Tunisie : de l’Empire ottoman à la révolution du jasmin (quelques éléments d’analyse historique)

lundi 7 février 2011.
 

Chers tous et toutes,

Etant « spécialiste » de la Tunisie et suivant les évènements de près, je me permets d’éclairer votre lanterne et de vous fournir quelques éléments très généraux pour que vous puissiez comprendre voir anticiper les développements présents.

La Tunisie était une province relativement indépendante de l’Empire ottoman lorsque l’État français l’a mise sous « protectorat » en 1881 à la suite, notamment, d’une importante crise financière. Contrairement à l’Algérie, la présence française n’a pas totalement déstructuré la société et détruit toutes les élites. La Tunisie n’a pas été une colonie de peuplement, les terres les plus fertiles du pays (750 000 hectares) ont été toutefois appropriées par des colons français et italiens. Le mouvement national tunisien a été globalement constitutionnaliste (la première Constitution dans le monde arabe est tunisienne et date de 1861), réformiste (dans la tradition des réformateurs arabes), influencé par les principes wilsoniens et le socialisme français.

Le mouvement ouvrier a également été important en Tunisie. Un syndicat autonome indigène qui repose sur des positions inter-classistes (les patrons indigènes sont intégrés dans le syndicat) voit le jour dans les années 1920 (la première CGTT). Par ailleurs, à la même époque naît une fédération communiste de Tunisie qui adhère sans réserve à la IIIe internationale. Le parti communiste tunisien (PCT) en émergera, mais fidèle à la position du parti communiste français sur l’indépendance (union nationale) sera absent du mouvement de libération.

En 1920, le premier parti politique « moderne » est également créé en Tunisie, le parti libéral constitutionnel (ou Destour). En 1934, de jeunes nouvelles élites en sortent et constituent le Néo-Destour, formation politique qui sera notamment dirigée par Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef. Ce parti encadrera le mouvement national. En outre, en 1946, une fédération syndicale tunisienne et nord-africaine se créée l’Union générale tunisienne du travail (dirigé par Ferhat Hached) qui intègrera la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres) en 1951. Elle joue également un rôle fondamental dans le mouvement national.

À partir des années 1950, celui-ci évolue en fonction des soutiens américains, des rapports de force au sein de la ligue arabe, de la situation en Algérie, des négociations avec le gouvernement français, de la structuration du mouvement fellaga, des prises de position des prépondérants (colons) et de la montée des luttes sociales.

La Tunisie accède à l’autonomie interne en 1954 avec peu d’effusion de sang puis à l’indépendance en 1956. Entre temps, de nombreux clivages sociaux, territoriaux et politiques éclatent opposant les partisans de Salah Ben Youssef à ceux de Habib Bourguiba. Ce conflit sur le point de dégénérer en guerre civile (entre 1954 et 1958) scelle un mode de fonctionnement autoritaire qui perdurera sous des formes différentes jusqu’à nos jours.

En mars 1956, quelques jours après la proclamation de l’indépendance, une assemblée constituante est élue. Elle se compose du Néo-Destour, de l’UGTT et de l’Union tunisienne de l’industrie et de l’artisanat (UTICA – le syndicat des « patrons »). Habib Bourguiba devient Premier Ministre, président du conseil de la nouvelle monarchie constitutionnelle et cumule, parallèlement, les charges de Ministre des affaires étrangères et de Ministre de la défense nationale. L’assemblée constituante abolit la monarchie, qui est remplacée par un régime républicain de type présidentiel. Habib Bourguiba en devient le premier président.

Le gouvernement opte de prime abord pour une politique d’orientation libérale puis récupère graduellement le programme économique de la centrale syndicale (UGTT) et opte pour la « collectivisation » des terres arables. Durant les années 1960, l’orientation économique du pays est clairement socialisante (le Néo Destour devient en 1963 le Parti socialiste destourien). Par rapport au reste du Maghreb, l’orientation politique, pourrait être qualifiée de « progressiste ». Un code du statut personnel qui abolit la polygamie et crée une procédure judiciaire de divorce est par exemple promulgué dès 1956.

À l’indépendance, l’élite au pouvoir se compose d’anciennes élites traditionnelles formant par ailleurs une grande et moyenne bourgeoisie commerçante de nouvelles élites, dont Habib Bourguiba représente l’archétype. Celle-ci est originaire du Sahel, bilingue et provient largement des professions libérales. Des conflits larvés puis ouverts rythment les relations entre ces élites. Au demeurant, les élites sahéliennes dominent.

