De Mai 68, de l’élection de Nicolas Sarkozy et de la refondation de la gauche : essai d’interprétation.

lundi 21 décembre 2009.
 

Jusqu’à il y a peu, ma vision des évènements de mai et juin 1968 était largement marquée par l’interprétation qui avait fini par s’imposer au cours des décennies qui ont suivi : un mouvement de la jeunesse des classes moyennes qui réclamait l’accès à l’hédonisme de la société de consommation de masse (« vivre sans contrainte et jouir sans entrave ») en se donnant l’illusion de rejouer les épisodes révolutionnaires du passé. Bien sûr il y avait aussi le mouvement ouvrier avec ses dix millions de grévistes (trois fois plus qu’en 36 !) mais je ressentais confusément la pauvreté des acquis de Grenelle relativement à l’ampleur de la grève générale… Bref, je ne nourrissais pas une passion particulière pour les évènements.

Aussi, lorsque Nicolas Sarkozy se livra à une attaque en règle de Mai 68 et de ses héritages lors du discours qu’il prononça à Bercy le 30 avril 2007, force me fut de me poser des questions. Comment se pouvait-il que je retrouve certaines critiques que je faisais sur Mai 68 dans le discours de cet homme dont les valeurs sont aux antipodes de celles que je porte ? Comment cet homme de droite pouvait imputer aux valeurs de Mai 68 les dérives du capitalisme financier ? Pourquoi une telle attaque en règle de Mai 68 ? Certes on pouvait y voir une manifestation de la campagne-marketing qu’il menait, le rejet de 68 apparaissant comme un moyen de souder autour de sa candidature les électorats du centre, de la droite et de l’extrême droite. Etait-ce suffisant ?

J’ai donc décidé de faire un cours de deux heures sur l’histoire des évènements de 68 à mes élèves de terminale. Une façon d’essayer d’y voir un peu plus clair.

En préparant ce cours j’ai réalisé que je disposais de peu d’ouvrages (1) où cet épisode d’histoire contemporaine était analysé ; preuve supplémentaire de la faible place qu’occupait 68 dans mes préoccupations.

Comme il le fut pour moi, le discours de Bercy me servit de document d’accroche pour les élèves : je le leur donnais à lire en préalable au cours, en leur demandant de dire ce qu’il avait bien pu se passer, d’après eux, en mai 1968 qui puisse justifier une critique aussi virulente de la part de Nicolas Sarkozy. Une élève dira à cette occasion, que « à lire ce texte on a l’impression que c’était mieux avant ». Puis, après avoir rapidement mentionnés des épisodes comparables qui eurent lieu concomitamment dans le monde (en n’oubliant pas le « Printemps de Prague »), je consacrais la suite de la première heure de cours à donner le cadre chronologique des évènements en montrant une superposition de trois crises : crise étudiante qui débute avec le « Mouvement du 22 mars » et la journée du 3 mai ; crise sociale, à partir du 13 mai et du début du mouvement de grève ; crise politique qui va du 24 mai jusqu’à la reprise en main lorsque le général De Gaulle « siffle la fin de la récré » le 30 mai. La deuxième heure était consacrée aux interprétations et bilans que je m’efforçais de présenter dans leurs aspects complexes et contradictoires. Le 4 mai 2007, Libération avait publié un article sur Mai 68 d’où j’avais extrait la citation suivante du sociologue Jean Pierre Le Goff : « Le discours de Sarkozy, c’est de la nostalgie pure. Ça revient à dire que c’était mieux avant. » Je concluais ce cours en mettant en relation cette citation avec l’analyse classique de René Rémond qui distingue la droite, décrite comme foncièrement conservatrice, et l’extrême droite à laquelle il réserve le qualificatif de réactionnaire au sens où elle passe son temps dans ses discours à regretter un âge d’or passé. Non pas pour dire que Nicolas Sarkozy est d’extrême droite mais que le ton de son discours sur Mai 68 l’est.

