier américain pour que le système financier s’effondre, entraînant les économies mondiales dans sa chute. Cette crise, par la magie du crédit, a pris la forme d’une crise de surendettement ; par l’opération de la « titrisation », qui a permis de disséminer ces « actifs toxiques » comme autant de virus dans l’ensemble du système financier international, c’est celui-ci qui s’est alors effondré comme un château de cartes au premier accroc d’ampleur. Ce n’est pas là l’effet accidentel de quelques comportements immoraux ou déviants ; c’est le destin nécessaire d’un système qui a redonné le pouvoir au capital et organisé le fonctionnement de l’ensemble de la société en fonction de ses exigences.

Les deux voies par lesquelles le pouvoir du capital engendre une crise globale du système économique sont ainsi clairement désignées : la libre orientation des capitaux et la spoliation des revenus du travail par le capital.

A3. La mise en péril des écosystèmes : l’impasse écologique du modèle productiviste.

Le capitalisme mondialisé a précipité l’urgence écologique déjà enclenchée par deux siècles de croissance industrielle. Nos sociétés, il faut bien l’avouer, ont depuis très longtemps, et peut-être même depuis toujours, été indifférentes aux effets de leur mode de développement sur l’écosystème.

Notre culture est toute empreinte d’un rapport de domination à la nature ; l’environnement n’y est conçu que comme un élément à maîtriser et dominer pour les besoins propres à l’être humain. Il y a longtemps, que l’être humain se fait gloire d’être le plus grand prédateur de la nature et que le modèle productiviste règne en maître.

Le capitalisme n’est ainsi que le dernier en date des héritiers de ce modèle, qui n’a été que trop partagé, y compris par le défunt « socialisme réel » des sociétés qui furent les « démocraties populaires », pourtant supposées contre-modèle absolu de ce qui fut plus tard désigné comme les « démocraties de marché ».

Le capitalisme marchand, industriel, puis financier, ont aggravé ce rapport de domination en le transformant en un pur rapport d’exploitation. Dès 1856, dans ses « principes », Marx a montré combien un élargissement continu de la sphère de circulation est structurellement indispensable au capital. C’est pourquoi, la création permanente de nouveaux besoins à satisfaire — avec la culture consumériste qui l’accompagne — est nécessaire 437 à ce mode de production et conduit à la constitution d’un marché mondial. C’est aussi pourquoi la surexploitation de la nature lui est consubstantielle : le capitalisme, pour qui seule compte la valeur d’échange, réduit la nature à ses propriétés commercialisables et ne lui reconnaît aucune valeur propre. Ainsi, le système capitaliste repose-t-il fondamentalement sur un moteur productiviste. La nature, ressource exploitée sans souci du long terme, y est réduite à une marchandise à échanger.

Du fait de la force inégalée de ses moyens, le capitalisme utilisant les progrès des sciences et des techniques peut aujourd’hui exercer ses ravages avec une puissance jusqu’alors jamais atteinte. Ce n’est plus seulement de l’extinction de quelques espèces qu’il s’agit désormais, ni même de la destruction d’un écosystème local, mais bien de l’avenir de la planète elle-même et de la survie de l’ensemble des espèces, homo sapiens compris !

Dès les années 1970, le rapport Meadows mettait en évidence les impasses de notre modèle de croissance pour l’environnement. La contradiction aurait dû être évidente, puisque nos économies étaient fondées sur l’exploitation exponentielle de ressources naturelles non-reproductibles. Mais, au moment même où le monde commençait à prendre conscience de sa trop grande dépendance au pétrole et des dégâts écologiques de la croissance comme de leur difficile réversibilité, à l’instant où il aurait fallu penser la planification d’un développement soutenable pour l’humanité, c’est au pilotage à courte vue par les exigences de la seule rentabilité financière que l’on s’en est remis.

L’humanité a ainsi pris trente ans de retard dramatique dans la conception d’un alterdéveloppement. De surcroît, la mondialisation libérale a étendu à l’ensemble de la planète ce modèle insoutenable. Elle menace la souveraineté alimentaire des pays en développement. Elle exacerbe la recherche de surplus de production exportables. Elle allonge les distances entre les lieux de production et ceux d’utilisation, faisant ainsi exploser la consommation d’énergie et la production de gaz à effet de serre pour le seul transport des marchandises.

Enfin, le nouveau mode d’organisation « à flux tendus » de la production entraîne une croissance exponentielle du nombre de camions circulant sur les routes, avec les conséquences que cela suppose pour l’environnement et le réchauffement climatique.

Les menaces pesant sur nos écosystèmes sont donc désormais bien plus graves et pressantes que dans les années 1970. Les rapports du GIEC soulignent les dangers pour l’humanité à moyen et long terme du changement climatique déjà engagé ; les tragédies humaines qui l’accompagnent et l’apparition de « réfugiés climatiques » sont là pour les rappeler. Mais, dès maintenant, d’autres dangers menacent : raréfaction des ressources énergétiques, diminution dramatique de la biodiversité, érosion et épuisement des sols par l’agriculture intensive, déforestations, pollution des sols et des nappes phréatiques, risque dans de nombreuses régions de pénuries alimentaires durables, pénurie en eau potable contamination chimique généralisée du vivant, entraînant des conséquences toujours plus importantes pour la santé humaine (maladies respiratoires, baisse de la fertilité, obésité, etc.).

Ces différents constats amènent à directement mettre en cause le terme de « croissance » : dans un monde fini, une croissance sans fin est une illusion qui ne peut que conduire à une catastrophe. Ainsi, l’utopie capitaliste de la croissance matérielle illimitée mène-t-elle droit dans le mur, puisque les ressources naturelles de la planète sont d’ores et déjà insuffisantes pour autoriser à chacun des habitants de la planète un mode de vie analogue à celui des européens et, a fortiori, celui des états-uniens. Aujourd’hui, 20% des humains consomment 80% des ressources.

Par ailleurs, le PIB et sa progression ne suffisent pas à mesurer le niveau 481 de vie réellement atteint dans la société. Par les réparations qu’elle nécessite, une catastrophe, par exemple, peut conduire à augmenter fortement le PIB et la croissance. Limités à l’évaluation des seuls coûts financiers, ces indicateurs ne peuvent prendre en compte les effets humains, sociaux ou psychologiques. De même, un taux de croissance n’a, en lui-même, aucune vocation à signifier une réduction de la pauvreté, une réduction des inégalités, ou un renforcement de la cohésion sociale. Aussi, d’autres instruments de mesure sont nécessaires. Cependant, après avoir exploité les ressources de la planète, nous ne pouvons refuser aux pays émergents ou à ceux du Sud le droit à une meilleure vie. D’où l’importance de la reconnaissance d’une dette écologique envers eux et la nécessité de les aider à se développer.

