Le Roi Candaule et le maître en droit (La Fontaine, Contes 1674)

mercredi 27 juin 2012.
 

Force gens ont été l’instrument de leur mal ;

Candaule en est un témoignage.

Ce roi fut en sottise un très grand personnage.

Il fit pour Gygès son vassal

Une galanterie imprudente et peu sage.

Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,

Et les traits délicats dont la reine est pourvue

Je vous jure ma foi que l’accompagnement

Est d’un tout autre prix et passe infiniment ;

Ce n’est rien qui ne l’a vue

Toute nue.

Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien ;

Car j’en sais un très bon moyen :

Mais à condition, vous m’entendez fort bien,

Sans que j’en dise davantage

Gygès, il vous faut être sage :

Point de ridicule désir :

Je ne prendrais pas de plaisir

Aux voeux impertinents qu’une amour sotte et vaine

Vous ferait faire pour la reine.

Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant,

Comme un beau marbre seulement.

Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée,

Que même le souhait ne peut aller plus loin.

Dedans le bain je l’ai laissée :

Vous êtes connaisseur, venez être témoin

De ma félicite suprême.

Ils vont. Gygès admire. Admirer ; c’est trop peu.

Son étonnement est extrême.

Ce doux objet joua son jeu.

Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pût faire.

Il aurait voulu se taire,

Et ne point témoigner ce qu’il avait senti :

Mais son silence eût fait soupçonner du mystère.

L’exagération fut le meilleur parti.

Il s’en tint donc pour averti ;

Et sans faire le fin, le froid, ni le modeste,

Chaque point, chaque article eut son fait, fut loué.

Dieux, disait-il au roi, quelle félicité !

Le beau corps ! le beau cuir ! O Ciel ! et tout le reste

De ce gaillard entretien

La reine n’entendit rien ;

Elle l’eût pris pour outrage :

Car en ce siècle ignorant

Le beau sexe était sauvage ;

Il ne l’est plus maintenant ;

Et des louanges pareilles

De nos dames d’à présent

N’écorchent point les oreilles.

Notre examinateur soupirait dans sa peau.

L’émotion croissait, tant tout lui semblait beau.

Le prince s’en doutant l’emmena ; mais son âme

Emporta cent traits de flamme.

Chaque endroit lança le sien.

Hélas, fuir n’y sert de rien :

Tourments d’amour font si bien

Qu’ils sont toujours de la suite.

Près du prince Gygès eut assez de conduite

Mais de sa passion la reine s’aperçut :

Elle sut

L’origine du mal ; le roi prétendant rire

S’avisa de tout lui dire.

Ignorant ! savait-il point

Qu’une reine sur ce point

N’ose entendre raillerie ?

Et suppose qu’en son cœur

Cela lui plaise, elle rie,

Il lui faut pour son honneur

Contrefaire la furie.

Celle-ci fut vraiment,

Et réserva dans soi-même,

De quelque vengeance extrême

Le désir très véhément.

Je voudrais pour un moment,

Lecteur, que tu fusses femme :

Tu ne saurais autrement

Concevoir jusqu’où la dame

Porta son secret dépit.

Un mortel eut le crédit

De voir de si belles choses,

A tous mortels lettres closes !

Tels dons étaient pour des dieux,

Pour des rois, voulais-je dire ;

L’un et l’autre y vient de cire,

Je ne sais quel est le mieux.

Ces pensers incitaient la reine à la vengeance.

Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout.

Amour même, dit-on, fut de l’intelligence :

De quoi ne vient-il point à bout ?

Gygès était bien fait ; on l’excusa sans peine :

Sur le montreur d’appas tomba toute la haine.

Il était mari ; c’est son mal ;

Et les gens de ce caractère

Ne sauraient en aucune affaire

Commettre de pêché qui ne soit capital.

Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ?

Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé,

Voilà tout fait, et tout formé

Un époux du grand catalogue ;

Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant.

La sottise du prince était d’un tel mérite,

Qu’il fut fait in petto confrère de Vulcan ;

De là jusqu’au bonnet la distance est petite.

Cela n’était que bien ; mais la Parque maudite

Fut aussi de l’intrigue ; et sans perdre de temps

Le pauvre roi par nos amants

Fut député vers le Cocyte.

On le fit trop boire d’un coup :

Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup.

Bientôt un certain breuvage

Lui fit voir le noir rivage,

Tandis qu’aux yeux de Gygès

S’étalaient de blancs objets :

Car fût-ce amour, fût-ce rage,

Bientôt la reine le mit

Sur le trone et dans son lit.

******

Mon dessein n’était pas d’étendre cette histoire :

On la savait assez ; mais je me sais bon gré ;

Car l’exemple a très bien cadré :

Mon texte y va tout droit : même j’ai peine à croire

Que le docteur en lois dont je vais discourir

Puisse mieux que Candaule à mon but concourir.