Je n’avais cependant pas répondu à toutes les questions que je me posais. Dans l’article de Libération cité il y avait une bibliographie. J’y sélectionnais deux titres dont un de l’historienne états-unienne Kristin Ross. Cet ouvrage Mai 68 et ses vies ultérieures (2) est à l’origine directe des analyses qui suivent. J’y ai compris plusieurs choses : d’abord que les interprétations élaborées dans les décennies qui suivirent Mai 68 ont cherché à masquer la dimension révolutionnaire de l’évènement au profit d’autres qui, bien que présentes dans Mai, n’en étaient que secondaires et sont devenues le prisme au travers duquel on lit aujourd’hui l’événement ; que nombre de ces interprétations se retrouvaient dans mon cours faisant de moi un vecteur de l’idéologie dominante ; enfin, et c’est là que je veux en venir, que comprendre Mai 68 permettait de donner du sens à la situation politique immédiate.

La dimension révolutionnaire de Mai 68 n’est pas là où on a pris l’habitude de la voir (3) : une révolte générationnelle inhérente à la modernisation, porteuse d’une contre-culture ayant permis le passage d’un ordre bourgeois autoritaire à une nouvelle bourgeoisie moderne et libérale ; bref un mouvement qui n’aurait eu d’autre objectif que la fondation du monde actuel. Cette lecture a pour caractéristique essentielle de vider l’événement de ses dimensions politiques : « circulez ! y a rien à voir ». Or c’est bien autre chose.

Mai 68 est un événement politique de masse (le plus grand mouvement de masse de l’histoire de France), un événement lié à la promotion du politique née de la destruction de l’identité sociale. C’est un refus massif de continuer à concevoir le social comme un ensemble de catégories séparées et étroites. L’égalité fut la problématique essentielle des évènements, ce qui a constitué la véritable menace pour l’ordre établi : une subjectivation rendue possible par la synchronisation de deux ordres temporels différents, le monde de l’ouvrier et le monde de l’étudiant. Une égalité qui fut massivement expérimentée comme une pratique inscrite dans le présent et non pas comme un objectif à atteindre, par la remise en cause des traditions de représentation et de délégation. Les évènements de Mai 68 ont visé à « dénaturaliser » les relations sociales du passé et furent une crise du fonctionnalisme prenant la forme de tentatives de déclassification et de bouleversement dans la détermination sociale des statuts. En perturbant les rôles, les places, les fonctions, Mai s’est orienté vers une critique de la division sociale du travail et à réalisé des formes de démocratie directe et d’auto organisation collective, contenant l’amorce d’une organisation sociale différente.

D’autre part, ce n’est pas un événement qui se réduit aux deux mois de mai et juin mais qui plonge ses racines dans la fin de la guerre d’Algérie et qui se poursuit jusqu’aux années 70 ; soit une période de 15 à 20 ans de radicalisme politique. La guerre d’Algérie a été l’occasion d’une « désidentification » à grande échelle avec l’Etat, de l’enracinement durable en milieu estudiantin d’un courant mobilisé dans une cause autre que la défense de leurs propres intérêts. Ce n’est pas un hasard si le 15 juin 68 De Gaulle amnistie les membres de l’OAS et les généraux putschistes d’Alger. Plus généralement, Mai 68 a connu une forte identification avec le Vietnam et le Tiers-mondisme (4). Une nouvelle subjectivité politique passant par l’Autre (l’ouvrier mais aussi l’Autre colonial) permit la fusion entre anticapitalisme et anti-impérialisme et la connexion entre le Mai étudiant et le Mai ouvrier : les solutions ne pouvant être trouvées que dans la transformation radicale du système capitaliste et son remplacement par un nouvel ordre économique.

C’est l’ensemble de ces caractères qu’il s’est agit de tenter d’occulter par les « confiscations » ultérieures au travers d’analyses deshistoricisées et dépolitisées, pour faire disparaître d’une histoire « officielle » de Mai 68, la lutte des classes et l’anti-impérialisme, pour faire disparaître les deux figures pourtant centrales des évènements : l’ouvrier et le militant anticolonialiste. Ce travail de déconstruction commence dès la fin des évènements.

Indiquant bien ce que Mai 68 avait bousculé, les slogans de la grande manifestation gaulliste du 30 mai visent à réassigner chacun à sa place : « la France aux Français », « les ouvriers au boulot »… bref laissons les étudiants étudier, les travailleurs travailler, les enseignants enseigner, la France être française. Raymond Marcellin écrira plus tard : « à chacun sa place, sa part, sa dignité ». Après 68, l’hypertrophie de l’Etat (du au sentiment de panique des élites) s’accompagne d’une naturalisation des rapports entre les groupes de la société, de la distribution des corps dans la société (la politique étant perçue comme une perturbation).

