Le nouveau fiasco à 5 milliards de la Société générale (article de Libération)

mercredi 29 avril 2009.
Source : Libération
 

Une des plus grandes banques françaises, la Société Générale (SG), pourrait enregistrer entre 5 et 10 milliards d’euros de nouvelles pertes en raison d’investissements hasardeux réalisés par un département de sa filiale de gestion d’actifs (Sgam).

Comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, un nouveau scandale s’est déroulé à la Société générale, au vu et au su de tous. Jusqu’à présent, personne ne s’en est rendu compte, obnubilé par la perte de 4,9 milliards d’euros due aux opérations de Jérôme Kerviel. Pourtant, en toute discrétion et bien caché dans les annexes de ses comptes, un autre fiasco de quelque 5 milliards d’euros est reconnu par la banque. Un trou qui devrait encore s’agrandir. Même si, jusqu’à aujourd’hui, la banque n’a enregistré « que » 1,2 milliard d’euros de pertes, la facture finale pourrait atteindre les 10 milliards.

Cette fois-ci, le responsable de cette perte colossale n’est pas un trader isolé, mais un département tout entier de la filiale de gestion d’actifs de la banque, Société générale Asset Management (Sgam). Qui a été laissé libre de spéculer grâce à une direction soit complice, soit défaillante. Multipliant par le passé les investissements hasardeux dans ce qu’on appelle des « produits structurés », le département comptabilise aujourd’hui les pertes.

A ce jour, personne n’est accusé d’un quelconque délit. Mais l’histoire de ce désastre financier est jugée comme hautement sensible par les patrons de la Société générale. Daniel Bouton, le président, et Frédéric Oudéa, le directeur général, ont ainsi donné des ordres pour faire le ménage dans les rangs. Les principaux responsables de la filiale coupable ont été poussés discrètement au départ ou sont sur le point de l’être. L’entité Sgam va être démantelée et une partie vendue au Crédit agricole. Plusieurs centaines de personnes pourraient être licenciées lors d’un plan social qui sera lancé d’ici quelques mois.

Interrogée, la banque ne dément aucun de ces faits édifiants. Mieux même, depuis nos questions et les réponses qu’elle nous a fournies, elle s’est empressée de demander le départ de nouveaux responsables. Retour sur un nouveau scandale au cœur de la Société générale.

Le lieu du crime Sgam AI, un « Etat dans l’Etat »

L’affaire a pour cadre principal un département au sein de la filiale en charge de la gestion d’actifs : Sgam Alternative Investments (AI). « Sgam AI était un Etat dans l’Etat, raconte un salarié de la banque. Cette entité échappait à tout contrôle. Le propre PDG de Sgam, Alain Clot, n’y avait même pas accès. » Deux personnes avaient la mainmise sur le département : Philippe Collas, un proche de Daniel Bouton, directeur général adjoint de la Société générale et patron de l’ensemble de la gestion d’actifs, ainsi que Philippe Brosse, le dirigeant opérationnel de Sgam AI. Ce sont eux qui ont piloté cet « Etat » et profité de la large indépendance accordée à l’ensemble de la filiale de gestion d’actifs. Sgam se trouve d’ailleurs à l’écart du reste de la banque. Dans un immeuble à la Défense, à dix minutes à pied du siège.

Brosse et Collas sont les créateurs, au début des années 2000, de ce département spécialisé dans l’investissement « alternatif ». Un univers pour spécialistes de la finance à haut rendement, où l’argent est placé dans des hedge funds, des start-up, des projets immobiliers. Et, surtout, dans des produits structurés. A savoir des titres financiers aux noms exotiques : les Asset Backed Securities (ABS) ou les Collateralised Debt Obligations (CDO), mais aussi des CDO « synthétiques », des fonds de fonds investis dans des hedge funds… Des produits vendus en France sous le nom de « fonds monétaires dynamiques », célèbres pour s’être ensuite massivement écroulés. Ce qui leur vaut d’être aujourd’hui rebaptisés « actifs toxiques » ou « pourris ». Mais sur lesquels, à partir de 2005, Sgam AI mise tout. En deux ans, le montant des actifs structurés sous gestion passe de 6 à 50 milliards d’euros.