Le Parti de Gauche entend l’interpellation de ceux qui ont forgé le concept de décroissance pour forcer à un débat qui est nécessaire. Nous savons qu’il faut abandonner l’objectif de la croissance pour la croissance, de la consommation pour la consommation et d’une prédation illimitée des ressources naturelles. Mais, pas plus que celle dont elle porte l’image inversée — la croissance —, la décroissance ne peut être un objectif en soi. Les vraies questions sont ailleurs : croissance ou décroissance, de quoi, pourquoi et pour qui ? En fonction de quels objectifs et au service de quel idéal de société ? Selon quels mécanismes de décision démocratique ?

Il est donc temps de rompre avec le système capitaliste et son moteur productiviste. Cela implique non seulement une réorientation radicale de nos modes de production, d’échange, de consommation et de développement, mais aussi l’invention d’une nouvelle conception du progrès humain, qui ne peut plus être envisagé comme le résultat assuré de la seule accumulation de consommations.

Encore est-il nécessaire pour cela de dépasser la notion ambiguë de développement durable. On pourrait penser que la conversion générale des politiques et des entreprises au thème du développement durable exprime une réelle prise de conscience de l’enjeu écologique.

Force est de constater qu’il n’en est rien. Au mieux, en effet, elle se limite à intégrer l’écologie comme un « supplément d’âme », ou comme une contrainte extérieure ; dans les deux cas, le système capitaliste n’est nullement considéré comme une cause et demeure inchangé. Au pire, l’écologie devient le moyen de trouver de nouveaux secteurs d’exploitation et de nouvelles sources de profit. Le capitalisme peut ainsi se parer des plumes d’une verte vertu. Mais les habits neufs de ce « capitalisme vert » ne peuvent tromper : le productivisme est consubstantiel au capitalisme. Un système économique mû par la recherche du profit financier maximum ne peut fonctionner au bénéfice de l’intérêt général de l’humanité. C’est, par exemple, ce qu’illustre avec éclat la création d’un marché des droits à polluer.

C’est pourquoi, nous nous opposons à l’illusion d’une écologie universelle, qui voudrait se placer au-delà du clivage gauche-droite. Nous affirmons que c’est la même logique de marchandisation du monde qui aujourd’hui engendre toutes les crises, écologiques, sociales ou politiques. Il faut dépasser le modèle productiviste, et cela ne peut se faire que dans la rupture d’avec le capitalisme.

A4. Le retour de la question sociale : l’impasse de la surexploitation.

L’exigence d’un profit accru que porte la financiarisation du capitalisme ne peut être satisfaite que par une intensification du travail et une pesée sur les masses salariales, par une exploitation accrue du travail donc. Encore faut-il pour y parvenir que le rapport des forces l’autorise. En France, au cours de la période précédente, les luttes et leurs acquis — sécurité sociale (1945), négociations de branches (1950), régime d’indemnisation du chômage (1958), SMIC (1971) — avaient globalement permis de le stabiliser.

Depuis lors, la pression d’un chômage de masse devenu endémique au lendemain du premier choc pétrolier, la perte des bastions ouvriers fortement syndicalisés (métallurgie, mines, textile …) ont considérablement affaibli le rapport des forces. On ne peut plus « désespérer Billancourt » : « la forteresse ouvrière » a disparu. En trente ans, la France a perdu le tiers de ses effectifs industriels, soit 2 millions d’emplois. Aujourd’hui, l’industrie représente moins d’un emploi sur six, quand le tertiaire en occupe près des ¾ et la majorité des salariés travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés. Les couches populaires constituent toujours la majorité de la population, mais leur composition s’est profondément transformée et les employés y sont désormais prédominants.

Le nouvel âge du capitalisme a donc été — et demeure — tout à la fois un moment de profonde recomposition des couches populaires et de détérioration du rapport des forces entre le capital et le travail. Fondamentalement, c’est cette double réalité qui explique la dégradation du partage des richesses. Elle vaut pour l’ensemble des économies occidentales.

Les patrons disposent, en effet, dès lors d’un moyen de chantage inédit face aux travailleurs : soit la soumission volontaire aux exigences des actionnaires, soit la suppression des emplois pour défaut de compétitivité et de rentabilité ; telle est l’alternative cyniquement présentée aux salariés.

Profitant de ce bouleversement du rapport de forces, à partir des années 1980, ce chantage a permis au patronat de radicalement restructurer l’organisation de la production pour maximiser la rentabilité du capital : recentrage sur le « coeur de métier » et externalisation des activités périphériques, développement de la sous-traitance, délocalisations, production à flux tendus en « juste à temps » pour éliminer les stocks, « qualité totale », etc. Cette nouvelle organisation du travail induit une révolution dans la gestion de la main-d’oeuvre : la flexibilité. Cette logique aboutit, en effet, à la recherche d’un ajustement constant de la main d’oeuvre.

De là, l’intensification du travail, l’exigence d’une performance accrue avec des moyens plus limités, la précarité des contrats (3 millions de salariés en CDD, intérim), l’imposition du sous552 emploi (1,5 millions d’emplois à temps partiel contraint, dont 90% occupés par des femmes), la généralisation de la concurrence interne entre salariés (individualisation des carrières et des salaires), entre ateliers ou entre services. Les femmes sont particulièrement touchées par ces évolutions. Ainsi, les politiques salariales construites autour de la flexibilité et de l’individualisation expliquent aussi les écarts de salaires entre femmes et hommes. Dans une telle logique, l’entrée des jeunes dans le monde du travail est difficile et s’effectue essentiellement par le biais des emplois précaires. Dans le même temps nombre de salariés âgés de plus de 55 ans sont prématurément exclus. Et dans certains secteurs, le recours aux travailleurs sans-papiers permet de faire baisser à bon compte les coûts salariaux, les conditions de travail et l’ensemble des droits sociaux. Cette délocalisation sur place par l’exploitation d’une main d’oeuvre sans droits est non seulement inacceptable en soi, mais constitue une pression sur l’ensemble des salariés.

Résultat : la souffrance au travail, la précarité de l’emploi, les 563 travailleurs pauvres. La flexibilité est synonyme de précarité.