Mai 68 va aussi faire l’objet très tôt d’une confiscation par les « experts » qui se sont autoproclamés les représentants du mouvement. Daniel Cohn Bendit, Serge July, Bernard Kouchner… sont devenus les « intellectuels dissidents officiels », prétendant parler pour ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Kristin Ross parle de confiscation « biographique » à ce propos. De fait il est devenu possible de projeter rétrospectivement sur Mai, tout ce que ces figures étaient devenues, réinventant Mai 68 en tant que moment fondateur de ces trajectoires. La simple succession temporelle tient lieu de causalité. Mai devient l’initiateur de l’individualisme narcissique contemporain, dépolitisé et réaliste. Loin de se révolter contre le capitalisme, il s’agissait de pousser vers le futur une France bloquée et arriérée.

Si depuis les années 80 l’égalité est occultée par les mots d’ordre de « liberté », ce processus a été amorcé par les « nouveaux philosophes », au premier rang desquels Bernard Henri Lévy et André Glucksman, dans la deuxième moitié des années 70. A travers eux se réalise le passage de « l’égalité » à la « liberté ». Critiquant le marxisme qualifié de totalitarisme, leur discours énonce que toute tentative de changement social produit le goulag. La figure de l’individu qui souffre, que leur offrit l’œuvre de Soljenitsyne, leur a permis d’affirmer la primauté de la morale sur le politique, du ressenti sur la connaissance. Leur critique du goulag, en détournant l’attention portée aux travailleurs immigrés des banlieues vers les dissidents de l’Est a travaillé à la liquidation de la mémoire de Mai. Un ton prophétique, qui prédit la « fin » (de « vieux dogmes ») et le « retour » (au « marché », à la « morale »), caractérise leur discours fondé sur le silence des masses et leurs plaintes pathétiques

La critique du tiers-mondisme lancée dès la fin des années 70 par Jacques Julliard et Bernard Kouchner entraîne la substitution, à la figure du militant anticolonialiste (porteur d’un discours réfléchi), de celle de la « victime humanitaire » (privée de toute subjectivité politique, à la fois dépossédée de son histoire et écartée de l’histoire), marquant le passage de la sphère politique à la sphère éthique, de l’analyse politique des causes, à l’urgence humanitaire : « dépolitisation » des analyses au profit de la compassion pour les victimes. Dans des anciennes colonies qui seraient retournées à l’état précolonial de misère et de barbarie, il s’agit de sauver les peuples « victimes » de la violence de leurs dirigeants, au nom des « droits de l’homme » (rhétorique qui se substitut au discours sur la mission morale et civilisatrice du colonialisme). Ce passage de la politique à l’éthique implique une relation inégalitaire entre la « victime humanitaire » et les « commandos humanitaires » ; l’intervention humanitaire servant de justification à l’intervention militaire. L’humanitaire, comme anti-tiers-mondisme (qui condamnait le capitalisme), contribue à ancrer l’idée que tout changement systémique radical est impossible (et conduit automatiquement au « goulag »). Enfin, dans le prolongement de cet anti-tiers-mondisme, le monde non-occidental est devenu une force d’invasion face à laquelle il incombe de rester vigilant (5).

Un pas supplémentaire est franchi en 1988, pour le 20ème anniversaire de Mai 68. Bernard Kouchner réalise une émission télévisée intitulée « le procès de Mai » : l’événement est reformaté comme un crime. Il faut construire l’interprétation que l’idée même de changement mène inexorablement vers le totalitarisme ; dans la continuité de la voie déjà largement balisée par les « nouveaux philosophes »

L’interprétation générationnelle sera au centre de la « commémoration » des trente ans de 68. Tous les jeunes se révoltent, cela fait partie de la jeunesse. Poser la problématique en terme de génération tend à substituer une « nouvelle » vision du monde social clivé selon les âges, à la représentation marxiste « traditionnelle » d’une société divisée en classes. Dès 68 Raymond Aron écrivait : « Nous sommes en présence d’un phénomène biologique autant que social »(6). Une biologisation de la société qui implique en outre, une conception unilinéaire du progrès.

