Sri Lanka et Asie du Sud : Nouveaux affrontements pour des places

vendredi 5 juin 2009.
 

Union euopéenne

En outre, ces hypothèses ne peuvent rendre compte du comportement d’agents privés qui ont sciemment profité du gonflement de la bulle spéculative avant d’être emportés par elle. Pour l’expliquer, nos libéraux se contentent de cibler les faiblesses de la nature humaine. Que voulez-vous, la naïveté est éternelle ! « Les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel » mais les hommes ont voulu oublier cette frustrante vérité, répètent-ils en chœur. Le mimétisme propre à notre espèce aurait encore aggravé les choses. « Les gens regardaient tous du même côté », lâche M. Fourgous. L’égoïsme généralisé empêchait enfin que l’on siffle la fin de la récréation. « Tout le monde avait anticipé l’éclatement de la bulle spéculative, mais chacun se refilait le mistigri », diagnostique Manière.

L’ancien directeur de l’Institut Montaigne, qui vient de créer sa propre société de conseil, relève que l’ex-président de la Fed Alan Greenspan avait bien observé l’« exubérance irrationnelle des marchés » mais qu’il n’avait « rien fait » pour y remédier. Les libéraux s’emploient dès lors à diriger les regards vers les causes techniques de la crise. « Ce n’est pas la dérégulation mais la faillite de la régulation qui est en cause », affirme M. Hervé Novelli, libéral convaincu et secrétaire d’Etat chargé du commerce et de l’artisanat. « Il s’agit d’une crise née d’une mauvaise régulation et mal soignée par les autorités politiques et financières (7) », renchérit M. Madelin.

Les effets pervers de certaines réglementations bancaires auraient aggravé la crise. « De nouvelles normes comptables ont obligé les banques et les entreprises à donner dans leur bilan une valeur à leurs actifs qui correspond à chaque instant au prix auquel elles pourraient les vendre si elles devaient le faire (8) », rappelle l’ancien ministre de l’industrie de M. Jacques Chirac en 1986. Voilà qui valorise les bilans en période de hausse des actifs mais qui les plombe en cas de crise. Un effet qui a de lourdes conséquences en raison d’une autre norme, dite « Bâle II ». Instituée en 2004, celle-ci oblige les banques à conserver en fonds propres une fraction de leurs engagements. « Quand la crise arrive et que leurs actifs se dévalorisent, se désole Manière, les banques ne peuvent plus prêter. » La faute au règlement.

Rien de tout cela ne serait cependant arrivé si le système financier avait su correctement gérer ses risques. Les libéraux reconnaissent ici un mauvais usage des nouveaux produits financiers. On sait que les mécanismes subtils de la « titrisation » permettent aux banques de transformer leurs créances en titres financiers. Basée sur des modèles mathématiques sophistiqués, la composition de ces titres est de plus en plus opaque. Au lieu de diluer le risque, ils ont fini par le généraliser. « Il y avait une boule avariée dans la pizza et elle a tout contaminé », résume Manière. « On a acheté un chat dans un sac », sourit M. Devedjian.

« A propos de la titrisation, ce n’est pas le produit lui-même qui est en cause, c’est sa mauvaise utilisation, explique toutefois Baverez. Cela déraille à partir du moment où le crédit s’autonomise pour nourrir lui-même le crédit et où on va chercher les pauvres pour qu’ils empruntent. » « Il y a là une responsabilité totale du libéralisme, admet M. Longuet : le libéralisme suppose des contrôles alors que les produits de la titrisation, fruits d’une imagination créatrice en matière financière, échappaient aux normes. » Pour l’ancien ministre de l’industrie, « la titrisation devient dangereuse lorsque les résultats recherchés sont largement supérieurs à la croissance sur le long terme ».

Mais comment expliquer une telle propension à maximiser ses gains au mépris des réalités économiques ? Les libéraux retombent sur leurs pieds en critiquant l’asymétrie des rémunérations dans le secteur financier. « Les traders avaient intérêt à faire prendre des risques excessifs, note Manière, ils étaient étroitement associés aux gains mais pas là pour payer les pots cassés. » C’est ce que décortique Rosa : « Les traders ne partagent pas personnellement les pertes, simplement les gains. La sanction pour eux se limite à un renvoi de l’entreprise (9). » Selon cet économiste, le même raisonnement vaut pour l’ensemble du système bancaire et financier : « Les incitations pour les banques et les institutions financières à prendre trop de risques sont semblables à celles de traders, particulièrement pour celles qui sont trop grosses pour pouvoir couler. » Les banques centrales et les divers régulateurs leur ont abusivement servi d’assurances tous risques.

