Pourquoi l’Etat-nation a-t-il surgi du féodalisme ?

jeudi 25 juin 2009.
 

« Critique de l’Etat », du Moyen Age à la mondialisation

Saskia Sassen

Trois formes d’organisation politique caractérisent le Moyen Âge : le féodalisme, l’Église et l’Empire. La géographie de plus en plus décentrée du féodalisme était en interaction avec les tendances nettement centralisatrices de l’Église et de l’Empire. Toutefois, les capacités qu’avaient engendrées et mobilisées chacune de ces logiques organisationnelles favorisèrent ou accueillirent d’autres formations, y compris l’explosion de la croissance des villes, qui se déroula sur une courte période de quatre-vingt-dix ans, ou l’amore patria, apparu durant l’ère médiévale et qui constitue peut-être un premier avant-goût de l’« Europe ».

La décomposition de l’ordre féodal est intervenue dans un contexte où un nouvel ordre pouvait être façonné, mais ce nouvel ordre n’a pas été créé ex nihilo, même si les processus extrêmes que nous qualifions de révolutions firent partie du changement. En effet, guerres et alliances, intermariages, commerce et autres formes de transactions économiques, qui avaient aidé à façonner et à créer l’ordre féodal, sont devenus les instruments mêmes de sa décomposition. Dans ce contexte nouveau, guerres, alliances et commerce ont pu aussi devenir constitutifs d’une logique orientée vers un assemblage territoire-autorité-droits différent, à savoir la monarchie territoriale et les villes. Mais, pour que le changement advînt, il fallait que de puissantes dynamiques réorientent les processus vers de nouvelles logiques et rationalités significatives. Je défends le point de vue que la dénationalisation contemporaine réoriente de la même façon les capacités nationales vers la mise en œuvre de projets globaux. L’étude du passage du féodalisme à l’État national territorial montre ainsi la complexité et la multiplicité possible des modes des grandes transitions historiques, dans le cas présent d’une transition pleinement accomplie.

L’assemblage médiéval Territoire-Autorité-Droits

En matière de territoire, d’autorité et de droits, chaque mode d’organisation politico-économique présente des traits spécifiques. En Europe, le Moyen Âge fut une période d’interactions complexes entre des formes particulières de fixité territoriale, marquée par l’absence d’autorité territoriale exclusive, le recoupement de juridictions multiples, et par l’enchâssement des droits dans des classes d’individus plutôt que dans des unités territoriales. À l’époque classique, la territorialité (au sens de domination territoriale exclusive) appartenait aux villes. Les cités-États antiques étaient non seulement territoriales mais détenaient aussi une autorité exclusive sur ce territoire . L’Empire romain avait des insertions territoriales et une autorité centralisée, mais pas de frontières fixes. À l’époque médiévale, le schéma le plus répandu était celui d’un ensemble de juridictions entrecroisées, ce qui empêcha la fixité territoriale de se transformer en domination territoriale exclusive. Polanyi (1) définit succinctement le féodalisme comme un système caractérisé par la multiplicité de ses unités, ses échanges économiques en nature et par l’émergence des liens personnels. Parmi toutes les origines concevables, c’est de cette configuration que naquit l’État national territorial. Mais il ne faut pas oublier que le féodalisme fut l’aboutissement d’une géographie politique façonnée par ce qui avait jadis été un empire centralisé.

Église et Empire, deux autorités centrales non fondées sur la territorialité

Durant le féodalisme, il y eut une sorte d’autorité centrale émanant de l’Église et de l’Empire. Mais celle-ci n’était pas fondée sur une autorité territoriale exclusive. Les formes d’autorité respectives de l’Église et de l’Empire pouvaient coexister avec les juridictions féodales, et entre elles, même si les conflits furent fréquents. Étant donné leur prétention à l’universalisme, ces deux entités ne pouvaient tolérer aucune autre autorité dans leurs domaines respectifs, mais ces domaines n’étaient pas centrés sur la territorialité. Ainsi, finalement, il n’y eut pas dans le féodalisme de source d’autorité unique, toute-puissante. Il existait cependant, tant dans l’Empire que dans l’Église, un discours et un projet sur l’autorité centrale, finalement reconfigurés par les rois capétiens, qui en firent les fondements de la construction de l’État national territorial et de son autorité souveraine.

Bien que l’autorité territoriale exclusive ne fût pas la caractéristique majeure de la logique politique, les formes organisationnelles sociales et politiques avaient des insertions territoriales. Des acteurs clés contrôlaient les espaces géographiques tels que les fiefs et l’ecclesia (les villes abritant les évêchés), et le paysage se composait d’un éparpillement de mini-souverainetés de fait, dans un vaste système, souvent assez lâche, de juridictions qui se chevauchaient. Les obligations liant seigneurs, vassaux et serfs constituaient une sorte de système de troc, où les obligations économiques et militaires étaient en nature. Cette relation fut construite avec des devoirs et obligations spécifiques pour chaque partie. Le fait que tout était en nature, fondé sur des services, des droits et des obligations in situ, favorisa la décentralisation du système politique, système qui était né dans un empire centralisé, avec un niveau bien plus élevé de circulation monétaire standardisée des transactions. Alors même que le pouvoir était fondamentalement non territorial, des technologies militaires particulières et les types de conflits qui menèrent au féodalisme territorialisèrent, dans une certaine mesure, certains attributs de l’autorité, en particulier certains aspects de la conduite de la guerre. Mais cela advint par des voies différentes de celles de l’Empire romain et du Saint Empire romain.