Aujourd’hui Mai 68 est présenté comme un phénomène purement discursif, pas comme un événement politique ; une morale, pas une forme sociale alternative ; un prélude à la société actuelle qui prétend lier de façon indissociable, démocratie / marché / droits de l’homme. Dans ce discours une seule rupture est fondamentale, celle qui sépare un passé définitivement obsolète parce qu’admettant des possibilités de changement, du présent d’une phase du capitalisme qui nie toute étape historique future.

Cependant, avoir déchiré ce « consensus » sur Mai 68, c’est l’analyse que propose Kristin Ross des mouvements de l’hiver 1995 (7). Elle y observe le passage de revendications partielles à un soulèvement contre la « mondialisation » avec deux millions de fonctionnaires en grève, soutenus par des centaines de milliers de gens dans la rue. Les mêmes « intellectuels » qui avaient œuvré à « réécrire » Mai 68 s’étaient empressés de saluer le projet de réforme d’Alain Juppé et s’opposaient aux fantasmes égalitaires rétrogrades ; les grèves devenant une éruption de nostalgie dans le récit de la disparition des classes et du conflit au sein d’une démocratie consensuelle et moderne. Daniel Cohn Bendit a opposé le « mouvement de modernisation de Mai » au « mouvement conservateur de 1995 »(8) , une anomalie anachronique, corporatiste. Les grèves de 1995 furent une nouvelle façon de formuler l’égalité en dehors de l’Etat et des partis, de surmonter le gouffre entre « ceux qui savent » (Alain Juppé, les experts…) et ceux jugés incapables de comprendre « l’impératif économique ». Tout cela rendait caduque l’interprétation selon laquelle Mai était sensé avoir rendu rétrograde tout mouvement de masse populaire (la dernière des insurrections du 19ème siècle selon Raymond Aron). D’autant que depuis, d’autres symptômes de critique de l’ordre libéral, de la « pensée unique », des lois « naturelles » de l’économie sont apparus. 1995 semble bien avoir mis fin à la fin de Mai.

Nous devons aujourd’hui redécouvrir l’histoire commencée en 68 et la « dédommager » de la confiscation qu’elle a subie. Le refus à grande échelle du nouvel ordre mondial libéral suscite un nouveau regard sur cette période de telle façon que le sujet colonial et l’ouvrier retrouvent une visibilité. L’anticapitalisme et la lutte des classes autour de l’année 68 peuvent de nouveau occuper le devant de la scène. L’événement de 68 peut redevenir une force.

Comment cette lecture de Mai 68 et ses vies ultérieures ne ferait pas écho à la situation politique immédiate française ? Pour repartir du discours de Bercy de Nicolas Sarkozy, nombre de critiques faites à Mai 68 au cours de l’émission de Bernard Kouchner pour le 20ème anniversaire se retrouvent dans celui-ci (refus de toutes les barrières, rejet de la morale, discrédit de la connaissance et des études…) ; critiques qui concernent en fait davantage les évènements des années qui ont suivi et qui se sont développés sur la base de la déception suite à l’échec de Mai 68, que sur le mouvement lui-même.

Comment ne pas reconnaître dans la présentation de Mai 68 comme un mouvement qui voulait « pousser vers le futur une France bloquée », la tonalité de nombre de discours politiques actuels dressant le tableau d’un pays assoupi, aspirant à la réforme mais bloqué par des corporatismes qu’il faudrait dépasser ? Ou la marque de « l’individu dépolitisé et réaliste » né de 68 dans le pragmatisme devenu le nouveau concept à la mode ? Le pragmatisme contre le projet (le projet né de l’analyse d’une situation à transformer) ; l’exigence de résultats immédiats contre l’inscription dans la durée. Ségolène Royal s’est revendiquée de cette conception pendant sa campagne : on essaye quelque chose ; on regarde le résultat ; si on s’est trompé, on le dit et on change !

Comment ne pas retrouver la tonalité et le positionnement des « nouveaux philosophes » s’adressant aux « masses » dans les discours de Nicolas Sarkozy, dans la façon dont il se présente comme le « porte parole » des « sans voix », de « ceux qui souffrent »… Les « nouveaux philosophes » ont contribué à ce que depuis les années 80 l’égalité soit occultée par les mots d’ordre de « liberté » (même si aujourd’hui la liberté doit céder devant les exigences de la politique sécuritaire, devant « des solutions totalitaires sans état totalitaire »(9) ). Par ailleurs, la référence à l’égalité pour la droite n’est en fait qu’un « égalitarisme des riches »(10) : une égalité par le bas pour les populations par la suppression de petits privilèges pour qu’ils puissent conserver les leurs. C’est comme ça que la droite justifie sa volonté de suppression des régimes spéciaux des fonctionnaires, parce qu’ils instaureraient une inégalité inacceptable parmi les salariés. On est bien dans une continuité idéologique directe entre les « nouveaux philosophes » et Nicolas Sarkozy.