Cette période est ainsi celle d’une mise en insécurité générale, morale tout autant que matérielle. Insécurité morale, des suicides de salariés à France Télécom et à Renault sont venus démontrer à quel point les formes « modernes » de « gestion des ressources humaines » peuvent être traumatisantes pour les personnes et souvent difficilement discernables du harcèlement. Dans le secteur public comme dans le privé, les nouvelles méthodes de management ont fait peser sur les salariés une exigence croissante de performance et le poids des risques économiques, tout en réduisant leurs moyens et leur autonomie pour atteindre les objectifs imposés et leur part dans la valeur ajoutée. Il s’ensuit une dé-légitimation du travail, réduit à un instrument d’aliénation. Il ne remplit plus sa fonction de réalisation de soi et de socialisation, ce qui entraine l’augmentation dramatique des pathologies liées au travail, dont le coût social représente désormais plusieurs points du PIB. Travailler au risque de se perdre !

Insécurité matérielle, les travailleurs privés d’emploi, la montée de l’emploi précaire, du sous emploi à travers le temps partiel contraint, comme celle des « travailleurs pauvres », constituent des faits majeurs de la période. Elles aboutissent à une réalité qui est générale à tous les pays occidentaux : la présence et la progression d’une pauvreté, qui est désormais de masse. En France, alors qu’elle avait connu une forte diminution, la pauvreté désormais s’accroît et touche aujourd’hui plus d’un français sur huit.

Dans le courant des années soixante certains ont pu rêver à une « moyennisation » de la société et à un « embourgeoisement » de la classe ouvrière. Sauf à vouloir nier notre réalité, nul aujourd’hui ne peut plus sérieusement le penser. Une certaine idée du progrès s’est ainsi brisée. Si, comme au XIXème et au début du XXème siècle, la question sociale est aujourd’hui à nouveau posée, c’est que, avec l’insécurité matérielle et morale omniprésente, avec aussi la démolition en cours de la protection sociale construite en 1945, se retrouvent à nouveau, en plein XXIème siècle, des situations analogues à celles qui existaient lors de la constitution originelle du salariat.

Tels sont les résultats de la mondialisation libérale et de son impasse sociale : la surexploitation et, avec elle, le retour de la question sociale. C’est dans l’entreprise d’abord, dans l’organisation du travail et les formes de la mobilisation de la force de travail, que cette régression se joue.

A 5. L’enjeu alimentaire : l’impasse du modèle agricole actuel.

Alors que la production agricole mondiale permettrait largement de nourrir convenablement l’ensemble de la population de la planète, un sixième de celle-ci souffre en permanence de la faim. Cette situation est intolérable.

L’agriculture constitue la principale source d’activité de 2,5 milliards de personnes, soit 40% de la population de la planète (55 à 80% dans les pays du « Sud »). La demande mondiale de produits agricoles a doublé depuis 40 ans du fait de la croissance démographique et de l’évolution des modes de consommation. La production a suivi le rythme grâce à un accroissement des rendements : sélection génétique, utilisation d’engrais chimiques et de pesticides, irrigation.

Et pourtant, un milliard d’êtres humains souffrent en permanence de la faim.

Les échanges agricoles entre pays ne concernent que 15 % de la production. Mais, dans la phase 5 actuelle du capitalisme mondialisé, firmes multinationales et pouvoirs politiques organisent — via notamment le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, les accords bilatéraux, notamment les accords bilatéraux de partenariat économique avec les pays ACP, et l’introduction du principe du marché boursier dans le domaine alimentaire — la mise en concurrence des différentes agricultures du monde. La libéralisation des marchés, alliée à la croissance de la productivité dans les pays riches et dans les grands pays agro-exportateurs (notamment Brésil et Argentine), se traduit par une tendance lourde à la baisse des prix mondiaux, permettant de limiter les salaires et d’accroître l’appropriation de plus-value dans tous les secteurs d’activités. De plus, dans nombre de pays, une agriculture capitaliste est en concurrence directe avec la paysannerie, notamment pour l’accès à la terre. Ainsi, le rachat de terres agricoles s’accélère dans les pays émergents, au détriment des populations locales et de leur alimentation : les cultures d’exportation remplacent les productions vivrières.

La mise en concurrence sur un même marché d’agricultures ayant d’énormes différences de productivité du travail — écart de 1 à 500 entre l’agriculture manuelle pratiquée par 75% de la paysannerie et l’agriculture motorisée pratiquée par 3% des agriculteurs — induit des inégalités de revenus considérables. La grande majorité des 1.1 milliard de personnes considérées comme extrêmement pauvres — ou encore du milliard de personnes souffrant durablement de la faim — sont travailleurs de l’agriculture. L’exode rural à tout prix vers les pays riches apparaît souvent comme la seule solution pour échapper à la misère. Cette crise sociale et « l’armée de réserve » qu’elle génère contribuent, dans de nombreux pays, au maintien de bas salaires.

Dans ce contexte, nombre de pays du Sud voient leur taux d’autosuffisance alimentaire fondre. Dans le même temps, cette dynamique globale mène à la dégradation des écosystèmes et de leur potentiel productif (déforestation, baisse de la fertilité des sols, des ressources en eau et de la biodiversité).

L’utilisation intensive de pesticides se traduit par des contaminations, d’abord des travailleurs de l’agriculture, mais aussi de la population en général à travers l’existence de résidus dans l’environnement et sur les produits.

En Europe, la Politique Agricole Commune (PAC) menée depuis les années 60, basée sur des prix garantis aux agriculteurs grâce aux mécanismes d’intervention et de protection aux frontières, a permis de moderniser de façon accélérée l’agriculture et d’atteindre l’autosuffisance alimentaire pour bon nombre de productions. Face à l’apparition d’excédents dans les années 70 et 80, l’Europe a mis en place, d’une part, des mécanismes de subvention des exportations sur le marché mondial et, d’autre part, des mécanismes de maîtrise des productions (jachère, quotas laitiers, etc.).

Le modèle agricole mis en place s’est traduit par de très fortes inégalités de revenus dans le monde agricole, la disparition massive des petits paysans garants de l’emploi local (et une grande précarité, en France, 26% des ménages agricoles sont pauvres), une dégradation de l’environnement (pollution des eaux par les nitrates, dissémination de pesticides, diminution de la biodiversité) et une contribution au réchauffement climatique.

