Mémoires à vif du communisme (Roumanie) Le poison dans les veines

samedi 9 octobre 2010.
 

A l’époque communiste, Vasile Gavrilescu a écopé de deux peines de prison et rendu blêmes de rage des dizaines d’officiers de la police politique. C’est un survivant, une sorte de baobab, qui résiste aux chaleurs éreintantes. En 1948, lorsque le roi Michel Ier est contraint à l’exil, Vasile, 10 ans, se tire une balle dans la poitrine. Il rate son coup. Inutile de chercher des antécédents monarchistes dans la famille : une mère ouvrière, un père pharmacien qui les abandonne à la naissance.

Au lycée, dans la ville de Craiova, il rencontre Aurora, belle adolescente, de deux ans sa cadette. L’amour de jeunesse se conjugue avec un engagement commun. Inspiré par l’insurrection en Hongrie de 1956, Vasile crée un réseau clandestin. Si la révolution vient, il faudra être prêt. "Avec mes dix-huit camarades, on avait un plan pour s’emparer des lieux stratégiques de la ville et prendre les armes." Mais un mouchard parle. Vasile et Aurora rejoignent le maquis. Ils sont arrêtés deux ans plus tard. Elle est condamnée à douze ans ; lui à vingt-deux ans. Cette séparation forcée va changer leur histoire. "J’ai eu la possibilité de bénéficier d’une belle éducation en prison, auprès de ministres, d’aristocrates, d’intellectuels, de gens venant de la Sorbonne et d’Oxford", explique-t-il dans un français châtié, parfois ponctué de "merrrde" et de "connarrrds" sonores et espiègles.

Sorti de prison en 1964, en même temps que sa femme, Vasile Gavrilescu la retrouve marquée, plus distante. Il devient électricien. Mais les officiers de la Securitate lui rendent la vie impossible. Il tente de fuir, seul, en franchissant le Danube. Il atteint la côte yougoslave, mais est interpellé et rendu aux autorités roumaines, contre un wagon de sel. Deuxième condamnation, cette fois à sept ans. Il sort au bout de trois ans et demi, fait enfin la connaissance de sa fille, née pendant sa détention. Il commence alors à écrire, pour se libérer de sa détestation envers le régime.

Le 23 novembre 1972, des agents de la Securitate perquisitionnent l’appartement familial, brandissant une lettre anonyme factice qui accuse Vasile de trafic de pierres précieuses. Les officiers trouvent ses manuscrits dans le double fond d’un tiroir. Mais il ne retourne pas en prison, ses écrits n’ayant pas été diffusés. En 1985, déchu de la nationalité roumaine, il s’installe à Paris, avec Aurora et leurs deux enfants. Il espère ranimer leur amour, affaibli par les épreuves. Gavrilescu suit à distance la chute du régime Ceaucescu. Gravement malade, Aurora meurt en 1991. Elle est enterrée à Amiens. Deux ans plus tard, Gavrilescu retourne en Roumanie.

Comme des milliers d’autres victimes de la répression, l’écrivain souhaite consulter son dossier personnel, constitué par la police. Plusieurs années de démarches sont nécessaires. Enfin, un jour de novembre 2001, il pénètre dans la salle de lectures du Centre national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS). Un homme pousse un chariot jusqu’à lui. "Je m’attendais à deux ou trois volumes. Il en a apporté 22, et ce n’était pas l’intégralité."

Aucun adjectif, aucune métaphore, ne pourrait transcrire avec précision ce que Vasile Gavrilescu a ressenti ce jour-là. Disons que la vie s’est dérobée sous ses pieds. Après une demi-heure de lecture du dossier "chauve-souris" - surnom que la police lui avait donné -, l’écrivain a pris la vérité en pleine figure : Aurora, sa femme, son amour, sa confidente, la mère de ses deux enfants, collaborait. En 1961, pendant sa détention, elle a signé un formulaire d’engagement. Après sa libération, elle a renseigné la Securitate sur les déplacements, les propos et les écrits de Vasile Gavrilescu. La perquisition de l’appartement, la découverte de sa cache : c’était elle. La rage lui noue encore le ventre. "Je ne pardonne pas et je n’oublie pas. Heureusement que ma femme était déjà morte quand j’ai appris cela. Je suis bélier. Le bélier cogne avec la tête sans se poser de questions, et après se demande pourquoi il a mal."

Le dossier contenait également une liste de quarante-trois personnes - amis, connaissances, collègues, voisins - qui avaient apporté leur contribution à l’étau invisible qui l’enserrait. "Tout le monde autour de moi collaborait. Et moi, j’étais comme un poisson dans un aquarium." L’année qui suivit cette découverte, Gavrilescu fut gravement malade. Puis il s’efforça de reprendre pied, par l’écriture.

Depuis, il a publié dix-sept livres, de l’autobiographie à la poésie, pour décrire la nature maléfique de l’ancien "système tortionnaire". Malgré l’éloignement du milieu littéraire dont il se sent banni, la vie à la campagne lui fait du bien. "Ici, le temps se dilate", dit joliment en français sa seconde compagne, peintre et professeur d’arts plastiques.

Il est difficile d’expliquer l’ampleur du mal, vingt ans après. De restituer avec fidélité l’usage de la surveillance, de la peur, de l’intimidation et de la répression par la police politique roumaine, grâce à une toile mise en place avant l’arrivée de Nicolae Ceausescu au pouvoir, en 1965. Le "Conducator" a poli les méthodes de son prédécesseur au poste de secrétaire général du Parti, Gheorghe Gheorghiu-Dej, qui s’était appuyé sur les assassinats et un système pénitentiaire dense pour instaurer une terreur ouverte. Avec le génie autoproclamé des Carpates, cette terreur devient sourde, préventive, invisible ; elle nourrit la paranoïa et les angoisses. Au total, pendant la période communiste, plus de 10 000 personnes ont été exécutées sans aucune forme de procès.

Piotr Smolar, Le Monde

Les métastases du régime avaient une envergure incomparable en Europe, en dehors de la Stasi est-allemande. La Securitate pénétrait dans chaque corps social. S’appuyant sur une toile d’informateurs zélés ou contraints (qu’on estime à plusieurs centaines de milliers), elle traquait les ennemis de la cause socialiste.


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