Comment ne pas repérer aujourd’hui les prolongements de la critique tiers-mondiste, initiée dans les années 70, dans le « droit/devoir d’ingérence » dont Bernard Kouchner s’est fait un des promoteur ? Lorsque on affirme que la nouvelle bonne conscience « humanitaire » des Européens devraient les encourager à se débarrasser de leur sentiment de culpabilité et de leur haine d’eux-mêmes, comment ne pas penser à l’anti-repentance proclamée dans les discours de Nicolas Sarkozy(11) ? Comment ne pas reconnaître, dans les représentations actuelles, la persistance de cette vision déhistoricisée des populations des anciennes colonies initiée à la fin des années 70 par la critique du tiers-mondisme(12) ? Comment ne pas voir en gestation dans la construction de la représentation du monde non-occidental comme « force d’invasion », la politique d’ « immigration » menée en France – et ailleurs – depuis 30 ans (inaugurée par Giscard d’Estaing), les discours de l’extrême droite et jusqu’à la politique sécuritaire actuelle. Des données largement reprises à son compte par Nicolas Sarkozy(13) ; et de ce point de vue, le « siphonage » des voix de l’extrême droite par le candidat UMP, loin d’être un signal positif, ne devrait pas manquer d’inquiéter. Ces représentations marquent bien au-delà de la droite. Un exemple parmi d’autres : le président (PS) du Conseil Régional Midi Pyrénées argumente son engagement pro-européen du fait qu’il y aurait une guerre des continents aujourd’hui.

La naturalisation à l’œuvre dans les tentatives de réécriture de l’histoire de Mai 68 est une entreprise efficace d’occultation. Marx a montré comment le moyen de s’imposer d’un discours intéressé (idéologie) est de s’inscrire dans la nature (naturalisation). La naturalisation est une façon d’affirmer que le monde n’est pas scientifiquement compréhensible. En économie Milton Friedman parlait de « taux naturel de chômage » (en deçà duquel il y aurait inflation). Dans le domaine des comportements, le « dépistage précoce de la délinquance » impose l’idée du « c’est comme ça » et que pour se protéger il faut les repérer le plus tôt. L’analyse politique des causes de la délinquance disparaît. Dans le domaine des inégalités, celles-ci seraient justes (naturelles) puisque récompensant le mérite. Ceux qui sont dans la misère seraient responsables de leur situation. Elsa Dorlin(14) , dans un récent travail autour des notions de race et sexe, parle d’une naturalisation des rapports sociaux, comme tactique de la domination : aborder les rapports sociaux sous l’angle de la race ou du genre empêche de poser la question sociale.

Autre chose encore, si la seule rupture réalisée par Mai 68 est entre un « monde obsolète » et notre présent, on peut émettre l’hypothèse que c’est sans doute à rendre celle-ci définitive que travaille Nicolas Sarkozy quand il se présente comme le candidat de la rupture et la contradiction n’est qu’apparente quand son discours de Bercy vise à revenir à un état préexistant à Mai 68. Il est le représentant d’une droite pour qui Mai 68 est une violence infligée au cours naturel des choses, à la marche vers le libéralisme ; la société française en aurait été défigurée, contrainte de courir pour rattraper sa propre modernisation manquée(15) . Mai 68 est venu tout bousculer, jetant son ferment de troubles, faisant croire qu’on pouvait changer la vie, qu’un autre monde était possible… et il faut rompre définitivement avec ces vaines espérances. Quarante ans après Mai 68 il n’est plus besoin, pour les partisants de la droite « décomplexée », de la réécriture de Mai comme le « moment d’adaptation de la modernité du capitalisme » ; le réduire à la source de tous nos maux suffit et justifie de vouloir liquider définitivement toute mémoire de l’événement – vouloir changer l’ordre établi ne peut produire que le « mal ». De fait, « Ils se sentent plus forts – ils le sont – et puis ils n’ont plus d’adversaires »(16). A moins... A moins que ces tenants du monde capitaliste ne redoutent que le « consensus » sur Mai 68 n’ait été déchiré par les grèves de l’hiver 95 comme propose de le penser Kristin Ross. C’est un fait, à écouter les journalistes en cette fin du mois de juin 2007, que le spectre des grèves de 1995 semble hanter Nicolas Sarkozy.