Les réformes de la PAC des années 90 et 2000 répondent à la logique de libéralisation des marchés agricoles, promue au niveau mondial par les multinationales, les pouvoirs politiques et les institutions multilatérales. Suite à ces réformes, la course à la productivité, la concentration de la production et la diminution de l’emploi agricole se poursuivent. Dans certains territoires on assiste à une « désertification » réelle, dans d’autres régions, à une détérioration des paysages. Les inégalités de revenus persistent, les aides étant en grande partie proportionnelles à la dimension des exploitations. Le modèle productiviste n’est de fait pas remis en cause, même si certaines exigences environnementales ont été depuis peu introduites. Le dumping sur les marchés mondiaux se poursuit sous une forme déguisée. Alors que, dans le même temps, les importations croissantes d’oléo-protéagineux et d’agro-carburants de la part de l’Europe favorisent, dans plusieurs pays du Sud, le développement d’une agriculture capitaliste d’exportation, aux dépens de la paysannerie et de la préservation de l’environnement. La grande distribution, grâce à l’appui des décideurs politiques a pris une place hégémonique dans notre quotidien. Les grands groupes qui commercialisent la majorité des productions agricoles imposent des modalités de production qui aboutissent à l’élimination des agricultures paysannes.

Le modèle agricole actuel mène à une impasse susceptible de contribuer à une crise majeure :

- d’une part, la satisfaction de l’ensemble des besoins alimentaires devrait être de plus en plus difficile, du fait de la croissance démographique, de l’évolution des modes de consommation et de la dégradation des écosystèmes cultivés, conséquence du réchauffement climatique, des modes de production et de la concurrence des agro-carburants.

- d’autre part, cette évolution accroîtra la crise sociale. Les premières victimes des effets conjugués de la libéralisation de l’agriculture, de la concurrence de l’agriculture capitaliste et de la crise écologique continueront à être les paysanneries. Au delà de la paysannerie, la misère humaine et la crise sociale pourraient s’approfondir avec une poursuite de l’exode rural, un développement des migrations forcées et des conflits liés à l’accès aux ressources naturelles.

Quatre enjeux répondent à l’intérêt général des générations actuelles et à venir :

- garantir le droit à une alimentation de qualité pour tous,

- permettre la viabilité économique et le développement humain des familles paysannes à travers le monde, en France, se donner les moyens d’assurer le renouvellement générationnel et favoriser l’installation d’agriculteurs, limiter la variabilité des prix sur le long terme en fixant des prix minimum.

- préserver et restaurer les écosystèmes dégradés.

- organiser la transition vers des modes de production et de consommation économes en ressources non renouvelables.

Ces différents enjeux impliquent de reconnaître le principe de souveraineté alimentaire, qui désigne le droit pour tout pays de mettre en place les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs populations. Il s’agit de faire reculer l’emprise du capital sur l’agriculture et de donner les moyens aux Etats et ensembles régionaux de soutenir et promouvoir une agriculture paysanne protectrice de l’environnement, y compris au sein de l’Union européenne ; de protéger et d’organiser leurs marchés, en vue d’obtenir un certain niveau d’indépendance alimentaire, une certaine relocalisation des productions, une meilleure distribution de la valeur ajoutée au sein des filières, une évolution des modes de consommation ; d’interdire la marchandisation du vivant. La privatisation du vivant à travers les OGM et leurs brevets est inacceptable.

A6. L’individualisme néolibéral : l’impasse culturelle

Le nouvel âge du capitalisme a remis en scène des réalités que l’on avait connues au XIXème siècle et auxquelles on avait cru avoir mis définitivement fin en tant que condition générale des travailleurs : la précarité du travail, l’explosion des inégalités. Avec lui, est ainsi venu le temps de la fin du progrès moderne ; celui grâce auquel chaque génération espérait avec quelque probabilité de véracité que la génération suivante aurait un sort meilleur. Aussi, s’adossant à cette réalité, le libéralisme s’efforce de convaincre que ce n’est plus d’un avenir et d’un projet collectif qu’il faut espérer, mais qu’il faut s’en remettre à l’acte individuel. Ainsi, là où, selon un slogan célèbre, nous voulions « travailler moins pour travailler tous et vivre mieux », on voudrait, désormais, nous faire « travailler plus pour gagner plus. » Dans cette opposition, d’une certaine façon, tout est résumé de l’air détestable de ce temps : l’individualisme est le support et l’horizon naturel du libéralisme, qui s’efforce de casser toute identité collective et tout ancrage culturel.

Pour cela, les modalités d’organisation du travail qui se mettent désormais en place requièrent, en effet, qu’un nouveau pas soit franchi dans l’aliénation du travail. Il s’agit de passer de la domination pure d’antan à la servitude volontaire de salariés, isolés par la rivalité généralisée et la peur permanente du déclassement. La contrainte ne doit plus seulement, comme dans l’organisation taylorienne du travail, s’exercer par la surveillance physique du contremaître et des petits chefs, elle doit être intériorisée par le salarié lui-même. Il doit se sentir coupable et redouter l’humiliation d’une mauvaise « évaluation » du chef de service ; il doit se sentir partie prenante de la guerre économique pour consentir à tous les sacrifices : jusqu’au suicide, parfois, comme on l’a vu à France Télécom.

Le cynisme de cette nouvelle manipulation va jusqu’à investir dans l’élaboration et la diffusion d’une « culture » d’entreprise, en sorte que le salarié exploité imagine que ce n’est pas pour l’actionnaire qu’il se soumet au nouveau culte de la performance non rémunérée. Le travailleur est censé ne pas être au service du patron, mais à celui du client, histoire d’effacer le pouvoir du capital. Dans ce monde où la violence sociale, la hiérarchie et le rapport de forces doivent être déniés, dans ce monde d’harmonie fantasmée, il n’y a plus ni ouvrier, ni secrétaire ou caissière, ni même d’ailleurs de salarié, mais des « opérateurs », des « assistants », des « hôtesses de caisse » et des « collaborateurs ». Désormais, ce n’est plus seulement sa compétence que le travailleur engage, mais bien sa personnalité même ; c’est elle qui est jaugée lors des tests d’embauche, elle encore qui est régulièrement évaluée tout au long de la carrière professionnelle.

Plus largement, le « mérite » est devenu l’argument libéral et conservateur par excellence. Ainsi, ce serait en fonction de sa seule volonté et de son travail qu’on réussit. Renvoyant au seul individu, déniant ainsi toute détermination sociale ou culturelle, ce mérite là est celui qui naturalise, et ce faisant justifie, « l’ordre des choses ». Au risque de les légitimer, les réponses de la Gauche se sont à cet égard souvent cantonnées à lutter contre les seuls effets de la reproduction sociale, en proposant des mesures, simplement correctrices, qui ne changent pas fondamentalement l’ordre des choses, puisque l’injustice est précisément l’un des ressorts essentiels du système.

Pour le Parti de Gauche, la question n’est pas de savoir comment corriger le système en donnant à chacun la possibilité d’être « méritant », mais de savoir comment il est possible de repenser l’échelle de valeur des rapports sociaux.