Rome pour ce coup-ci me fournira la scène :

Rome, non celle-là que les moeurs du vieux temps

Rendaient triste, sévère, incommode aux galants,

Et de sottes femelles pleine ;

Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant et beau,

Où l’on suit un train plus nouveau.

Le plaisir est la seule affaire

Dont se piquent ses habitants.

Qui n’aurait que vingt ou trente ans,

Ce serait un voyage à faire.

Rome donc eut naguère un maître dans cet art

Qui du tien et du mien tire son origine ;

Homme qui hors de là faisait le goguenard ;

Tout passait par son étamine :

Aux dépens du tiers et du quart

Il se divertissait. Avint que le légiste,

Parmi ses écoliers dont il avait toujours

Longue liste,

Eut un Français moins propre à faire en droit un cours

Qu’en amours.

Le docteur un beau jour le voyant sombre et triste,

Lui dit : Notre féal, vous voilà de relais ;

Car vous avez la mine, étant hors de l’école,

De ne lire jamais

Bartole .

Que ne vous poussez-vous ? un Français etre ainsi

Sans intrigue et sans amourettes !

Vous avez des talents, nous avons des coquettes,

Non pas pour une Dieu merci.

L’étudiant reprit : Je suis nouveau dans Rome.

Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens

Pour la somme

Je ne vois pas que les galants

Trouvent ici beaucoup à faire.

Toute maison est monastère :

Double porte, verrous, une matrone austère

Un mari, des Argus. Qu’irais-je à votre avis

Chercher en de pareils logis ?

Prendre la lune aux dents serait moins difficile.

Ha, ha, la lune aux dents, repartit le docteur

Vous nous faites beaucoup d’honneur.

J’ai pitié des gens neufs comme vous ; notre ville

Ne vous est pas connue en tant que je puis voir.

Vous croyez donc qu’il faille avoir

Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?

Sachez que nous avons ici des créatures,

Qui ferons leurs maris cocus

Sur la moustache des Argus.

La chose est chez nous très commune :

Témoignez seulement que vous cherchez fortune

Placez-vous dans l’église auprès du bénitier.

Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée.

C’est d’amourettes les prier.

Si l’air du suppliant à quelque dame agrée,

Celle-la sachant son métier,

Vous envoyra faire un message.

Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu

Qui ne fût connu que de Dieu.

Une vieille viendra, qui faite au badinage

Vous saura ménager un secret entretien.

Ne vous embarrassez de rien.

De rien ? c’est un peu trop ; j’excepte quelque chose :

II est bon de vous dire en passant, notre ami,

Qu’à Rome il faut agir en galant et demi.

En France on peut conter des fleurettes, I’on cause ;

Ici tous les moments sont chers et précieux.

Romaines vont au but. L’autre reprit : Tant mieux.

Sans être gascon, je puis dire

Que je suis un merveilleux sire.

Peut-être ne l’était-il point ;

Tout homme est gascon sur ce point.

Les avis du docteur furent bons ; le jeune homme ;

Se campe en une église où venat tous les jours

La fleur et l’élite de Rome,

Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours

D’Amours,

C’est-à-dire en chrétien beaucoup d’anges femelles.

Sous leurs voiles brillaient des yeux pleins d’étincelles.

Bénitiers, le lieu saint n’était pas sans cela.

Notre homme en choisit un chanceux pour ce point

A chaque objet qui passe adoucit ses prunelles .

Révérences, le drôle en faisait des plus belles,

Des plus dévotes : cependant

II offrait l’eau lustrale. Un ange entre les autres

En prit de bonne grâce : alors l’étudiant

Dit en son cœur : elle est des nôtres.

II retourne au logis ; vieille vient ; rendez-vous.

D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.

Il s’y fit nombre de folies ;

La dame était des plus jolies,

Le passe-temps fut des plus doux.

Il le conte au docteur. Discrétion françoise

Est chose outre nature, et d’un trop grand effort.

Dissimuler un tel transport ;

Cela sent son humeur bourgeoise.

Du fruit de ses conseils le docteur s’applaudit,

Rit en jurisconsulte, et des maris se raille.

Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit

De garder du loup leur ouaille !

Un berger en a cent ; des hommes ne sauront

Garder la seule qu’ils auront !

Bien lui semblait ce soin chose un peu malaisée

Mais non pas impossible ; et sans qu’il eût cent yeux

Il défiait grâces aux Cieux

Sa femme encor que très rusée.

A ces discours, ami lecteur,

Vous ne croiriez jamais sans avoir quelque honte

Que l’héroïne de ce conte

Fût propre femme du docteur.

Elle l’était pourtant. Le pis fut que mon homme,

En s’informant de tout, et des si et des ças,

Et comme elle était faite, et quels secrets appas,

Vit que c’était sa femme en somme.

Un seul point l’arrêtait ; c’était certain talent

Qu’avait en sa moitié trouve l’étudiant,

Et que pour le mari n’avait pas la donzelle.

