Laurent Fignon, champion du « court intermède hippie du vélo » , double vainqueur du Tour, est décédé ce mardi 31 août

samedi 4 septembre 2010.
 

1) Nous n’avions peur de rien…

Extrait de son livre Nous étions jeunes et insouciants

Sacrilège. Outrage. Déraison. En choisissant longtemps à l’avance ces premiers mots pour introduire ce livre, j’ai finalement hésité à les coucher sur le papier, à les livrer à la vue de tous, à les émanciper de moi, à les offrir en pâture avec le risque suprême qu’ils se transforment en pseudo pièces à conviction alors qu’ils ne sont que des mots-témoin d’une réalité – celle de ceux qui m’accompagnèrent parfois, la mienne, celle de mon époque. Oui, nous n’avions peur de rien… mais pas pour faire n’importe quoi !

Ce livre est né d’un entre-soi, d’un en-dedans, d’un outre-là aussi, d’un monde perdu qui façonnait encore des hommes et pas seulement des sportifs : en moi l’homme a toujours dominé le sportif. Sorti du moindre rêve, yeux grands ouverts, mon amour est toujours allé aux fiévreux, aux tempêtes, au combat. Etre pleinement acteur de sa vie. Sinon, à quoi sert l’existence ? Est-ce orgueil de préférer l’irruption du vivant à la reproduction des enchaînés ? Est-ce vain de vouloir toujours s’étonner ? Est-ce blâmable d’avoir l’âme compétitive et le sang joueur ?

Le cyclisme est un art vivant. Les cyclistes qui l’oublient sont déjà en léthargie, en quelque sorte : mieux vaut risquer la victoire que d’assurer une défaite paisible, n’est-ce pas ? Je ne voulais pas que ma vie soit dans un ailleurs plus que lointain. J’exigeais qu’elle s’exprime pleinement, à chaque instant, chaque jour recommencé, qu’elle soit accomplie et riche en surprises. On peut dire que j’ai eu de la chance. Entre le début et la fin des années quatre-vingt, à la charnière de deux univers cyclistes distincts, j’ai traversé jusqu’à sa finitude l’ultime période insouciante du cyclisme. Les hommes s’y bravaient encore de face. Nous ne reculions pas devant l’idée de mettre le feu, préférant les chants enflammés aux petites musiques de nuit. Jusqu’à la brûlure s’il le fallait. N’est-il pas nécessaire de mordre quelque fois la poussière pour tremper un caractère de cycliste. Gagner. Durer. Rester. Course contre l’oubli. Contre le temps. Course contre soi-même. Une carrière. Une vie… Le vélo dit tout du caractère des hommes ? Le vélo a-t-il tout dit sur moi ? De quoi mon époque était-elle le signe ? J’ai vécu sans le savoir la fin d’un âge d’or. L’âge d’or ? De bien grands mots. Voici néanmoins ma définition : le point ultime de la dignité. Vous ne lirez toutefois chez moi aucune nostalgie ; tout au plus un soupçon de mélancolie, de ci, de là, au détour des sentiments, des faits et des gestes, comme pour préserver les hauts lieux de mon histoire et de mon imagination. Je dois l’admettre, je n’ai jamais pensé que c’était mieux de mon temps. C’était juste différent, voilà tout. Comme le sont toutes les époques. J’ai néanmoins le sentiment d’avoir traversé le court intermède “ hippie ” du vélo. Je crois même en avoir été l’un des principaux instigateurs. Certains me comparèrent un “ chef de bande ”. Drôle de chef. Drôle de bande.

Avec nous au moins la vie ne cessait jamais d’être la vie. Et puisqu’un bon résumé vaut mieux parfois qu’un long discours, disons que nous étions plutôt du côté des insoumis que de celui des dominés. Nous étions des vivants. Parfois des moribonds. Jamais des robots ! Fous mais dignes. Très jeunes pour certaines choses, très mûrs pour d’autres. On me demande parfois : “ En quoi était-ce si différent ? ” Et les mêmes personnes ajoutent souvent : “ Et à partir de quand tout cela a-t-il basculé ? ” Je ne ressens pas que du plaisir au contact de ma mémoire, souvenirs madeleiniques, détails, scènes fondatrices ou cruelles. Mais je peux répondre assez précisément. Le point de basculement de mon histoire se situe très exactement le dernier jour du Tour de France 1989. Jour de tristesse insensée. Jour de défaite monstrueuse, inacceptable. Le seul jour de mon existence où quelques secondes devinrent l’éternité. Beaucoup voient d’ailleurs dans cette date le marqueur principal entre deux cyclismes radicalement différents : est-ce si étonnant que cela ? Artistes vaincus par la l’uniformisation. Artisanat dépassé par l’usinage. Individus noyés dans la masse. A la mesure d’un monde faussé par les excès de la chimie, s’étranglait la noblesse des populos, s’essoufflait la gloire des Géants de la Route… L’avant. L’après. Année 1989. Tour de France 1989. Huit secondes. Champs-Elysées. Avenue martyr. Pavés d’enfer. Allez. Crevons l’abcès. D’entrée de jeu.