Ainsi ce moment est-il celui où le nouveau pouvoir du capital financier construit — pour ensuite mieux pouvoir s’y appuyer — un socle idéologique de formatage des esprits adéquat à ses nécessités. Il promeut une culture de la performance individuelle, au détriment de l’accomplissement collectif ; cherche à provoquer un climat de peur de l’étranger, devenu un concurrent et une menace ; et à installer la certitude que le monde est mené par des contraintes naturelles et extérieures, qui échappent à toute volonté, patronale ou politique. Il n’y a plus alors ni responsable, ni projet possible, rien que la fatalité -dès lors naturelle- des marchés et de leur « main invisible ».

Ces nouvelles certitudes, ces nouvelles lois du monde, à vrai dire celles de la jungle et de la survie, sont alors mobilisées pour justifier la nécessité de réduire tout ce qui à ses yeux pèse sur le capital.

Ainsi, les cotisations sociales peuvent-elles devenir des « charges », le statut des agents publics un « privilège », et la grève une insupportable entrave pour les usagers, eux-mêmes devenus des clients.

Cette dimension idéologique et culturelle de la bataille contre la domination du capital prend désormais une place nouvelle. En effet, le développement d’une industrie de communication de masse permet d’efficacement mettre en scène cette culture de l’individu. Essentiellement contrôlée par les détenteurs du capital, elle leur donne aussi — outre un efficace contrôle de l’information — des moyens inédits de la diffuser, l’instiller, et d’ainsi, par la force de l’habitude, persuader de son bien fondé.

Ainsi, le néolibéralisme produit et répand une culture perverse de la « responsabilité individuelle », dont le premier effet est de présenter les pauvres et les chômeurs comme les responsables de leur situation. Une fois installée dans la culture ambiante, l’idée que chacun est seul responsable de son sort sert à convaincre que, a contrario, nul n’est en rien responsable du sort d’autrui et n’a, en conséquence, a à « payer pour les autres ». Ainsi, se mettent en place la justification d’une réduction et d’une privatisation des prestations sociales, les attaques contre le modèle solidaire de retraites par répartition, la promotion des modèles de capitalisation individuelle...

Le recul de la solidarité, l’explosion des inégalités, la ghettoïsation, ces facteurs ont toujours entraîné la montée de l’incivilité et de la violence ; ce sont là des conséquences communes aux différentes sociétés où rège l’ordre néo libéral. Face à la délinquance engendrée par ce « modèle » de société, c’est une politique de répression policière et pénale croissante qui a été développée. Au cours des trente dernières années aux États-Unis, le taux d’emprisonnement des jeunes hommes noirs a explosé au fur et à mesure que régressaient les dépenses sociales. Ainsi, insidieusement l’ « État pénal » prend la place de l’« État social ». En France, la droite s’est engagée sur la même voie, en multipliant les lois pénales renforçant la répression et l’emprisonnement des jeunes et des mineurs. On recrute des gardiens de prisons, mais on supprime les postes d’éducateurs. La violence provoquée par les politiques au service du capital sert de prétexte au recul des libertés publiques et à l’instauration progressive d’un État policier, qui enferme au lieu d’éduquer.

Lorsque la droite a remis en cause le droit du sol à travers la révision du code de la nationalité, lorsqu’elle a créé le ministère de l’immigration et de l’identité nationale, impulsé sa politique de « l’immigration choisie » et sa logique du chiffre dans la traque aux personnes en situation irrégulière, c’est bien le même objectif idéologiques qui était poursuivi : substituer la question national-sécuritaire à la question sociale. Il s’agit de déconstruire dans les consciences l’idée que des droits doivent être accordés à toute personne résidant sur le territoire national indépendamment de sa situation administrative, régulière ou pas. Cela ne peut que conduire à la montée des idées d’extrême droite.

Alliant des mesures antisociales et des dispositions visant à élargir sans cesse le champ de la répression, un modèle de société libéral-sécuritaire se met en place, en vue d’une normalisation des esprits et des comportements. Avec les lois liberticides sur l’Internet, les citoyens seront surveillés au plus près, puisque la puissance publique pourra aisément connaître les sites consultés et les contenus téléchargés. La possibilité de recoupement avec les divers fichiers (Edwige, par exemple) construit un modèle totalitaire de la société. Comme cette politique est par nature impuissante à enrayer l’incivilité et la violence, dans ce cadre idéologique, la persistance de ces maux nourrit en retour une régression obscurantiste, qui va du recours aux communautés religieuses comme instrument de l’ordre social aux thèses nauséabondes sur l’origine génétique de la délinquance.

Le libéralisme ne pollue pas que la planète, il pollue aussi insidieusement les esprits. Notre bataille politique, forcément frontale face à l’impasse culturelle de l’individualisme, aura pour but de donner un avenir commun aux citoyens et passe par un projet et une action collectifs.

A 7. De la société à l’intime : l’ordre globalitaire.

Le nouvel âge du capitalisme est global. En effet, il implique non seulement les grands rouages macro-économiques, mais englobe aussi les micros déterminations par lesquelles les individus construisent leur insertion intime dans l’univers social et culturel qui les entoure. Ainsi leur « procès d’individuation » y-est-il tout entier immergé, contraint et finalement déterminé. C’est en cela aussi que ce système peut-être qualifié de « globalitaire ». Comme un système totalitaire, l’ordre « globalitaire » tend à inclure dans son espace normatif l’ensemble des éléments qui composent la vie en société mais aussi les comportements intimes, réputés libres.

Cette tyrannie de l’idéologie dominante organise la dissimulation de ses moyens et de ses finalités, car son dispositif d’inclusion repose tout entier sur l’idée qu’il n’existe pas en tant que système. Le capitalisme se présente ainsi comme la réponse spontanée et naturelle aux besoins les plus intimes et les plus différenciés ressentis par chacun de nous, même quand nous sommes nous mêmes incapables de les formuler clairement. Le système parvient à se rendre indétectable, furtif en somme, alors même qu’il a lui-même entièrement suggéré la forme de ces besoins en les formatant avec un souci du détail sans équivalent dans les modes précédents de domination culturelle.

A travers ses multiples moyens d’action, de la publicité au marketing en passant par l’industrie de l’information et du spectacle, ce système globalitaire menace toute pensée critique ou alternative. Il compromet ainsi jusque dans les esprits la capacité des travailleurs à s’organiser et à se défendre.