Une autorité fondée sur des liens réciproques entre classes d’individus

L’autorité n’était pas non plus constituée par un système abstrait de gouvernement s’appuyant sur un ensemble formel de lois. Au Moyen-Âge, elle se fondait plutôt sur des liens réciproques, hiérarchiques mais qui n’étaient pas clairement définis. Deux ensembles d’obligations façonnèrent autorité et droits féodaux. Le premier reposait sur les obligations militaires réciproques, faisant que le faible pouvait demander protection au fort en échange, le moment venu, de services militaires. Le second était fondé sur la propriété foncière. Bien que tous les vassaux n’eussent pas de terre, il existait des obligations hiérarchiques et non réciproques concernant l’économie, en particulier l’agriculture. En outre, l’appartenance à l’ordre féodal ne dépendait pas de l’emplacement physique ; pas plus que le territoire ne déterminait l’identité et la loyauté. En fait, les obligations et droits spécifiques d’un individu ou d’un groupe étaient fonction de sa position dans un système de liens personnels, et non de sa localisation dans un endroit particulier, quand bien même ces liens personnels pouvaient se trouver concentrés dans ce lieu. Même lorsqu’il y avait une forme quelconque d’autorité géographique, comme il advenait dans l’économie seigneuriale, celle-ci n’était pas totale ni déterminante ; elle ne constituait qu’une des formes de pouvoir à laquelle une localité pouvait se trouver soumise. Elle dépendait aussi, pour une large part, des relations personnelles liant un suzerain et des seigneuries. En général, ce système d’obligations et de droits était à la fois la résultante et le moteur de configurations économiques et militaires spécifiques, rendant possibles des sources de légitimation particulières.

Cela signifiait que des seigneurs féodaux pouvaient devenir des rivaux pour les types d’autorité centrale incarnés par l’Église et l’Empire. Un système de droits et d’autorité centré sur des classes d’individus et non sur un territoire repose avant tout sur la distinction entre ceux qui sont admis à contracter des obligations et droits réciproques et ceux qui ne le sont pas. À compter du xie siècle, la noblesse affirma son caractère distinctif et la légitimité de sa prétention à un statut privilégié. Ces revendications donnèrent lieu à une élaboration plus poussée, avec l’établissement de trois ordres : le clergé, les guerriers et les travailleurs. Les guerriers, c’est-à-dire la noblesse en armes, étaient les défenseurs de ceux qui priaient. Mais il existait aussi un motif juridique laïque destiné à octroyer à la noblesse un statut spécial lui conférant des droits à certaines charges, ce qui ensuite lui donnait des prérogatives en matière de commandement et de justice. Ainsi, les nobles pouvaient siéger dans les cours avec leurs pairs et disposer d’escortes armées. Le pouvoir résidait dans le statut juridique spécial de la noblesse et dans la légitimation particulière de son autorité.

Certains voient dans ces dispositions la formation d’une caste. Le droit de porter les armes différenciait les hommes libres des asservis. Quelle que fût l’existence de différences notoires en matière de richesse et de pouvoir (distinguant les seigneurs de bas étage des suzerains), tous avaient en commun d’être de noble extraction. On peut considérer la noblesse comme un réseau de relations interpersonnelles et non comme un vestige de formes plus anciennes d’affiliation tribale. Rituels et symbolisme renforçaient cette différenciation.

Ainsi, la prestation de serment était un droit de la noblesse et des membres du clergé, pas des serfs. Les nobles s’alliaient aux nobles, étaient ensevelis séparément, et ainsi de suite. Toutefois, le statut supérieur de la noblesse n’entraînait pas nécessairement une hiérarchie bien précise. Les dispositions hiérarchiques étaient souvent vagues et parfois contradictoires, et ce schéma était valable même d’un royaume à l’autre, y compris en France et en Angleterre, deux pays qui étaient souvent en guerre. Ainsi, un roi pouvait être redevable à ses « inférieurs ». Les nobles étaient aussi souvent au service de seigneurs qui pouvaient devenir des rivaux ou des ennemis.

La place du territoire dans l’organisation politique rendait possible le décentrement de l’autorité. De surcroît, s’il y avait des systèmes d’autorité et de droits, ceux-ci étaient fondamentalement non territoriaux, même s’ils présentaient une dimension spatiale.

* * * J’ai identifié quatre capacités médiévales essentielles au développement de l’État territorial.