Ainsi, la conjonction entre André Glucksman, Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy n’est pas conjoncturelle et encore moins surprenante. Au contraire, elle révèle au grand jour l’ « accomplissement » de cette logique en jeu dans la « réécriture » de Mai 68. On assiste en fait, depuis quarante ans, à une droitisation(17) de la société. Elle se traduit par une conception organiciste des rapports sociaux : tout se tient chacun doit rester à sa place (conception présente dans les discours de Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle) et s’accompagne d’un moralisme qui consiste à tout laisser retomber sur la responsabilité des comportements individuels. Elle se repère encore dans les métaphores militaires dans les discours politiques du moment qui renvoient à la nostalgie d’un ordre englobant hiérarchisé. Enfin, plus prosaïquement, lorsque Jean Marie Bockel, sénateur maire PS de Mulhouse dit pendant la campagne présidentielle, que le projet du parti socialiste ne peut être un programme de gouvernement, que Ségolène Royal déclare qu’elle a été contrainte d’intégrer à son programme présidentiel des mesures non crédibles, telles que le SMIG à 1500 € ou la généralisation des 35 heures ou que Jean Marie Cavada reconnaît que nombre de personnalités de l’actuel gouvernement de Nicolas Sarkozy se seraient retrouvées dans celui de François Bayrou s’il avait été élu, ce sont les frontières entre droite et gauche qu’on voudrait définitivement brouiller ; jusqu’au fantasme de disparition de la lutte des classes lorsque Nicolas Sarkozy fait référence à Jean Jaurès, Gramsci ou Guy Môquet, pour persuader qu’une vie autre est impossible.

Comparaison n’est pas raison et ces hypothèses mériteraient d’être mieux étayées. Il me semble toutefois qu’elles rendent un peu plus intelligibles les évènements politiques récents. Je n’irai pas jusqu’à dire que la victoire de Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles était inévitable. Il est facile – et peu historique – de décréter l’inéluctabilité d’un événement après qu’il a eu lieu. Je dirai que la victoire de la droite est dans la logique d’une époque. J’ajouterai que l’élection de la candidate Ségolène Royal n’aurait peut être pas changé grand chose quant au fond (je ne parle pas de la forme) de la politique qui aurait été menée. C’est à une refondation de la gauche, de son projet politique, qu’il faut travailler aujourd’hui. Reconstruire, comme le propose Toni Negri(18) , une culture de gauche en repartant de ce qui fut l’apport novateur de Mai 68. Ce sera la conclusion de cette réflexion que présenter mon point de vue sur cette thématique.

Refonder la gauche c’est ne pas craindre d’affirmer ses valeurs c’est à dire être, à l’instar de la droite, « décomplexé ». L’étude de l’Affaire Dreyfus est à cet égard instructif(19) . Ce sont les hésitations et compromissions des « républicains de gouvernement » qui ont permis aux nationalistes de menacer la République en 1899. C’est l’affirmation sans complexe de ses valeurs, par la gauche républicaine, qui a permis de la consolider en l’approfondissant (lois de 1901 et de 1905). Les républicains de gauche formaient l’axe du gouvernement de Waldeck Rousseau (même si des compromis tactiques furent nécessaires en la personne de De Galliffet ministre des armées, le « massacreur » de la Commune). Le socialisme découvre dans la République un avenir possible. Le parti radical naît en 1901. Aux élections législatives de 1902, c’est la victoire du Bloc des gauches.

Affirmer aujourd’hui les valeurs de gauche, c’est proclamer haut et fort que les intérêts du capitaliste et de ses salariés sont antagoniques (le code du travail ne définit-il pas le salariat comme un rapport de subordination ?), que le capitalisme ne peut exister sans exploitation, que les règles économiques capitalistes ne sont pas « naturelles », qu’il n’y a pas de place pour un capitalisme « équitable » - une juste mesure de l’exploitation(20), que l’histoire n’est pas achevée, qu’un autre monde est possible qui est à inventer car nous ne pouvons savoir aujourd’hui ce que ce « nouveau » sera (l’évolution historique n’a pas de finalités).