Le peuple rendu invisible

En modifiant profondément le travail, le nouvel âge du capitalisme procède à un profond remodelage des identités sociales. L’idéologie dominante agit en particulier pour invalider l’identité ouvrière, qui a constitué pendant des décennies la figure de référence centrale du peuple de gauche. L’ouvrier, et au-delà le peuple populaire, est à la fois rendu invisible et ouvertement méprisé. Dans les médias de la culture de masse, journaux, publicités, séries télévisuelles, les travailleurs n’existent pas, ou alors comme des survivances exotiques d’un monde révolu. Dans un pays comme la France, les 6 millions d’ouvriers et les 7,5 millions d’employés constituent pourtant la majorité de la population active ! Lorsqu’ils admettent leur existence, les médias les présentent comme une masse sans visage, obéissant à des instincts primaires et à des peurs irrationnelles. C’est sous cet angle, qui rappelle la vision que les bien-pensants du 19e siècle avaient des « classes dangereuses », que le référendum de 2005 sur la Constitution européenne a été pensé par les médias dominants. C’est également celui sous lequel ils traitent le mouvement social pour mieux le criminaliser.

Cette disqualification du peuple et de sa réalité sociale est aggravée par l’individualisme exacerbé et le mépris du collectif entretenus par les couches supposées constituer les élites. Une partie croissante des élites médiatiques, économiques et politiques impose, en effet, une vision du monde où seuls comptent la réussite et la satisfaction individuelles. En attestent les innombrables dossiers sur « Ces immigrés qui s’en sortent », « Ces femmes qui gagnent » ou encore « Ces jeunes qui réussissent ». Nouvel avatar de la mentalité « petite-bourgeoise », ces couches élitaires se donnent bonne conscience en exaltant l’égalité des chances et l’ascenseur social, c’est-à-dire l’exfiltration de leur groupe social pour quelques élus des classes populaires, qui servent d’arguments pour justifier l’état de la société telle qu’elle est. Se construit ainsi une « classe moyenne idéologique », mirage social savamment entretenu par les puissants pour culpabiliser les plus modestes et leur faire honte de leur appartenance sociale. Largement relayée par les médias, cette mentalité conduit une portion croissante de la population à entretenir une relation fantasmatique avec ses propres conditions d’existence : à voir dans ses semblables des obstacles dans la course à la réussite individuelle, plutôt que des alliés pour améliorer collectivement le sort de ceux qui partagent la même galère. Ainsi, tout devient bon pour marquer sa distance avec le peuple, surtout lorsque l’on partage en réalité ses conditions d’existence. Divisé à un bout par le développement de la pauvreté, le peuple l’est à un autre par la domination d’élites satisfaites d’elles-mêmes et convaincues de l’indignité populaire. On comprend la nouvelle fortune dont bénéficie l’accusation de populisme…

Un nouvel obscurantisme contre la laïcité et contre la science.

Dans sa dimension globalitaire, le nouvel âge du capitalisme contredit l’exigence de laïcité. La laïcité vise en effet à garantir l’existence d’un espace public libre de toute emprise ou injonction particulière qui menacerait l’égalité des citoyens. Le mercantilisme et le consumérisme sont de nouvelles voies d’enfermement des consciences.

Elles se combinent avec les intégrismes et les communautarismes de toute sorte. Elles prospèrent sur la destruction du lien social. Les communautarismes se présentent pourtant souvent comme des moyens de résister au système et de lui opposer d’autres normes morales.

Face aux discriminations dont ces populations, « minorités visibles », sont victimes, elles leur permettent de s’ancrer dans une identité collective, qui est aussi constituer un espace de solidarité possible. De reconquérir, en somme, une apparence d’autonomie et un minimum de dignité contre ce qui est ressenti à juste titre comme une négation des personnes. En réalité, les communautarismes marchent main dans la main avec l’ordre néolibéral et en sont les meilleurs alliés. C’est d’ailleurs une constante des politiques libérales, du 19e siècle à l’Angleterre de Thatcher, de promouvoir la religion comme pansement caritatif aux dégâts sociaux du capitalisme. Les communautarismes sont parfaitement compatibles avec le marché, et, au-delà de l’espace restreint de solidarité qu’ils constituent, radicalement hostiles à l’existence d’un intérêt général et d’une communauté légale fondée sur l’égalité des citoyens. Le communautarisme porte la négation de l’espace public et laisse la marchandise incarner un semblant d’universel.

Enfin, l’offensive obscurantiste se manifeste aussi sur le terrain de la science, visant à nier les principes mêmes de la démarche scientifique. Ainsi, au nom d’une supposée quête de sens qui traverserait l’humanité face çà un monde désenchanté, le mouvement créationniste cherche non seulement à contester les acquis de la théorie darwinienne de l’évolution, mais aussi à créer des carrefours où se croiseraient à égalité pour expliquer le monde des représentants des religions, des mouvements philosophiques et des scientifiques. Loin d’être une spécificité anglo-saxonne, cette entreprise trouve des relais institutionnels puissants dans notre pays. Il s’agit d’un projet politique qui n’a rien à voir avec la science et qu’il s’agit de combattre politiquement.

L’alliance des libéraux, des communautaristes, de la médiacratie et des couches sociales qu’elle influence dans cette production idéologique contribue à dissimuler les rapports sociaux réels de la société capitaliste. Elle joue ainsi le rôle d’un puissant écran, qui dissimule la possibilité de changer le monde et de se rassembler autour d’un projet émancipateur.

C’est pourquoi notre bataille politique doit être aussi une bataille culturelle.

A 8. La fausse « fin de l’histoire ».

L’effondrement du bloc soviétique étant supposé annoncer tout à la fois la généralisation du développement économique capitaliste au reste de la planète, le développement de la démocratie, la pacification du monde par l’extension du « doux commerce » et le pouvoir de police de l’unique superpuissance militaire, les promoteurs de la « mondialisation heureuse » nous faisaient alors miroiter rien de moins que la fin de l’histoire.

Bien loin de cet aimable conte de fées, la conversion forcée des pays pauvres aux politiques néolibérales et au libre échange a bloqué le développement des biens communs et des services publics les plus nécessaires, au lieu d’avoir éradiqué la pauvreté. Loin d’avoir nourri un nouvel internationalisme pacifique sous la bienveillante protection du gendarme états-unien, la fin de la guerre froide a, au contraire, ouvert la voie à l’émergence ou la renaissance de nouvelles puissances nationalistes (Chine, Russie, Inde, notamment). De cette nouvelle réalité, le sabordage du G 8, club des huit principales puissances mondiales, au profit du G 20, est la meilleure et plus récente illustration. Nous sommes désormais entrés dans un monde multipolaire agressif.

Ce monde là est potentiellement dangereux, à la fois moins prévisible et moins sous contrôle que celui de la guerre froide, qui voyait deux blocs, Ouest contre Est, s’affronter.