***

Ce texte naît donc d’un entre-soi. Un entre-soi mis à nu, déployé aux yeux de tous comme pour refuser l’idée même d’une cicatrisation. Laissons la plaie ouverte. Qu’elle sanguinole en silence. Longtemps encore.

Tour de France : point de repère de l’histoire du XXe siècle, monde en réduction qui invente et révèle des personnages hissés à la hauteur de sa démesure. Vainqueurs ou vaincus, personne n’y échappe vraiment. Double triomphateur en 1983 et 1984, j’y avais déjà goutté pleinement. J’en connaissais toute la saveur. Et le prix à payer du manque, aussi…

Pour moi, l’enjeu du Tour 1989 n’était pas mince. Vainqueur un mois plus tôt du Tour d’Italie, non seulement j’étais redevenu le coureur que j’aimais être mais pouvait enfin se profiler un doublé Giro-Tour qui m’avait été volé en 1984. Et puis, avouons-le. Remporter la Grande Boucle une nouvelle fois, même si je n’en avais pas besoin pour savoir qui j’étais et ce que j’avais su faire, me ferait entrer dans la catégorie très restreinte des triples vainqueurs, à la hauteur d’un Louison Bobet par exemple.

Et pourtant. La veille du départ, je me souviens avoir repensé subitement à une phrase chuchotée quelques mois plus tôt à l’oreille de mon kinési et ami, Alain Gallopin : “ Crois-moi, 1989 sera ma dernière année pour gagner le Tour ”, lui avais-je dit, bien avant ma victoire dans le Giro, conscient que je vivrai là, à bientôt 29 ans, non pas les derniers feux – n’exagérons rien – mais une sorte d’apothéose des performances de mon corps. Comme si, avant l’heure, je savais que mon chant du cygne sonnerait bientôt et qu’il fallait encore en profiter, avant qu’il ne fasse entendre publiquement. En disant cela à Alain, j’avais eu une espèce de “ flash ”, un éclair de lucidité. Après plusieurs années de crise structurelle, je savais mon équipe pleinement à mes côtés avant le grand rendez-vous. Avec Cyrille Guimard, l’équipe Super U pouvait toujours être considérée comme l’une des meilleures du monde, souvent la meilleure. Du moins en avais-je l’intime conviction. Même si je ne connaissais pas bien ce qui se passait concrètement dans les autres formations et quoi qu’en disaient les fuyards qui nous avaient quittés, on travaillait mieux chez Guimard, me semblait-il. Dans cette période de grands bouleversements du cyclisme dont on sentait bien qu’il mutait irrémédiablement vers autre chose – mais quoi ? –, Cyrille avait gardé cette faculté d’adaptation face aux nouvelles générations. Il préparait toujours des plans de travail personnalisés et il lui suffisait de voir rouler un gars pendant un stage ou même une simple sortie, pour savoir où en était le coureur en question, comment il avait travaillé les semaines précédentes, ce qu’il lui fallait désormais pour améliorer son coup de pédale. Guimard avait cette science dans le regard et analysait très vite les situations. Il semblait mettre sous contrôle même ce qui lui échappait…

2) Laurent Fignon, champion magnifique

Confession. Avant d’être rattrapé par le cancer, le double vainqueur du Tour de France s’est livré à l’exercice de l’autobiographie. L’ouvrage est sorti ce 14 juin et n’a rien d’un testament.

À quarante-huit ans, Laurent Fignon, le coureur cycliste au panache blond, a désormais le crâne chauve ou presque. Il n’est plus cheveux au vent. Le peloton ne peut plus lui susurrer qu’il est une « gonzesse » en moquant son catogan. Mais arrêtons de couper les cheveux en quatre, tout le monde sait désormais que la médecine a détecté un « cancer avancé des voies digestives » à l’ancien double vainqueur du Tour de France (1983-1984)

« Le livre était déjà bouclé »

Il l’a lui-même expliqué, publiquement, plusieurs fois, depuis jeudi dernier. Initialement, il ne devait pas être là pour ça. Les questions l’attendaient seulement pour évoquer les jours heureux et parfois plus sombres de sa vie de sportif et d’ex-champion en mal de reconversion. Il devait ouvrir les bras, tendre les paumes aux lecteurs, aux téléspectateurs pour se raconter. Un peu comme sur la couverture de son autobiographie, à paraître chez Grasset, « Nous étions jeunes et insouciants » (1), où on le voit célébrant, maillot jaune bien tendu, langue pincée entre les dents, une de ses arrivées victorieuses dans le Tour de France. Un ouvrage salutairement éloigné du ronron des biographies hagiographies de sportifs qui s’empilent chez les soldeurs.

Et puis, est arrivée la mauvaise nouvelle, qui pourrait faire de ce livre le testament de Laurent Patrick Fignon, né au cours de l’été 1960, au pied de la butte Montmartre. Un livre où, dans les dernières lignes, il dit qu’il a voulu rester « juste un homme qui fit tout ce qu’il put pour se frayer un chemin vers la dignité et l’émancipation. Être un homme ».

Certains penseront peut-être que c’est une phrase qui sonne comme une épitaphe. Mais lorsqu’il la couche sur le papier, Fignon ne sait rien du cancer qui s’est instillé dans son corps. « Nous avons appris la confirmation de sa maladie alors que le livre était déjà bouclé », raconte Jean-Emmanuel Ducoin, le journaliste de l’Humanité qui a pris la roue du champion pour le raconter.

« L’intellectuel » du cyclisme

Et même s’il avait su… Pour ceux qui le connaissent, l’homme aux quatre-vingt-une victoires qui commence son livre par : « Nous n’avions peur de rien » va sûrement continuer, dans les prochaines semaines, de faire comme s’il n’avait pas peur, comme s’il ne souffrait pas. « J’ai commencé la chimiothérapie, il y a quinze jours. Ça se passe bien. Je referai une analyse après le Tour de France », a-t-il déjà sobrement commenté. Pourtant, il a sûrement envie de ne pas souffrir tout seul, lui « l’intellectuel » du cyclisme avec son bac D, catalogué arrogant, qui interroge aujourd’hui : « Le vélo a-t-il tout dit sur moi ? »

Beaucoup de choses, mais peut-être pas l’essentiel. Tout cela nous ramène vingt ans en arrière, lorsque Laurent Fignon perd le Tour de France pour 8 secondes sur les Champs-Élysées, face à l’Américain Greg Lemond. Un supplice qui ne va pas s’arrêter là. Dans les mois qui suivent, le champion défait prend l’habitude des « regards à la morbidité évidente », des sonores « le voilà », « c’est lui », qui percent dans son dos.

Le « court intermède hippie du vélo »

Vingt ans plus tard, le même manège pourrait recommencer. L’opinion, attisée par une presse qui n’aime que l’odeur du sang, va peut-être le pointer du doigt de nouveau en faisant l’addition simpliste : « Fignon + cyclisme + cancer = dopage ». Oui, le dopage, Fignon y a touché, mais ça ne le prédestinait pas à finir cancéreux. La patrouille l’a d’ailleurs coincé deux fois au cours de sa carrière pour usage d’amphétamines. Tout cela, il le raconte sans détours, cite les produits (cortisone, amphétamines, cocaïne), euphémise parfois aussi en parlant « d’embardées festives » ou évoquant « des habitudes qui peuvent dégénérer ». Mais ce n’est absolument pas l’énumération d’un ex-junkie, juste de folles années avant la charge lourde de l’EPO qu’il refusera. Au contraire, les années 1980 sont pour lui le « court intermède hippie du vélo ». Aussi, lorsque Fignon court dans la Colombie de Luis Herrera, grimpeur maigrichon mais coriace, il essaie la coke qui déborde des coffres des voitures suiveuses. Après tout, c’est une spécialité locale comme le whisky en Irlande. Alors pourquoi ne pas goûter cette poudre blanche, juste pour ne pas mourir idiot.

« Nous étions des vivants. Parfois des moribonds, jamais des robots », clame encore Fignon dans son livre, où il semble toujours à l’attaque comme lorsqu’il était en selle. Certains en sont toutefois tombés. Son pote et coéquipier, Pascal Jules, « Julot », a perdu la vie en 1987. Une « bringue » de plus qui s’est mal terminée sur le bord d’une nationale. « Mourir à vingt-six ans. L’idée m’insupporte », écrit son meilleur compagnon de route. Laurent Fignon aura quarante-neuf ans le 12 août 2009.

(1) Nous étions jeunes et insouciants, de Laurent Fignon, avec la collaboration de Jean-Emmanuel Ducoin. éditions Grasset, 19 euros, 398 pages.

Frédéric Sugnot


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