Refonder ne veut pas dire retourner en arrière. Il ne s’agit pas de retomber dans l’illusion d’une société parfaite, harmonieuse, sans conflits, d’un bonheur total, qui peuvent être accomplis à la commande ; illusion à l’origine des horreurs du 20ème siècle. Les organisations d’ « avant garde » de type « léniniste », qui prétendent savoir où nous devons aller et comment, ne sont plus de mise. La conscience ne précède pas l’action ; un mouvement ne naît pas d’un plan global, d’un projet historiciste(21) , défini au préalable mais d’une lutte. Le projet se construit dans l’action, se modifie, se transforme, s’abandonne au profit d’un autre. Nous ne devons pas craindre d’agir sur des champs fragmentaires(22) de la société sous le prétexte fallacieux que « on ne changera rien si on ne change pas tout à la fois ».

Inventer des formes nouvelles d’organisation politique qui sont un produit de la lutte, comme dépassement de la forme parti traditionnelle, réaliser des formes de démocratie directe et d’auto-organisation collective qui seraient l’amorce d’une organisation sociale différente, construire l’égalité dans le quotidien et ne pas se contenter de la définir comme objectif à atteindre, sont des enjeux de cette refondation.

Perturber les rôles, les places, les fonctions qui ont été assignées à chacun, remettre en cause une politique de délégation et de représentation mais aussi la division sociale du travail, inventer de nouvelles coopérations dans une société où le chômage massif, par la peur qu’il fait régner, permet aux entreprises d’imposer les méthodes de management fondées sur la rivalité entre les individus, générant une société du « chacun pour soi », du « chacun contre tous », sont d’autres aspects de ces enjeux. Eric Besson(23) , tout à la justification de son retournement carriériste, explique que si les Français sont peut-être les meilleurs experts de leurs problèmes, ils ne sont certainement pas les meilleurs experts de leur solution ; à chacun sa place : ceux qui savent et les autres, à qui on demande de laisser les premiers faire pour eux. Refonder la gauche c’est, à l’opposé, considérer que l’intelligence collective est le meilleur « expert » ; c’est permettre la réalisation de cette intelligence du collectif dans la coopération ; c’est à dire que ce n’est rien moins que refonder le politique dans la cité, refonder la démocratie dans le cadre de la mondialisation.

La démocratie doit être au centre de toutes pratiques sociales, garantissant les conditions d’une confrontation permanente des idées, des apprentissages par essais et erreurs, de l’expression de la pensée critique raisonnée d’autrui pour nous rendre compte de nos erreurs, garantissant, dans le domaine des institutions politiques, la possibilité réelle de « l’alternance », à chaque instant, pour « l’opposition ».

Refonder la gauche c’est réinventer l’internationalisme pour réinstaurer à la place de « l’étranger envahissant » la figure de l’Autre opprimé par le capitalisme international ; c’est désessentialiser les individus (aux identités supposées stables et univoques) et lutter contre les logiques identitaires et les conceptions clivantes des sociétés ; c’est ne plus accepter comme de « bon sens » des formules du style, « il y a des gagnants et des perdants, comme toujours avec la mondialisation », « il ne peut y avoir un paradis que s’il existe un enfer pour quelqu’un d’autre »… ; c’est inventer une autre mondialisation qui ne soit pas en contradiction avec la démocratie et le suffrage universel, comme actuellement avec la tentative du néo-libéralisme d’instaurer une nouvelle auctoritas(24) ; une mondialisation qui soit la libération des travailleurs opprimés de la planète que la division internationale du travail maintient dans l’oppression. Inventer une mondialisation qui s’attache à l’entretien de notre environnement planétaire au risque, sinon de mettre un terme à toute histoire humaine (mais sait-on jamais), du moins de rendre grandement illusoire une amélioration des conditions d’existence de l’humanité.

Enfin, refonder la gauche c’est se donner les outils adéquats pour mesurer tout ce que la révolution scientifique et technique que nous vivons transforme dans notre conception de l’homme et de ses rapports avec le monde ; on ne voit pas les ruptures que nous vivons dans les représentations humaines alors que nous sommes dans une situation comparable à celle qu’ont vécu les hommes de la Renaissance.

