La jeune Russie soviétique était écologiste… puis Staline vint (par Paul Ariès)

mercredi 17 janvier 2018.
 

La jeune Russie des soviets fut, entre 1917 et 1927, le pays du monde le plus avancé en matière d’écologie et de protection de la nature, assure l’auteur de cette tribune. Avant que les purges staliniennes ne frappent les écologistes et n’impose l’idéologie productiviste.

Paul Ariès est l’auteur de « Les rêves de la jeune Russie des soviets, une histoire antiproductiviste de l’URSS », publié aux éditions Le Bord de l’eau.

La jeune Russie des soviets, née en octobre 1917, a bénéficié d’une double tradition écologiste. Celle d’une partie de l’intelligentsia acquise aux thèses naturalistes et celle des courants marxistes non voués au culte des forces productives. La Russie des soviets développa d’abord trois disciplines écologiques : la phytosociologie, discipline scientifique née avant la Révolution envisageant les différentes espèces végétales dans leur coexistence (la permaculture actuelle en est donc une lointaine descendante) ; la biocénologie, qui est l’étude de la communauté des espèces vivantes, ou biotope ; la dynamique trophique, qui étudie les flux d’énergie dans les chaînes alimentaires.

Vladimir Vernadski (1863-1945), considéré comme le père de l’écologie, sera l’inventeur du concept de biosphère qui pense la Terre comme un « organisme vivant » et non plus comme une matière inerte à la disposition des humains et de leur activité économique. T.I. Baranoff a développé, dès 1925, la notion de bioéconomie reprise, plus tard, par Nicholas Georgescu-Roegan, considéré comme le père des courants de la décroissance.

Cette écologie soviétique fut autant scientifique que sociale/politique. Le zoologiste G.A.Kojevnikov donna ce double ancrage scientifique et politique à l’écologie russe en s’inspirant du grand naturaliste suisse Paul Benedict Sarasin (1856-1929), président fondateur de la Ligue suisse pour la protection de la nature et du Comité pour la protection de la nature. Paul Sarasin était non seulement un environnementaliste, défenseur de la nature mais aussi un opposant virulent au capitalisme et adepte du socialisme. Cette matrice marquera durablement les mouvances écologistes russes. Kojevnikov devint ainsi l’avocat, avant même la Révolution, des parcs naturels et de la défense des peuples primitifs. Son intervention en 1913, lors de la Conférence internationale de Berne (Suisse) pour la protection de la nature, témoignait de cette double filiation : « La même commission qui dit au chasseur “arrêtez-vous, vous allez faire disparaître l’oiseau du paradis” doit pouvoir dire au colon qui met en joue : “Arrête, tu vas faire disparaître l’homme primitif”. »

Valoriser les modes de vie écologiques et « le maintien en bonne santé des écosystèmes »

Entre 1918 et 1922, plusieurs lois allèrent dans le sens de la défense de la nature. Une loi de 1918 réglementa le déboisement en définissant le rythme d’une exploitation compatible avec le maintien des surfaces boisées. Elle organisait aussi la lutte contre l’érosion des sols et traitait de l’équilibre des bassins fluviaux et de la protection des « monuments de la nature » (les grands espaces). Une loi de 1919 protégea les gibiers et réduisit les saisons de chasse. Des décrets réduisirent les zones de pêche et interdirent l’exploitation prédatrice. Une loi de 1921 habilitait le Commissariat de l’éducation à créer les premiers parcs naturels au monde totalement isolés de la population. Le premier, fondé dans le delta de la Volga, étudiait les mécanismes écologiques et prend des mesures face aux environnements dégradés.

La période de la Nouvelle politique économique (NEP) n’a pas remis en cause les objectifs écologiques officiels, mais a bientôt mis en avant les besoins de la production. Chaque projet industrialiste, « extractiviste » dirions-nous aujourd’hui, donnait lieu à des expertises et à des contre-expertises, bref à des positions inconciliables. L’Académie des sciences instaura en janvier 1922 un nouveau Bureau central pour l’étude des traditions locales et le Commissariat du peuple à l’éducation fonda en 1924, la Société panrusse de conservation. L’étude des traditions locales entendait valoriser les modes de vie écologiques et la « conservation » signifiait « le maintien en bonne santé des écosystèmes ». Le Commissariat de l’éducation resta donc à la manœuvre en inscrivant, par exemple, la question de la conservation dans les programmes scolaires et en organisant de grandes manifestations pour valoriser l’écologie.