Le Parti socialiste destourien est le seul parti autorisé de 1963 à 1981. En 1981 apparait un multipartisme de « façade ». En 1987, Habib Bourguiba est destitué à l’issue d’un coup d’État médical et est remplacé par un militaire spécialisé dans le renseignement, ancien ministre de l’intérieur puis premier ministre, toujours président de la république en 2011. Le parti socialiste destourien devient le rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) en 1989. Après une libéralisation politique entre 1987 et 1989, le régime se durcit graduellement.

Sur le plan des oppositions, la Tunisie indépendante a connu une contestation d’extrême gauche (trostko-maoïste puis trostko-mao-nationaliste arabe) très forte en milieu étudiant du début des années 1960 à la fin des années 1970. Elle a exercé une grande influence sur le plan culturel et nombre de cadres syndicaux et de professions intellectuelles ont été socialisés dans son sillage.

Le mouvement islamiste, lui, naît au début des années 1970, il est d’influence frère musulmane égyptienne et soudanaise. Dès les années 1980, il reconnait cependant la légitimité des institutions démocratiques. Il se compose majoritairement de jeunes « éduqués » qui ont fait leurs premières armes politiques à l’université. Il est très puissant durant les années 1980 et élargit son recrutement sociologique. Toutefois, il est réprimé très sévèrement au début des années 1990. Depuis 2005, on ne peut plus affirmer qu’il représente une véritable force politique (ses dirigeants sont en exil à Londres et à Paris). Des partis d’opposition existent toujours depuis le début des années 1980, certains sont au parlement (un quota leur réservé), mais pèsent rarement sur la teneur des débats, d’autres sont tolérés et non reconnus, d’autres reconnus et non tolérés et enfin d’autres sont clandestins (notamment quelques groupuscules héritiers de l’extrême gauche). Il reste que ces partis n’ont pas véritablement de base militante.

En termes économiques, la Tunisie s’est libéralisée de manière relative au début des années 1970. L’État a longtemps représenté par ses emplois, un facteur de promotion d’une classe moyenne. Un plan d’ajustement structurel a été imposé en 1986 et depuis la Tunisie continue de se libéraliser économiquement en essayant de maintenir dans le giron étatique les domaines les plus stratégiques. L’entrée de devises des émigrés, le tourisme, le phosphate, les activités de sous-traitance, les entreprises off-shore contribuent notamment à la croissance économique (élevée par rapport au reste du monde arabe) mais le système bancaire reste largement opaque. Les pratiques néo-patrimoniales, le népotisme, le clientélisme sont de mises et ne cessent de se propager. L’indépendance de la justice est sérieusement mise à mal et rien ne semble protéger les citoyens des interventions sporadiques et arbitraires de l’État.

De surcroit, le système scolaire étant historiquement performant, une nombreuse main-d’œuvre très qualifiée n’arrive pas à être intégrée dans le circuit de production sinon au profit d’un « déclassement ». À cet égard, la mobilité sociale ascendante par l’État a longtemps représenté un espoir pour nombre de familles qui ont déployés de nombreuses stratégies scolaires. On pourrait, à cet égard, parler d’une forme d’éducationnisme, proche du mythe républicain français.

Pour autant, les inégalités régionales de développement sont très prononcées, l’identité géographique est régionale perçue par le nom de famille joue un rôle important. De nombreux citoyens originaires des régions du nord-ouest, du centre et du sud (les extra-muros) subissent des formes de discrimination, notamment à l’embauche.

Les émeutes, qu’il serait plus exact de qualifier d’émeutes à visée politique, qui secouent le pays depuis le 17 décembre sont les premières d’une telle ampleur depuis l’indépendance. On peut citer les émeutes de Kairouan de 1961, de Msecon en 1965 et les émeutes du pain (dites également IMF’s riots) en 1984. Notons également l’éclatement d’une grande grève générale le 26 janvier 1978 réprimée dans le sang.