On est loin, avec ces exigences, des pauvres combinaisons autour de Ségolène Royal et de François Bayrou, qui rappellent davantage les arrangements de la SFIO sous la IVème République ; on sait ce qu’il en advint et le devenir des actuels partis de gauche (extrême gauche comprise) ne m’intéresse que marginalement. L’enjeu est au-delà : inventer les actions et les modes d’organisation pour cesser d’être agi à chaque instant de notre vie et être le créateur collectif de notre présent ; non pas une utopie pour un horizon hors du monde mais une désutopie(25) dans notre horizon réel.

Patrick RAYMOND

Lavernhe, mai-juin 2007.

Notes

(1) AGULHON M. La République, II, 1932 à nos jours. Hachette (« Pluriel »), 1999.

PACAUT M., BOUJU P.M. Le monde contemporain, 1945-1975. Armand Colin (« U »), 1976. TARTAKOWSKY D., BOURDERON R., GACON J. Histoire de la France contemporaine, VII, 1947-1968. Editions Sociales, 1981.

(2) Complexe-Monde diplomatique, 2005.

(3) Je présente dans ce qui suit, les analyses de Mai 68 que j’emprunte au travail de Kristin Ross. Toutes les réductions schématiques de sa pensée et d’éventuels contresens dans la compréhension de son raisonnement ne peuvent être imputés qu’à l’auteur de ces lignes.

(4) Le Vietnam est à l’origine du « Mouvement du 22 mars » dont le nom lui-même est d’inspiration cubaine ( en référence au « Mouvement du 26 juillet »)

(5) Réactivation de la représentation qui nait à la fin du XIXème siècle de l’immigré comme menace pour la nation française.

(6) Cité par K. Ross p 214 de son livre.

(7) Voir aussi l’analyse qu’en fait Antonio Negri. Goodbye mister socialism. Seuil, 2007. p 40-58.

(8) Cité par K. Ross p 218 de son livre.

(9) Une expression empruntée à Zygmunt Bauman. « Camps de l’est, camps de l’ouest, camps modernes ». Drôle d’époque, n° 6, printemps 2000, p 67-80.

(10) Une expression empruntée à Emmanuel Todd.

(11) Ce texte était déjà écrit lorsque j’ai lu des extraits du discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007, cités par Véronique Tadjo dans une contribution aux pages « rebonds » du journal Libération daté du 13 août 2007. Il m’a paru pertinent d’en reproduire deux passages (ici et infra note 12) : « La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. Elle n’est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n’est pas responsable des génocides. Elle n’est pas responsable des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme. Elle n’est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n’est pas responsable des gaspillages et de la pollution. »

(12) Dans un discours prononcé le 26 août 2007 (voir note 11) à Dakar, Nicolas Sarkozy déclare : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a pas de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance ».

(13) Renaud Dély écrit dans Libération du 11 mars 2007 : « Promettre un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, c’est considérer (…) que l’identité nationale, produit du passé, serait menacée – de dilution ou de métamorphose – par l’avenir, ces nouveaux arrivants qui composent l’immigration ». Le 22 mai 2007, le Conseil scientifique de Migrations société déclare : « L’association dans un même intitulé ministériel, des notions d’ « immigration » et d’ « identité nationale » (…) [accrédite] l’idée d’une « essence » nationale qui s’opposerait à une « essence » immigrée ».

(14) La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française. La découverte, 2006.

(15) K. Ross. Op. cit., p. 161.

(16) Hocquenghem en 1985 cité par K. Ross p 186 de son livre.

(17) Eric Dupin. A droite toute. Fayard, 2007. Didier Eribon. La révolution conservatrice et ses effets sur la gauche française. Léo Scheer, 2007.

(18) Op. cit.

(19) DUCLERT V. Alfred Dreyfus ; l’honneur d’un patriote. Fayard. 2006.

(20) Antonio Negri, op. cit., p. 32.

(21) POPPER K. Misère de l’historicisme. Plon - Presses pocket. 1988.

(22) Ibid.

(23) « Les rendez vous des politiques », France Culture, diffusé le 28 juin 2007.

(24) En référence au rapport entre auctoritas et potentas dans l’Empire romain chrétien, l’auctoritas revenant à l’Eglise et la potentas au pouvoir impérial.

(25) L’expression est d’Antonio Negri. Op. cit., p. 32.


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