La première est liée à l’infériorité du pouvoir : l’État territorial naissant s’est trouvé renforcé alors même que l’unité nationale était loin d’être réalisée et que l’autorité de l’État était faible. Cela entrave la lisibilité du processus de formation de l’État dans la mesure où le code habituel ne s’applique pas encore. En considérant ses origines dans une telle conjoncture, on mesure l’effort qui fut nécessaire pour assembler territoires, autorités et droits qui devaient in fine fusionner en unités nationales sous le contrôle presque exclusif d’un souverain, ou en une unité sur laquelle le souverain était en voie d’obtenir un contrôle absolu. Il y a dans cette histoire une contrevérité dans la mesure où ce sont les faibles rois capétiens qui l’ont emporté. Ce sont eux, en effet, qui ont mis en place les éléments clés d’une bureaucratie centralisée, créant ainsi un réseau pour le contrôle partiel de ce qui était une organisation territoriale et politique des plus fragmentées avec de nombreux acteurs infiniment plus puissants que le roi.

La deuxième capacité est liée au fait que, au cœur de ce processus, existait la formation d’une bureaucratie d’État pour l’obtention de fonds, notamment par la normalisation de l’impôt. L’effort nécessaire à la mise en place d’un système technocratique entraîna un développement de capacités qui firent de l’État le premier acteur économique de son temps. Le pillage ultérieur qui caractérisa le XVIe siècle et favorisa le capitalisme national fut, dans une large mesure, organisé et mis en œuvre par le seul acteur doté des capacités pour le faire, à savoir l’État.

La troisième capacité a trait à la question des formes abstraites d’autorite_ à distinguer du pouvoir matériel brut. L’autorité souveraine qui allait devenir essentielle pour l’État national bénéficia de la divinité supposée du monarque, encore une autre forme d’autorité difficile à cerner. La notion complexe et abstraite d’autorité légitime du souverain territorial national ne représente pas une simple innovation radicale de l’ordre post-féodal. De multiples capacités médiévales ont contribué à son élaboration, des notions d’autorité divine à celles de systèmes de droit séculiers et constitutionnels liés à la formation des villes aux xie et xiie siècles. Même quand elle est adossée à un pouvoir concret et identifiable, il faut distinguer l’autorité du pouvoir brut : l’autorité souveraine introduit l’abstraction dans les aspects concrets du pouvoir du souverain. La période médiévale montre bien, même à une époque d’exercice brutal par un dirigeant de ses pouvoirs concrets, les limites d’une telle démarche. À cet égard, l’émergence des villes en tant qu’économies politiques complexes à part entière, prêtes à contester de puissants dirigeants et à développer leurs propres sources d’autorité politique, est intéressante et éclairante, d’autant que la plupart des villes ne disposaient pas d’armées.

La quatrième capacité est liée à la spécificité de l’économie politique de la territorialité urbaine, à la possibilité d’un système unitaire avec un ensemble de citoyens réclamant et définissant des libertés civiles, et développant des formes laïques et constitutionnelles de gouvernement. L’inclusion non seulement des villes elles-mêmes mais aussi d’une série de réseaux ayant des insertions territoriales et des niveaux d’institutionnalisation très variables est essentielle à ma conception d’une économie politique de la territorialité urbaine. Ces réseaux interurbains peuvent être considérés comme des insertions informelles dans un territoire qui était en principe placé sous les juridictions d’acteurs qui ne tiraient pas leur légitimité de la ville : seigneurs, rois et l’Église. Ainsi, j’étends cette conceptualisation au-delà de la notion de territorialité limitée à la présence de villes dans un océan d’autres formes organisationnelles multiples, certaines de plus en plus territoriales (le royaume capétien) et d’autres pas (l’Église, les seigneurs féodaux, la société itinérante).

Je pose que les villes et les mobilités interurbaines constituèrent une formation territoriale réticulée élargie, émanant de la base, qui finit par fonctionner comme capacité intégrée pour les territorialités émergentes des États nationaux. Dans le cas de l’Allemagne, c’est une capacité qui a produit une organisation territoriale spécifique centrée sur des unités subnationales fortes, les Länder. Un élément important de mon analyse est la possibilité pour ce régime territorial médiéval complexe, découlant de la prolifération des villes d’avoir été un élément actif dans la formation de l’État territorial souverain. Il ne s’est donc pas agi, comme on se le représente en général, d’une période n’ayant fait que précéder le développement de régimes territoriaux.

Une conséquence de cette interprétation largement répandue est de réduire les régimes territoriaux à un seul type historique, l’État souverain. La notion qu’il s’est agi d’un régime faisant concurrence à celui de l’État territorial est plus délicate à dégager. Cette formation territoriale urbaine plus large ne se caractérisa pas par un ensemble unitaire, comme il advient pour l’État moderne. C’était un agencement territoire-autorité-droits d’un type particulier.

Lire aussi une présentation de l’ouvrage et un autre extrait, « Comment naquit le droit moderne ».

(1) Karl Polanyi, « Primitive Feudalism and the Feudalism of Decay » in Economic Development and Social Change, éd. George Dalton. New York : Natural History Press, 1971.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message