La doctrine est bonne, mais la réalité refuse de s’y conformer

Avec la défaillance d’agences de notation trop souvent juges et parties, tout était en place pour qu’une crise majeure éclate. Le risque était d’autant plus grand que les déséquilibres financiers mondiaux généraient d’immenses liquidités. Aux surplus asiatiques correspondaient les déficits américains. Ces mécanismes étaient néanmoins connus. La crise actuelle ne mérite-t-elle donc pas un mea culpa de la part des défenseurs du capitalisme néolibéral ? M. Greenspan, qui a longtemps fait figure de véritable gourou, a lâché cet étonnant aveu, le 23 octobre 2008, lors d’une audition au Congrès : « Ceux d’entre nous, dont j’étais, qui ont pensé qu’il était de l’intérêt des institutions financières de protéger les capitaux des actionnaires sont frappés de stupeur. » M. Greenspan, qui a dirigé la Fed de 1987 à 2006, s’avoue « très chagriné » de constater que le système comportait un « vice ».

Nos libéraux n’approfondissent pas plus leurs analyses. Directeur de la revue Commentaire, Jean-Claude Casanova se désole simplement d’une « confiance excessive dans les agents économiques et les techniques modernes de la finance ». M. Novelli formule une autocritique du bout des lèvres — « Si mes certitudes devaient être nuancées, c’est sur l’aspect systémique de la crise » — avant d’avouer : « Je pensais que les réactions du système économique étaient telles qu’il n’y avait pas de risque d’effondrement. » « Cela a été une erreur de croire à l’autorégulation des marchés », tranche Baverez, qui s’empresse d’ajouter : « Cette autorégulation n’est pas un principe libéral, néolibéral peut-être. » Pour M. Devedjian, la cause de la crise actuelle « ce n’est pas le libéralisme, c’est l’anarchie ». Même diagnostic à propos des prêts subprime : « Ce n’est pas du libéralisme, c’est du mercantilisme sauvage et cela rappelle le commerce des esclavagistes avec les Africains. »

Un Etat pompier qui éteint l’incendie puis regagne sa caserne

Madame Herold semble bien la seule à regretter que l’Etat se soit porté au secours des banquiers en péril. « Ils ont joué, ils ont perdu, il fallait les laisser couler », tranche-t-elle en se disant « d’accord avec Olivier Besancenot » lorsqu’il déplore cette socialisation des pertes après la privatisation des profits. « On prépare les futures crises, prévient-elle ; pourquoi seraient-ils plus prudents demain ? »

Mais la plupart des libéraux se réjouissent, au contraire, de l’intervention de l’Etat brancardier. Lui seul « peut régler les catastrophes naturelles, et c’en est une », plaide ingénument M. Fourgous. « Personne d’autre que l’Etat ne peut assurer la confiance, c’est son affaire », relève Casanova. « Sauver les banques, c’est vraiment la responsabilité de l’Etat », assène encore Manière. « On retrouve l’Etat avec le bénéfice de la pérennité qui lui est propre », ajoute M. Longuet. M. Madelin va même jusqu’à reprocher à la puissance publique d’avoir réagi tardivement : « Il aurait fallu nationaliser les pertes des subprime et isoler les actifs contaminés dès l’été 2007 (10). »

Mais attention ! L’Etat ne doit pas profiter de ces tristes circonstances pour s’installer au cœur du système économique. « Les Etats sont comme des pompiers qui doivent éteindre les incendies puis rentrer dans leurs casernes », avertit Manière. Son intervention de secouriste achevée, l’Etat devrait donc se retirer modestement pour laisser à nouveau la « main invisible » des marchés conduire à l’harmonie universelle.

Les libéraux savent pourtant que tout ne sera pas si simple. Le spectaculaire sauvetage public du système bancaire a chamboulé les représentations politiques. « Difficile de dire “non” aux chômeurs ou aux agriculteurs, pour ne citer qu’eux, quand on a largement ouvert sa bourse aux banquiers (11) », s’attriste Bénard. « La demande d’Etat augmentera, ne serait-ce que pour faire face au chômage », analyse plus sereinement Casanova.

Alain-Gérard Slama, lui, est inquiet. « Avec la crise va se développer dans l’opinion un état d’esprit créancier. » Cet intellectuel de la droite républicaine, qui se définit comme « libéral en économie », souligne que l’« extension de l’Etat correspond à la demande sociale » car la crise attise les besoins de sécurité et de protection. M.Novelli se montre parfaitement conscient de l’enjeu : « Derrière cette crise majeure, qui a failli voir le système financier emporté, va se poser un débat lourd de conséquences sur la place du curseur entre l’Etat et le marché. » Or, « si on se laisse culpabiliser, on va avoir un effet de balancier ». Pour le ministre libéral, « comme la demande d’Etat est réelle dans l’opinion, il faut que s’élèvent des voix pour dire qu’il doit assumer la protection sociale mais pas s’installer dans l’économie de façon permanente ». M.Novelli n’hésite pas à pointer le risque que les « choses reviennent comme en 1945 ou en 1981 »...