L’année 1925 a marqué la montée en force de l’agenda écologiste avec la fondation d’une agence gouvernementale dédiée, le Goskomitet. Ce rapport de force a décidé Vladimir Vernadski, déjà auréolé de gloire et devenu intouchable, à lancer en 1926 un cri d’alarme : « Les forces productives naturelles constituent un potentiel [mais] elles sont indépendantes en composition et en abondance de la volonté et de la raison humaine, aussi centralisées et organisées soient-elles. Comme ces forces ne sont pas inépuisables, nous savons qu’elles ont des limites. Celles-ci peuvent être déterminées par l’étude scientifique de la nature et constituent pour nos propres capacités productives une frontière naturelle insurpassable… Nous savons maintenant que pour notre pays, ces limites sont assez étroites et n’autorisent — au risque d’une cruelle fracture — aucun gaspillage dans l’usage de nos ressources. »

Une critique radicale de toute démarche utilitariste dans les rapports avec la nature

Ce texte fit l’effet d’une bombe car publié alors que se préparait le premier plan quinquennal (1928-1933) sous l’égide des courants industrialistes. Le Commissariat du peuple à l’éducation se sentait encore assez puissant pour lancer en 1928 une revue ouvertement écologiste sous le titre Conservation. Cette revue officielle, qui s’ouvrait à des analyses hétérodoxes, comme le rôle du chamanisme en matière de définition des taux d’exploitation supportables du gibier en Sibérie, fit connaître de nouveaux concepts scientifiques, comme celui de biocénose (ou principe de plénitude) signifiant que les communautés vivantes évoluent vers un équilibre où la compétition est réduite le plus possible.

Grigori Alexandrovitch Kojevnikov.

G.A. Kojevnikov présenta également en 1928 ses thèses en faveur d’une critique radicale de toute démarche utilitariste dans les rapports avec la nature : « Développer une conception matérialiste de la nature, cela ne revient pas à calculer combien de mètres cubes de bois on peut extraire d’une forêt, ou combien de dollars de peaux d’écureuils il est possible de réaliser chaque année » ; « prendre le contrôle des régulations naturelles est une affaire extrêmement difficile et grosse de responsabilités. Toute intervention [de l’homme], même celle que nous considérons comme bénéfique, par exemple l’agriculture ou l’acclimatation d’animaux [exotiques], détruit les conditions naturelles des biocénoses (…) De ce tissu de vie, qui a évolué durant des milliers d’années d’interactions, on ne peut enlever un maillon isolé sans dommage ».

« L’espèce menacée des scientifiques bourgeois »

La victoire de Staline marqua le début de la grande offensive contre les écologistes. Dès 1928/1929, on évoquait les origines bourgeoises ou petites-bourgeoises des écologistes, afin d’affaiblir leurs positions politiques. Le premier heurt sérieux concerna la question de la chasse aux phoques : le plan quinquennal prévoyait 350.000 prises par an à ajouter aux 200.000 prises norvégiennes, ce qui ferait 550.000 prises pour un million de phoques. Le deuxième heurt concerna l’objectif d’augmenter de 60 % l’exploitation des forêts. Les courants écologistes réclament aussitôt des études d’impact.

La Société panrusse de conservation fut bientôt mise sous surveillance. La Pravda, le journal officiel du Parti communiste, publia un texte accusant les écologistes de vouloir sauver la nature… du plan quinquennal, ce qui équivalait à une accusation de sabotage. Le pouvoir stalinien imposa en 1931 de changer le nom de l’association Conservation, qui devint la Société pour la conservation et la promotion de la croissance des ressources naturelles. Le journal Conservation fut débaptisé et devint Nature et économie socialiste. Un nouveau responsable fut nommé en la personne de Makarov, qui appelait à renforcer la concentration industrielle autour des gisements de charbon et de fer et à développer les exportations de ressources naturelles, donc l’extractivisme. Le philosophe Isaak Prezent, penseur officiel de Staline, se posait comme le principal adversaire des écologistes : « Pendant douze ans de révolution, les savants soviétiques se sont enfermés avec dédain dans un parc naturel… réservé à l’espèce menacée des scientifiques bourgeois. »(sic) Stanchinski et les autres scientifiques écologistes furent arrêtés en 1934. Ils furent accusés d’avoir propagé « l’idée “réactionnaire” » selon laquelle il y aurait des limites naturelles à la transformation de la nature par la culture humaine. »


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