Les « émeutes » actuelles sont d’un genre nouveau. Elles se sont rapidement propagées dans l’ensemble du pays. Par ailleurs, les islamistes n’y jouent aucun rôle. Plus largement les références théologico-politiques en sont absentes. Le seul véritable acteur qui en Tunisie possède une réelle capacité de mobilisation demeure la centrale syndicale, l’UGTT. Elle joue, elle, un véritable rôle dans les évènements actuels. Nombre de tracés d’émeutes épousent la géographie locale de l’implantation de ses locaux. Nombre de ses dirigeants régionaux (notamment ceux des syndicats de l’enseignement) proviennent de l’extrême gauche. Au début des années 1960, sa direction s’est subordonnée à celle du parti, mais régulièrement, du moins jusqu’au début des années 1980, elle a affronté le régime sous pression de sa base.

Durant les années 1990, les différentes associations proto-politiques non inféodées au régime ont tenté d’alerter l’opinion internationale sur les « dérives du régime », reprenant l’argumentaire de la banque mondiale et recourant à la tactique du coup médiatique (grèves de la faim, médiatisation d’opposants tabassés, etc.). Au demeurant, l’apparition de ce mouvement au mois de décembre 2010 a surpris ces associations, largement composées d’élites urbaines nées dans les années 1950-1960, et concentrées dans la capitale. Les observateurs internationaux focalisés sur cette opposition dite de la « société civile », beaucoup plus visible pour un ensemble de raisons, ont également été surpris.

Les évènements actuels éclatent deux ans après un long mouvement social peu médiatisé en France, concentré dans les régions minières (bassin minier de Gafsa) du pays. La jeunesse, notamment celle d’origine « extra-muros » et fortement pourvue en capitaux scolaires, y est particulièrement présente. Ce qui est une nouveauté puisqu’elle a été « >exclue » indirectement de toutes les formes d’opposition, si ce n’est lycéenne et étudiante, depuis l’éradication du mouvement islamiste au début des années 1990. En outre, une loi anti-terroriste de 2003 a engendré, ces dernières années, l’arrestation de milliers de « jeunes » pour des motifs divers allant de la consultation de sites d’opposition à la tentative d’organisation de mission de martyr vers l’Irak (opérations qui étaient un temps tolérées par le régime). Ce faisant, on ne savait pas vraiment si l’islamisme radical (différent de l’islamisme de type frère musulman) représentait ou non une force de mobilisation. Aujourd’hui il semble que ce ne soit pas le cas.

Les scénarios d’avenir qui se profilent dépendent des conflits au sein de l’armée (la grande muette en Tunisie), du rôle effectif du parti au pouvoir et de ses clivages internes (un « destourien » modéré et « proche des américains » pourrait prendre la succession du président actuel), de l’action de le l’UGTT et enfin de la variable internationale (soutien ou non des gouvernements etatsuniens, français et italien, voir libyen et syrien). On peut tabler sur un scénario comparable sur certains points à la révolution des œillets au Portugal, sauf que l’absence d’organisations populaires « autonomes » peut exclure un dénouement « heureux » à la portugaise.

Il est bien sûr trop tôt pour se prononcer de manière tranchée, quoi qu’il en soit une éventuelle vacance du pouvoir n’est pas à exclure.

Finalement, tous ces évènements sont extrêmement importants tant en termes d’analyse sociologique qu’en termes de débat public. Ils nous interrogent sur le rôle des nouvelles technologies dans les formes de mobilisation, sur la notion d’émeute, sur les liens entre des variables lourdes (crise économique, situation internationale, rôle des élites), sur les transformations de l’horizon d’attente démocratique ainsi que sur la transnationalisation du contrôle social de la protestation. Sur le plan citoyen enfin, on ne peut rester indifférent à ces évènements qui ne sont plus l’apanage des pays de la périphérie, grands perdants de la division internationale du travail. Désormais, nous sommes tous dans le même bateau.

Sur l’histoire de la Tunisie politique vous pouvez consulter les travaux de Michel Camau, Béatrice Hibou, Vincent Geisser, Eric Gobe, Amin Allal ainsi que les miens. Je vous conseille également la consultation de l’Annuaire de l’Afrique du Nord/Année du Maghreb (en ligne)

Pour suivre les évènements presque en direct. Il y a facebook : chercher =) JE SUIS TUNISIEN II et ce twit http://twitter.com/SBZ_news

Voilà en espérant vous avoir éclairé un tant soit peu

Cordialement

Michaël Béchir Ayari

Docteur en sciences politiques (Institut d’Etudes Politiques-Université Paul Cezanne, Aix-en-Provence)

Chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM)


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