Pour créer tous ces produits, dont certains offrent des garanties contre des baisses éventuelles, Sgam AI doit elle-même se couvrir. Mais, afin de garder les bénéfices à l’intérieur de leur petite structure et ne pas en faire profiter leurs collègues de la banque d’investissement de la Société générale, ses dirigeants décident de monter leur propre tambouille. Leur intérêt est financier. Les gérants de Sgam AI « sont intéressés à la performance des fonds qu’ils gèrent, sous forme de "carried interest" [un mode d’intéressement à la performance, ndlr] », reconnaît la direction de la Société générale. Ils « reçoivent une fraction de la performance de leurs fonds via des parts qu’ils ont achetées au lancement ». Et comment Sgam AI décide-t-elle de se couvrir ? En créant Sgam Banque. Une coquille dotée d’une licence bancaire, dont l’objectif est de se poser comme contrepartie de la société de gestion. Mais voilà : Sgam Banque n’a été dotée que de quelques dizaines de millions d’euros de fonds propres pour servir de contrepartie à des dizaines de milliards d’euros d’investissement (28 milliards à la fin 2007 selon les comptes de l’entité).

Résultat : malgré l’existence de Sgam Banque, la filiale de gestion d’actifs garde le risque. « Au lieu de se contenter d’investir pour le compte de ses clients, comme une société de gestion traditionnelle, elle les accompagne sans se couvrir », détaille un salarié. « Ce type d’organisation ne nous est pas exclusif, puisqu’il est commun à plusieurs sociétés de gestion de la place », justifie la banque.

Quand La crise éclate… … les fonds investis s’écroulent

A partir d’août 2007, alors que la crise des subprimes éclate, le scénario catastrophe prend forme. Le déclencheur, c’est la fermeture par une banque concurrente, BNP Paribas, de plusieurs de ses « fonds monétaires dynamiques », dont elle ne peut plus assurer la liquidité. Ces fonds, gérés pour le compte de ses clients, ont été massivement investis en subprimes. Les clients, petits particuliers ou grands gestionnaires, veulent vendre leur part. Problème : ils ne trouvent plus d’acheteurs. La Société générale souffre, elle aussi, de ce mal. Ses clients se ruent pour retirer leur argent. En huit semaines, le portefeuille géré par la banque diminue de 6 milliards d’euros. Mais, contrairement à BNP Paribas, la Société générale décide de laisser ouverts ses fonds. Elle fait même mieux. Ou pire. A partir d’octobre 2007, elle rachète les parts de fonds vendues par ses clients. Elle en assure donc elle-même la liquidité. Motif en apparence noble avancé par la direction : ne pas abandonner les clients. « C’est une décision commerciale honorable en faveur du client, que nous ne regrettons pas, expliquera en février 2008 Alain Clot, alors président de Sgam. Nous l’avons fait pour préserver notre clientèle, pas notre chiffre d’affaires. »

Mais les responsables de Sgam AI refusent, eux, dans un premier temps, de voir l’évidence de la crise. Mieux, à l’automne, ils font le pari qu’elle ne sera que passagère. Les gérants refusent l’aide que leur proposent leurs collègues de la banque d’investissement de la maison mère et ils renforcent leurs positions. La Société générale le reconnaît aujourd’hui. « A cette époque, confie-t-elle, la conclusion tirée par les gérants de Sgam AI était que la crise serait de forte ampleur mais de durée courte, et au vu de la qualité des actifs contenus dans les fonds, les gérants ont décidé de les conserver, estimant un retour rapide des prix à leur juste valeur. »

Mais c’est le contraire qui se passe et la situation devient intenable. L’état-major de la Socgen décide alors de fermer les fonds, de rembourser les clients, de transférer les actifs à sa banque d’investissement, SG Corporate Investment Banking (SG CIB). Philanthrope, la Société générale ? Non, pragmatique. Elle ne veut pas se fâcher avec ses clients gros acteurs de la finance (fonds de pension, hedge funds) qui lui ont confié leur argent. Et elle entend se rattraper sur d’autres produits financiers. Surtout, ses dirigeants redoutent un effet boomerang. Que certains se retournent contre elle pour défaut de conseil ou abus de confiance. Une enquête judiciaire serait alors ouverte et le grand public découvrirait la gestion peu orthodoxe de Sgam AI.

L’addition 10 milliards d’euros à effacer

Résultat : début 2008, la Société générale devient officiellement propriétaire d’un très gros paquet de titres pourris. Dans les comptes, ils sont évalués à 10,4 milliards d’euros. Dans les faits ? Ils sont invendables. Toute honte bue, les managers de Sgam s’apprêtent à devenir la risée de leurs collègues. Malgré des artifices comptables permettant de limiter la casse, la filiale de gestion d’actifs doit annoncer une « dépréciation exceptionnelle » de 200 millions d’euros pour 2007.