Le spectre d’un nouveau New Deal hante certains esprits. L’économiste ultralibéral Jacques Garello s’attend ainsi au pire avec M. Barack Obama. « En perspective immédiate, un contrôle accru des entreprises et des marchés, mis sous bonne garde des agences fédérales, une relance de l’économie par des doses massives d’investissements publics, financés par de l’inflation et des impôts nouveaux, donc une promesse infaillible de chômage massif. Parallèlement, comme dans les années 1930, on verra se généraliser la protection sociale, et le grand rêve d’une Sécurité sociale à la française que n’avait pu réaliser Bill Clinton va enfin se réaliser (12). »

Les libéraux modérés paraissent évidemment moins inquiets. Baverez distingue soigneusement les situations de Washington et de Paris : « Les Etats-Unis doivent impérativement lancer un New Deal pour moderniser leurs infrastructures, augmenter les impôts notamment pour les riches, compte tenu d’un taux de prélèvements obligatoires de 34 %. Tout autre est la situation de la France, où les dépenses publiques et les prélèvements obligatoires atteignent 54 % et 44,4 % du PIB [produit intérieur brut] (13). » « Il va y avoir un petit coup de balancier », analyse M. Devedjian, qui ne voit pas l’Etat retrouver le rôle qu’il a perdu à l’ère du néolibéralisme triomphant.

Une chose apparaît néanmoins certaine : le train des réformes libérales en France s’annonce sérieusement freiné. « Il n’est pas possible de tenir un discours protecteur et de procéder simultanément à des réformes libérales », déplore Slama. Un constat partagé par Mme Herold. « Les réformes libérales sont plus nécessaires que jamais, soupire-t-elle, mais elles vont devenir infaisables. »

A cet égard, la plasticité pragmatique de M. Nicolas Sarkozy ne rassure que très moyennement les libéraux. Les ultras, qui n’ont jamais considéré l’actuel chef de l’Etat comme un des leurs, se montrent particulièrement horrifiés par son nouveau discours. « Il a choisi un plan keynésien et socialiste, puisque le New Deal et le retour de l’Etat sont les idées à la mode — et notre président suit toujours la mode avec attention et talent (14) », gronde Garello. The Economist s’amuse de relever que M. Sarkozy a confié au président du groupe socialiste du Parlement européen qu’il était « peut-être » devenu socialiste. Plus sérieusement, selon l’hebdomadaire libéral, le président serait « simplement revenu à la tradition française d’interventionnisme, la crise économique lui offrant une excuse toute prête (15) ».

La crainte d’un retour à une « sensibilité protectionniste »

Nombre de libéraux reconnaissent que M. Sarkozy a vite pris la mesure de la crise ; son activisme n’en laisse pas moins certains sceptiques. « Les gens sont tellement constructivistes, ils ont besoin de croire à des plans de relance », déplore Manière. « Il est toujours difficile pour un homme politique d’accepter l’idée que son inaction peut être plus efficace que son action », glisse Mme Herold. Une telle orthodoxie libérale a certes peu de chances de gagner un jour le fébrile président français...

L’avenir du libre-échange inquiète encore nos libéraux. Baverez constate que le système mondial devient « instable » et que l’on est « bel et bien à la fin du cycle de l’âge d’or de la mondialisation ». Slama anticipe que le débat public des prochaines années tournera autour du protectionnisme. « En période de récession, la sensibilité protectionniste augmente toujours », ajoute Casanova, qui parie toutefois sur la résistance de ceux, producteurs des pays émergents et consommateurs des pays riches, qui auraient intérêt au libre-échange.

Au final, l’opinion la plus répandue dans la sphère libérale est que cette crise, loin d’obliger à une révolution des modes de pensée, ne serait qu’un mauvais moment à passer. Manière se moque des antilibéraux qui exultent : « Une montre arrêtée donne l’heure exacte deux fois par jour, il faut qu’ils en profitent ! » Si « le capitalisme ne va pas sortir indemne de cette crise », prévoit Baverez, il saura inventer de nouvelles régulations. « Je crois que l’Etat va revenir de là où il avait été chassé depuis la fin de Bretton Woods et qu’il va à nouveau contrôler la sphère financière mais que l’on ne va pas revenir au welfare state [Etat-providence] », confie M. Devedjian.

Sur le front d’une nouvelle bataille des idées

Rosa résume bien l’optimisme congénital des libéraux : « Nous sommes toujours à l’âge de l’abondance de l’information et de la décentralisation, et il est improbable que les Etats regagnent du pouvoir et s’étendent sur un large front dans les prochaines années. Un retour au socialisme est encore moins crédible. Une crise n’est pas suffisante en elle-même pour renverser une évolution aussi profondément enracinée (16). » Les adversaires des libéraux seraient bien inspirés de ne pas croire que le vent de l’histoire a d’ores et déjà tourné. La crise actuelle ouvre certes une période d’instabilité des équilibres idéologiques. Mais l’issue de cette nouvelle bataille des idées n’est écrite nulle part. Les libéraux ne sont, en tout cas, pas disposés à désarmer.


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