Dans ce monde multipolaire, c’est une pure folie que de laisser libre cours à la logique de guerre économique, avec l’illusion que le libre commerce pacifiera les relations internationales. Il est vain de croire que l’ex superpuissance états-unienne peut continuer d’imposer son modèle économique, culturel et politique sans éveiller des réactions et aggraver l’insécurité internationale.

Forts de leur éphémère avantage géopolitique, au moment de la dissolution de l’URSS et de la guerre du Koweït (1991), les États-Unis auraient pu opérer la mutation nécessaire de leur stratégie.

Profiter, en particulier, de leur poids pour imposer à Israël le respect des résolutions de l’ONU, engager la création d’un État palestinien viable, et mettre un terme à un demi siècle d’oppression du peuple palestinien. Bref, comprendre, à la lumière de l’histoire, que la paix se gagne non en dominant les vaincus mais en soutenant leur reconstruction et la reconquête de leur dignité, comme les deux traités de Versailles (celui de 1871 et celui de 1919) et, en sens inverse, le Plan Marshall de 1947 l’ont montré.

Mais au lieu d’user ainsi de la diplomatie et du développement, les Etats 912 Unis ont prolongé leur politique impérialiste en utilisant leur surpuissance militaire pour se lancer dans de nouveaux objectifs de domination et de contrôle de zones stratégiques pour l’approvisionnement énergétique, tout en cherchant à se parer des vertus de « l’exportation de la démocratie » ou de la « lutte contre le terrorisme » ce qui les a conduit à bafouer les plus élémentaires règles du droit. Ce choix n’est pas un hasard de l’histoire, ni ne relève de la seule responsabilité d’un illuminé « born again » (G.W. Bush). Aujourd’hui comme hier, « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée, l’orage » (Jaurès).

Un État au service d’intérêts privés, indifférents aux inégalités sociales, écrasé sous une montagne de dettes insolvables a l’égard du reste du monde ne peut se conforter longtemps sans justifier son pouvoir par la nécessaire protection contre une menace étrangère. Une société déliée par la rivalité, l’injustice et le communautarisme ne peut conjurer longtemps la menace d’affrontements intérieurs sans devoir s’inventer un ennemi extérieur. Le nationalisme est l’issue fatale d’une société qui échoue à constituer une authentique communauté politique. Les Etats-Unis, que le capitalisme le plus cru a rendus incapables de constituer enfin une vraie communauté de citoyens, étaient arrivés à ce point de la contradiction où une société de marché ne tient plus sans la guerre. Où une agression étrangère est une aubaine inespérée, grâce à quoi le pouvoir peut espérer restaurer l’illusion d’une unité nationale et de sa propre utilité. C’est, on le sait, exactement ainsi que l’administration Bush a instrumentalisé les attentats du 11 septembre 2001. Elle a ainsi pu lancer la « croisade » pour la démocratie dont rêvaient les « faucons », l’aile la plus réactionnaire du parti républicain.

Car le choc des civilisations — en particulier, l’affrontement entre l’occident chrétien et l’orient musulman — dont Samuel Huttington a voulu faire le paradigme explicatif de notre temps est devenu le projet politique et le socle idéologique d’une élite blanche états-unienne, convaincue de son bon droit à imposer par les armes son modèle de société. Les attentats du 11 septembre ont fourni le prétexte pour commencer la croisade : Afghanistan, Irak, deux guerres qui devaient combattre le terrorisme et restaurer la démocratie. Huit ans après, personne ne peut plus contester que ces guerres, perdues d’avance, aient renforcé ce qu’elles prétendaient combattre ! La même obstination nationaliste a guidé la diplomatie états-unienne vis-à-vis de la Russie. Alors que la dissolution de l’URSS était censée éteindre définitivement la guerre froide, les États-Unis n’ont eu de cesse de la ressusciter en organisant l’encerclement de la Russie par l’OTAN, quand le bon sens géopolitique commandait de fonder un nouveau partenariat d’égal à égal entre les deux ex944 superpuissances. Elle ne fait que commencer à en rabattre.

Pour perdurer, l’hégémonie des Etats-Unis embrigade l’Europe dans le projet de formation d’un « Occident politique » intégré, corollaire de la doctrine du choc des civilisations. Avec ses discours de Latran et Ryad, Nicolas Sarkozy a montré qu’il comptait désormais aligner la France sur cette vision du monde. Cela se traduit par le retour dans le commandement militaire intégré de l’OTAN. Et au niveau européen par le projet de Grand Marché Transatlantique pour lequel le Parlement européen s’est prononcé à plusieurs reprises.

L’Europe, elle-même piégée par le culte du marché et de la libre concurrence, incapable de se constituer en pôle géopolitique consistant, est la première victime de la stratégie des Etats-Unis. Alors que la géographie, l’histoire et l’économie font de la Russie et des pays du Maghreb les partenaires obligés et privilégiés de l’Europe, celle-ci est en passe de se retrouver confrontée à une Russie hostile et à des peuples maghrébins excédés.

A 9. L’auto-désarmement de l’Europe face à la crise du capitalisme.

L’urgence économique, l’urgence sociale, l’urgence écologique, l’urgence démocratique, l’urgence géopolitique, toutes commandent à l’Europe de rompre avec la logique mortifère du capitalisme et du néolibéralisme, cela au moment même où, de Maastricht à la réélection de Barroso et en passant deux fois par Lisbonne – sa stratégie et son traité - elle s’y vautre.

Mais il se trouve aussi que ce modèle, que l’on veut à toute force nous imposer en dépit du vote de notre peuple en 2005, est aussi le plus éloigné des cultures comme de l’histoire politique des nations de l’Europe continentale, et plus encore de la culture républicaine de la France. Il faut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à ce qu’une logique aussi contradictoire avec le mouvement de l’histoire sociale et politique de l’Europe, ait néanmoins pu s’y installer avec autant de facilité.

C’est que la puissance potentielle que représentait la constitution d’une union politique a été désamorcée par la déviation de sa dynamique dans le primat de la « concurrence libre et non faussée ». L’Europe est ainsi désarmée pour affronter la crise du capitalisme : elle l’est institutionnellement par des traités qui anéantissent la possibilité d’une puissance politique européenne et démocratique.

L’Union Européenne aurait dû constituer un outil pour sortir de la crise des années 1970 par le haut, c’est-à-dire par des politiques économiques coordonnées, par le progrès social et la réorientation du développement vers un modèle écologique soutenable à long terme. A la puissance potentielle qu’aurait représenté la construction d’une Europe politique, s’est substituée la mise en place d’une zone de libre-échange. Les Traités successifs ont non seulement enfermé l’Europe dans un fonctionnement antidémocratique, mais accentué son évolution néolibérale.