A ce signe ce n’est pas elle

Disait en soi le pauvre époux

Mais les autres points y sont tous ;

C’est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse

Et celle-ci paraît causeuse

Et d’un agréable entretien :

Assurément c’en est une autre.

Mais du reste il n’y manque rien

Taille, visage, traits, même poil ; c’est la nôtre.

Après avoir bien dit tout bas

Ce n’est, et puis ce ne l’est pas

Force fut qu’au premier en demeurât le sire.

Je laisse à penser son courroux,

Sa fureur afin de mieux dire.

Vous vous êtes donnés un second rendez-vous ?

Poursuivit-il. Oui ; reprit notre apôtre,

Elle et moi n’avons eu garde de l’oublier,

Nous trouvant trop bien du premier,

Pour n’en pas ménager un autre ;

Très résolus tous deux de ne nous rien devoir.

La résolution, dit le docteur, est belle.

Je saurais volontiers quelle est cette donzelle.

L’écolier repartit : Je ne l’ai pu savoir.

Mais qu’importe ? il suffit que je sois content d’elle

Dès à présent je vous réponds

Que l’époux de la dame à toutes ses façons

Si quelqu’une manquait, nous la lui donnerons

Demain en tel endroit, à telle heure, sans faute.

On doit m’attendre entre deux draps,

Champ de bataille propre à de pareils combats.

Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute .

Le logis est propre et paré.

On m’a fait à l’abord traverser un passage

Où jamais le jour n’est entré ;

Mais aussitôt après la vieille du message

M’a conduit en des lieux où loge en bonne foi

Tout ce qu’amour a de délices ;

On peut s’en rapporter à moi.

A ce discours jugez quels étaient les supplices

Qu’endurait le docteur. II forme le dessein

De s’en aller le lendemain

Au lieu de l’écolier ; et sous ce personnage

Convaincre sa moitié, lui faire un vasselage

Dont il fût à jamais parlé.

N’en déplaise au nouveau confrère,

Il n’était pas bien conseillé :

Mieux valait pour le coup se taire :

Sauf d’apporter en temps et lieu

Remède au cas, moyennant Dieu.

Quand les épouses font un récipiendaire

Au benoît état de cocu,

S’il en peut sortir franc, c’est à lui beaucoup faire ;

Mais quand il est déjà reçu,

Une facon de plus ne fait rien à l’affaire.

Le docteur raisonna d’autre sorte, et fit tant

Qu’il ne fit rien qui vaille. IL crut qu’en prévenant

Son parrain en cocuage,

Il ferait tour d’homme sage :

Son parrain, cela s’entend,

Pourvu que sous ce galant

Il eût fait apprentissage ;

Chose dont à bon droit le lecteur peut douter.

Quoi qu’il en soit, l’époux ne manque pas d’aller

Au logis de l’aventure,

Croyant que l’allée obscure,

Son silence, et le soin de se cacher le nez,

Sans qu’il fût reconnu le feraient introduire

En ces lieux si fortunés :

Mais par malheur la vieille avait pour se conduire

Une lanterne sourde ; et plus fine cent fois

Que le plus fin docteur en lois,

Elle reconnut l’homme, et sans être surprise

Elle lui dit : Attendez là

Je vais trouver Madame Elise

II la faut avertir ; je n’ose sans cela

Vous mener dans sa chambre : et puis vous devez être

En autre habit pour l’aller voir :

C’est-à-dire en un mot qu’il n’en faut point avoir

Madame attend au lit. A ces mots notre maître

Poussé dans quelque bouge y voit d’abord paraître

Tout un déshabillé ; des mules, un peignoir

Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme

Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome :

Le tout propre, arrangé, de même qu’on eût fait

Si l’on eût attendu le Cardinal préfet.

Le docteur se dépouille ; et cette gouvernante

Revient, et par la main le conduit en des lieux

Où notre homme privé de l’usage des yeux

Va d’une façon chancelante

Après ces détours ténébreux,

La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire

En un fort mal plaisant endroit,

Quoique ce fut son propre empire ;

C’était en l’école de droit.

En l’école de droit ! la même ; le pauvre homme

Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison,

Pensa tomber en pâmoison.

Le conte en courut par tout Rome.

Les écoliers alors attendaient leur régent.

Cela seul acheva sa mauvaise fortune.

Grand éclat de risée, et grand chuchillement,

Universel étonnement.

Est-il fou ? qu’est-ce là ? vient-il de voir quelqu’une ?

Ce ne fut pas le tout ; sa femme se plaignit.

Procès. La parente se joint en cause, et dit :

Que du docteur venait tout le mauvais ménage ;

Que cet homme était fou, que sa femme était sage.

On fit casser le mariage ;

Et puis la dame se rendit

Belle et bonne religieuse

A Saint-Croissant en Vavoureuse .

Un prélat lui donna l’habit.

Jean de La Fontaine, poète engagé, libre et libertin, précurseur des Lumières


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