1956 « La Hongrie aurait pu être la vitrine de la déstalinisation" Entretien avec Roger Martelli

mardi 31 octobre 2006.
 

Cinquante ans après l’intervention soviétique qui écrasa la révolution de Budapest, l’historien Roger Martelli, directeur du mensuel « Regards », retrace les événements de l’année 1956. Une date qui sonne le « glas de l’espérance » pour de nombreux communistes.

L’insurrection, puis l’intervention soviétique, à Budapest, en 1956, a lieu huit mois après cette « secousse tellurique » que fut pour le mouvement communiste international le Rapport Khrouchtchev. Que contenait ce rapport et en quoi n’est-il, selon vous, qu’une critique d’une « relative modestie » contre Staline ?

Roger Martelli : Le 5 février 1956, le Premier secrétaire du PC soviétique prononce à huis clos, devant les délégués du XXe Congrès, un rapport dénonçant les crimes de Staline. Ce rapport, connu en Occident quelques mois plus tard, ne sera pas publié en URSS avant... 1989 : il est donc resté pour l’histoire le « rapport secret ». La dénonciation faite par Khrouchtchev est relative dans l’ampleur et le temps : elle porte sur la seule période postérieure à 1934 et ne dit pas grand-chose de la terreur de masse qui s’abattit sur la population elle-même après 1934, faisant des millions de victimes. En fait, Khrouchtchev veut éviter une remise en cause du système tout entier et de la classe dirigeante ­ dont il fait partie ­, associée à la mécanique sanglante des « purges ». Mais, s’il ne dit pas tout de ce qu’il sait (il connaît, depuis 1953, le bilan réel de la répression), il en dit assez pour provoquer l’inquiétude et la colère d’une grande partie de l’appareil communiste. Peut-être est-ce là l’erreur majeure. Khrouchtchev, en 1956, a voulu jouer au centre : il n’a voulu dénoncer ni trop ni trop peu, alternant les avancées et les reculs. Ce faisant, il a freiné l’ardeur des éléments novateurs, sans calmer pour autant la colère des conservateurs.

Quelles sont les conséquences du Rapport Khrouchtchev au sein des PC, en particulier dans les démocraties populaires et surtout en Hongrie ?

Dans l’ensemble, les PC ont été pris à contre-pied par la critique antistalinienne de Khrouchtchev. Staline s’était trop identifié au communisme lui-même, surtout depuis la fin des années 1930 et la guerre, pour que les communistes puissent passer si facilement de l’adoration à la détestation. À part quelques approbations fortes (l’Italien Togliatti, le Yougoslave Tito ou le Polonais Gomulka), l’initiative du « premier » Soviétique provoque l’incertitude ou le refus. Les Chinois et les Français, Mao Zedong et Maurice Thorez, incarnent alors ce camp du refus, qui est de fait majoritaire dans le mouvement communiste international. Dans les démocraties populaires européennes, c’est la prudence frileuse ou l’hostilité qui l’emportent. À peu près partout, en Albanie, en Tchécoslovaquie ou en Roumanie, les dirigeants en place « bétonnent », effrayés par les révélations contenues dans le rapport secret sur les grands procès qui ont ensanglanté le bloc soviétique à la charnière des années 1940 et 1950. Il y a toutefois deux cas où le blocage des appareils en place ne fonctionne pas : la Pologne et la Hongrie. Mais si, dans le cas polonais, l’audace des dirigeants en place ­ pourtant tout aussi « staliniens » que les autres ­ réussit à éviter le pire, ce n’est pas le cas en Hongrie.

En novembre 1956, les chars russes écrasent la révolution hongroise, menée par des conseils ouvriers, les étudiants et les intellectuels. Ce n’est donc pas une révolution « anticommuniste », comme elle a souvent été présentée. En quoi cela sonne-t-il le « glas d’une espérance » ?

La Hongrie aurait pu être la vitrine de la déstalinisation. Elle avait déjà été le lieu d’une tentative réformatrice ambitieuse entre 1953 et 1955, et il existait, dans le PC hongrois et sur ses marges, une fraction critique très active. Quand, dès le printemps 1956, se déclenche la vague en faveur d’une déstalinisation affirmée, elle est plutôt contrôlée par les réformateurs du PC. Mais ils se heurtent à l’hostilité butée des dirigeants en place et à l’incompréhension des Soviétiques. Ceux-là, Khrouchtchev en tête, sous-estiment l’ampleur du rejet du système stalinien laissé par Matyas Rakosi ­ le « Staline hongrois » ­ et ils n’aiment pas celui qui incarne alors le renouveau, Imre Nagy. Ils laissent donc d’abord la situation empirer sans rien faire et, quand ils se décident à agir, ils le font de la plus mauvaise façon : en envoyant une première fois les chars à Budapest, dans la nuit du 23 au 24 octobre. En procédant ainsi, ils savonnent par avance la planche à Nagy, qui, dès le départ, n’a plus les mains libres face à une situation qui a empiré. Khrouchtchev n’a réussi à aucun moment à « prendre la main ». Au bout du chemin, il y a la tragédie de novembre, Budapest meurtrie, la révolte écrasée et l’espoir d’une authentique déstalinisation carbonisé. L’idéal ­ le communisme ­ défendu par des chars contre les fusils d’une insurrection antistalinienne : l’échec du soviétisme est en germe dans cette image. Khrouchtchev a voulu avancer, il a échoué, puis il a reculé : l’effet terrible de cette séquence ne sera jamais effacé.

Lire la suite dans Politis n° 923

1956 communiste, le glas d’une espérance, Roger Martelli, La Dispute, 224 p., 18 euros.


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