Dès l’origine, le Traité de Rome (1957) inscrivait la construction européenne dans le cadre de l’économie de marché. Avec l’Acte unique européen (1986) un saut a été franchi. Ce traité a engagé la mise en oeuvre du marché unique, instauré le primat du droit de la concurrence, fixé le cap des directives de libéralisation des services publics. Dès lors, le projet européen, s’est mué en instrument des politiques néolibérales, en institution de la guerre économique. Ce traité, comme ceux qui l’ont suivi (Maastricht en 1992, Amsterdam en 1997, Nice en 2000, Lisbonne actuellement) verrouillent toute possibilité d’utiliser l’UE comme outil pour mener des politiques économiques coordonnées, pour donner la priorité au progrès social et réorienter le développement vers un modèle écologique soutenable à long terme.

Constituer une puissance économique et politique et promouvoir un autre modèle aurait supposé a minima que, simultanément à la création de la monnaie unique, soient aussi institués :

• un authentique contrôle démocratique des politiques européennes,

• des instruments de politiques publiques à la hauteur de ceux dont disposent les autres grandes puissances,

• l’harmonisation vers le haut des règles fiscales et des normes sociales, sans laquelle la libre concurrence pousse inéluctablement à l’alignement sur le moins disant fiscal et social.

Rien de tout cela n’a seulement été ébauché. Tout au contraire, dans les années 1990, c’est la conception néolibérale de l’Europe qui s’est imposée, avec son corrélat géopolitique : l’allégeance à l’Otan et l’alignement ou la passivité face à la pulsion hégémonique des États-Unis.

Dans la même période, le dogme du contrôle et de la limitation des flux migratoires a dominé les politiques migratoires de l’Europe forteresse. Les conséquences des politiques sécuritaires à l’oeuvre sont désastreuses : décès aux portes de l’Europe dans l’indifférence internationale, remises en cause des droits de l’homme, régressions de l’application du droit d’asile, multiplication des logiques d’enfermement sans droits, etc. Il en résulte une suspicion permanente à l’encontre des migrants dits « réguliers » ou « légaux », une recrudescence des violences racistes et la montée des l’extrême droite et des mouvements communautaristes. L’idéologie sécuritaire stigmatisante à l’encontre des migrants est de l’eau apportée au moulin des tenants du choc des civilisations et construit le fantasme d’une l’Europe assiégée.

Enfin, la victoire du projet néolibéral s’est pleinement réalisée avec l’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe de l’Est, sans approfondissement préalable de la démocratie européenne et sans mobilisation des moyens financiers et juridiques d’une convergence de l’Est vers les standards salariaux et sociaux de l’Ouest. En élargissant l’Union à une douzaine de pays aspirant à rejoindre l’Otan et pressés d’accéder aux niveaux de vie occidentaux à grands coups de déréglementations et de privatisations, on a repoussé pour longtemps toute possibilité d’un consensus pour une Europe démocratique, sociale et écologique.

Le projet d’une Europe politique de la paix et du progrès social s’est ainsi dilué dans une simple zone de libre-échange. Le projet d’une Europe puissance a été dissout dans une Union qui, de par ses traités, s’interdit d’user des instruments d’intervention publique, pourtant employés par les autres puissances.

Tel est aujourd’hui le projet européen – en réalité anti-européen – auquel on a tenté de donner la valeur symbolique d’une « constitution » dans le second traité de Rome, rejeté par les français et les néerlandais en 2005. Mais, bien résolus à passer outre la volonté des peuples, avec le secours actif de Nicolas Sarkozy, les néolibéraux soutenus par l’essentiel de la gauche européenne ont lancé la ratification du traité de Lisbonne, copie conforme du précédent, et, à son tour, rejeté par les Irlandais. Dans un déni de démocratie inouï, les gouvernements européens ont acculé les Irlandais à dire « oui » à ce traité qu’ils avaient rejeté. La cause est entendue : les gouvernements européens ont définitivement résolu de faire « leur » Europe – celle des marchands et du profit – contre la volonté des peuples au risque de discréditer davantage la possibilité d’émergence d’une véritable Europe politique.

***

Face à la crise actuelle du capitalisme, forts d’un rapport des forces qu’ils croient favorable et du renoncement d’une partie de la vieille gauche européenne à proposer une autre voie, ceux qui aujourd’hui gouvernent l’Europe n’ont aucune intention de sortir des impasses où leur système nous a conduits. Celles-là même que l’on vient d’analyser. L’effondrement de ce système les contraint à des mesures d’urgence pour en colmater les brèches et à afficher un discours interventionniste. Il tranche, momentanément, avec leur discours d’hier sur les vertus des marchés à s’auto réguler. Face à la légitime colère des peuples, leur conception de la sortie de crise vise uniquement à sauver le capitalisme, non à préserver les peuples de ses effets et encore moins à les prémunir de ses méfaits.

Ils entendent « réformer », « refonder » ou encore « moraliser » le capitalisme ; bref, sauver la maladie plutôt que les malades !

Une part essentielle de l’inspiration qui guide l’élaboration de ce projet est directement issue de la critique du capitalisme, du libéralisme et du modèle productiviste. C’est pourquoi, en association avec toutes les forces organisées pour une visée authentiquement de gauche, le Parti de Gauche veut contribuer à élaborer un projet alternatif à une société de marché pilotée par les exigences de l’accumulation du capital et entend participer à sa mise en actes.

Le Parti de gauche est un parti qui veut gouverner ; il n’est pas un parti uniquement « protestataire ». C’est pourquoi, il entend proposer un projet qui offre un débouché politique crédible et réalisable à la légitime protestation contre un modèle inefficace, insoutenable, injuste et inhumain.

Cela fait maintenant plus de deux siècles que le capitalisme s’est installé dans nos sociétés et presque autant de temps que le mouvement ouvrier lui résiste et fait front. Le socialisme, dans toute sa diversité, en a politiquement porté la parole ; elle est celle des opprimés et des exploités, de tous, quels qu’ils soient et où qu’ils se trouvent. Lutte, solidarité et internationalisme sont ainsi ses maître-mots.

Nous sommes héritiers de cette histoire, de cette volonté de lutte et de ce projet de transformation de la société. Face à l’emprise sans précédent que la mondialisation libérale a permis au capital et à son ordre globalitaire d’établir sur nos vies, cette histoire a quelque peu ralenti son cours.

Nous sommes les porteurs d’un espoir qu’il nous appartient de faire renaître et d’une transformation qu’il faudra accomplir. C’est le projet que nous proposons.


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