Et puis, c’est le miracle. Un miracle nommé Kerviel. Le 24 janvier 2008 éclate l’un des plus grands scandales de l’histoire de la finance. Que valent 200 millions face aux 5 milliards de pertes dues au débouclage des opérations du jeune trader ? Pour Philippe Collas, le patron de la gestion d’actifs de la Socgen, Kerviel est une bénédiction. Membre du comité exécutif, il se glisse dans la conférence de presse au cours de laquelle Daniel Bouton, pratiquement en larmes, annonce la « fraude exceptionnelle » de son jeune trader. Et, quand le PDG de la Société générale quitte la salle pour éviter les questions gênantes, Collas s’installe, lui, au milieu d’une rangée. Et tient une mini-conférence de presse « off » devant des journalistes avides de questions sur le mystérieux trader. « Cette histoire, pour un banquier, c’est incompréhensible. C’est du délire, une histoire de fou », souffle-t-il alors. Pas fâché de voir les journalistes ignorer totalement la perte de sa propre activité.

Sauf que si l’affaire Kerviel détourne l’attention des médias, elle ne peut pas transformer les comptes. Ni la situation financière, qui continue de se dégrader et rend de plus en plus pourris les actifs Sgam. La Société générale réussit bien à en vendre une partie pour quelques centaines de millions d’euros. Mais, la mort dans l’âme, elle doit se résoudre à déprécier l’essentiel et le publier le plus discrètement possible dans l’annexe de ses comptes. De 10,4 milliards d’euros au premier trimestre, l’encours passe à 9,4 milliards au deuxième, 7 milliards au 30 septembre 2008. L’effondrement des marchés précipite la chute. Passé l’automne, le portefeuille tombe à 5,3 milliards d’euros. A l’arrivée : 5,1 milliards sont purement et simplement effacés. Et comment cela se traduit-il sur le compte de résultat ? Par une perte de « seulement » 1,2 milliard d’euros. Interrogée sur cet étrange écart, la banque n’a pas tenu à nous indiquer comment son calcul avait été pratiqué pour parvenir à une telle somme. Elle se contente de déclarer que la différence entre les 10,4 milliards de départ et les 5,3 milliards de fin 2008 provient « des ventes sur le marché d’une part, et d’une perte de 1,2 milliard d’autre part ».

Problème : ses propres comptes n’indiquent qu’un maximum de 500 millions de cessions en 2008. Où sont donc passés les milliards manquants ? Prestidigitation comptable ? Tour de passe-passe financier ? Peu importe. « Au final, le bilan sera catastrophique, prédit un analyste. Tout le monde sait bien que les 5,3 milliards d’euros qui restent ne valent rien. »

Mission : nettoyage Le démantèlement de Sgam

Dès sa nomination à la direction générale, en mai 2008, Frédéric Oudéa a compris l’ampleur du désastre. Il faut nettoyer la filiale. Mais discrètement. Il sait très bien que la banque ne se relèverait pas d’un nouveau scandale. Un mois plus tard, Philippe Brosse, le patron de Sgam AI, est poussé à la sortie. Selon des sources internes, il aurait touché un gros chèque. Joint par Libération, l’intéressé refuse de commenter. Puis, en septembre, nouveau mouvement. Philippe Collas, le patron de l’ensemble de la gestion d’actifs de la Socgen, et Alain Clot, le PDG de sa filiale, Sgam, sont écartés. Le premier devient « conseiller de Frédéric Oudéa ». Un placard doré jusqu’à la mise à la retraite, annoncée par la banque à Libération pour la fin avril. Le deuxième est envoyé au Crédit du Nord, une autre filiale, comme directeur général délégué.

Et pour les remplacer, Oudéa nomme Jean-Pierre Mustier, bombardé à la tête du pôle gestion d’actifs et à la présidence de Sgam. Mustier n’est pas un inconnu. C’est l’ancien responsable de la banque d’investissement. Et donc l’ex-supérieur de Kerviel. L’homme avait bien ensuite été contraint de démissionner de son poste, mais il est un ami d’Oudéa. Les deux hommes ont fait Polytechnique ensemble. Il a donc été épargné afin d’accomplir une tâche de confiance : enterrer le dossier Sgam.

En bon tacticien, Mustier s’entoure des cadres intermédiaires, responsables des pertes, mais très au fait du dossier. