La crise en Iran révèle la tumultueuse naissance d’une société libre

jeudi 2 juillet 2009.
 

L’élection présidentielle de juin en Iran, où le président sortant a été déclaré hâtivement vainqueur, est à comprendre dans une longue chaîne d’événements remontant à la prise du pouvoir par le premier président réformateur, Mohammad Khatami, en 1997. Tout au long de la vie de la République islamique, la tendance républicaine ("démocratique") a été en tension avec la tendance théocratique. Le Guide suprême est censé avoir le dernier mot au sujet de la politique et de la loi, mais en même temps, un président et un Parlement sont élus au suffrage universel, après avoir passé avec succès la rude épreuve de leur "islamité" par un Conseil des gardiens où la majorité est sous l’égide du Guide suprême. M. Khatami tenta d’ouvrir le système politique mais, face à l’animosité du système judiciaire dont le chef est nommé par le Guide suprême, et l’armée des pasdarans dont la hiérarchie supérieure est désignée par le Guide, il échoua. Khatami n’en est pas moins parvenu à ouvrir culturellement la société et à y encourager l’aspiration démocratique. Etudiants, femmes, intellectuels, artistes et divers groupes ethniques ont fait l’expérience d’une ouverture limitée sous ses deux mandats successifs.

Avec le Desk, suivez l’information qui vous intéresse en temps réel Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offertsUne partie importante des détenteurs du pouvoir, surtout le duo formé par le Guide suprême et la hiérarchie supérieure de l’armée des pasdarans, n’en a pas moins ressenti cette période comme celle d’une remise en cause de leur hégémonie, à laquelle il fallait à tout prix mettre fin. Il fallait transformer le régime oligarchique, qui présentait une dimension démocratique susceptible de le déstabiliser, en un régime autocratique qui soumettrait le corps social à une version fermée de l’islam. Dans cette version autocratique de la théocratie, le détenteur du pouvoir règne sans partage sur une société asservie au nom du religieux. La dimension "républicaine" devient un prétexte pour assurer la perpétuité du "gouvernement islamique" sous l’égide du Guide suprême.

L’idéologie du groupe auquel appartiennent Ahmadinejad, mais aussi le Guide suprême, est à base de l’anti-impérialisme, le tiers-mondisme et le rejet global de l’Occident. On y trouve un sous-groupe très conservateur et un sous-groupe millénariste qui attend l’arrivée du Mahdi ("Messie"), et qui pense que l’on peut hâter sa venue en commençant la lutte contre les forces du Mal que sont l’Occident, les non-musulmans et les musulmans qui ne partagent pas leur vision des choses (l’ayatollah Mesbah Yazdi est l’un de leurs chefs de file). Le second groupe, où se rangent les réformateurs mais aussi d’autres personnalités comme Hachemi Rafsandjani et ses sympathisants, a une vue plus réaliste de l’Occident, entend inaugurer des relations moins conflictuelles avec lui et vise à assurer une plus large participation de la société au système politique. Le premier groupe rejette le système culturel occidental, le second a une certaine tolérance à l’égard de l’individualisme et des formes d’autonomie qui lui sont associées.

La lutte entre ces deux factions entre dans une phase décisive avec l’élection de M. Ahmadinejad en 2005. La présidentielle de 2005 a été l’occasion en or pour promouvoir contre les "réalistes" (Rafsandjani et les réformateurs) une nouvelle figure peu connue - maire de Téhéran, gradé de l’armée des pasdarans - au prix d’une fraude électorale dite "modérée" impliquant le trucage de quelques millions de voix contre les autres candidats. A la fin de son mandat de quatre ans, Ahmadinejad parvient à brider le peu d’autonomie de l’appareil d’Etat et prépare l’hégémonie totale du bloc au pouvoir, formé par le duo du Guide suprême et une fraction radicale des pasdarans, sur la société. Il réduit ainsi la modeste part "démocratique" du régime, où le Parlement et le président de la République faisaient contrepoids à l’hégémonie de la théocratie.

L’élection présidentielle de cette année devait parachever l’oeuvre du président sortant. Mais il y a eu des différences majeures dans ces nouvelles élections qui ont bouleversé les plans du nouveau duo (Guide et pasdarans), plans qui n’étaient ni plus ni moins qu’un coup d’Etat rampant. Cela consistait à faire élire triomphalement le président sortant afin de lui assurer une légitimité internationale face à une nouvelle présidence américaine, et donner aussi une stature intérieure à M. Ahmadinejad pour mater la contestation au sein de l’élite du pouvoir (le camp Rafsandjani et la minorité des réformateurs).

Lors de la présidentielle de juin, le régime tente de faire accréditer le président sortant par un massif soutien populaire. Tout est mis en oeuvre pour que l’apparence d’une élection démocratique soit préservée entre les quatre candidats passés au crible du Conseil des gardiens. Des débats télévisés assez libres sont organisés, de nouveaux journaux autorisés à paraître bien qu’ils ne ménagent pas le président sortant. Surtout, pendant quelques semaines, une intense socialisation, de caractère affectif, exubérant et festif a été autorisée dans la rue.

Des groupes d’économistes, de sociologues, d’artistes, de professeurs et d’intellectuels se rangent dans cette période préélectorale en majorité dans le camp de Moussavi, tous dénonçant le populisme et le caractère antidémocratique de l’ère Ahmadinejad. Les débats télévisés entre les candidats jouent un rôle capital dans la promotion de Moussavi contre le président sortant. Alors qu’Ahmadinejad nie l’étendue de l’inflation, du chômage et du déclin de l’économie, Moussavi a à coeur de souligner l’ampleur des désastres causés par le président sortant. Ce dernier est perçu comme cynique, arrogant et menteur par l’immense majorité des téléspectateurs, tandis que son adversaire semble honnête, sincère et en quête de l’ouverture démocratique et de l’Etat de droit.

Ahmadinejad ira jusqu’à attaquer la femme de Moussavi, ce qui est considéré comme une entorse non seulement au code de bienséance mais aussi aux normes islamiques de la "pudeur". Les débats télévisés jouent un rôle fondamental pour ranger les jeunes dans le camp de Moussavi. Le mois précédent l’élection est vécu par beaucoup de gens comme une période bénie, où une jeunesse en rupture avec l’idéologie islamiste et la phraséologie théocratique incarnée par Ahmadinejad a pu goûter aux délices de la liberté d’expression et de manifestation démocratiques.

Depuis la proclamation du résultat frauduleux de cette élection, le respect du pouvoir est rompu, la peur de le dénoncer s’est évanouie. Le duo au pouvoir est aux abois. Le pouvoir n’est pas encore remis en cause par une action collective d’envergure, mais la fissure risque de se transformer en une cassure majeure si les manifestations et leur répression continuent dans la rue.

NOUVEAU ! Un sujet vous passionne ? Publiez votre chronique sur Le Monde.fr Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offertsL’immense avantage du pouvoir actuel par rapport à celui du chah est que l’opposition, sous l’égide de Moussavi, ne cherche pas pour le moment à le renverser mais à le démocratiser. Le régime a riposté en emprisonnant les figures politiques marquantes de l’opposition, les intellectuels engagés contre le président sortant, les activistes de l’Internet qui osent braver ses diktats et ceux qui rejettent son constat de l’élection d’Ahmadinejad. Cette opposition, plus ou moins hétéroclite, n’en est pas moins vouée à l’action ad hoc dans une conjoncture où le mouvement n’a aucune organisation structurée.

Le mouvement social, qui s’est développé sur le tas en l’espace d’un mois, est fragile à plus d’un titre. Il est lié à une personnalité devenue charismatique (Moussavi) par la force des choses, il manque d’organisation, il est dépendant de sources d’information de plus en plus précaires (Internet, téléphones portables, site de Moussavi et de ses alliés), et il se trouve à la merci de la répression. Ce mouvement présente une dimension démocratique et a des demandes spécifiques (la reconduction des élections) qui tranchent avec le caractère utopique de la jeunesse islamiste dans d’autres parties du monde musulman. On ne demande pas le paradis sur terre au nom de l’utopie islamiste, mais la restauration de la République par un vote régulier.

Le slogan "mort au dictateur" se profère de plus en plus, et se révélera difficile à maîtriser par les dirigeants fidèles à Moussavi si une solution négociée et paisible n’est pas trouvée. Si la milice islamique ou les pasdarans interviennent, le mouvement se radicalisera dans le sens du rejet du régime, et pas uniquement de son président. Si Moussavi est mis hors jeu, plus personne ne s’opposera à ce que l’ensemble de l’édifice ne soit remis en cause. On ira vers une nouvelle forme de rupture avec le pouvoir, susceptible d’épouser un contenu révolutionnaire. A présent, l’association directe du Guide au président sortant fait que le premier n’est plus à l’abri de la remise en cause frontale de la société. Il est de plus en plus dénoncé au même titre que le président.

Le cycle de l’oppression, l’indignation, l’activisme, le martyre et l’amplification des actions semblent se mettre en branle à nouveau, trois décennies après la révolution islamique, cette fois contre le régime lui-même, qui paraît usurper le nom de l’islam aux yeux de nombreux citoyens. Une archive de millions de photos et de courts métrages se constitue, qui représente un réquisitoire sans appel contre le pouvoir en place.

La crise profonde que traverse l’Etat islamiste manifeste l’outrage d’une société qui veut s’affranchir du joug de l’autocratie. Cette crise témoigne de la vigueur de la nouvelle société iranienne, qui refuse de se laisser subjuguer par un Etat qui lui dénie son droit le plus sacré, celui de voter. Cette crise est l’expression de la nouvelle identité citoyenne. Elle fait pièce à la constitution d’un Etat despotique au nom de l’islam. Elle pourrait faire tache d’huile à la manière du fondamentalisme et du radicalisme islamistes dans d’autres sociétés musulmanes. En Iran même, sa fragilité liée à la célérité de sa formation et l’absence de partis politiques structurés qui viendraient à sa rescousse ouvre la perspective de sa dissolution et de sa radicalisation. Mais le pouvoir ne pourra pas s’en défaire. Le mouvement, même réprimé et affaibli, perdurera et le régime n’en sortira pas indemne.


Fahrad Khosrokhavar

Professeur à l’EHESS,

auteur d’"Avoir vingt ans au pays des ayatollahs" (Robert Laffont, 2009)


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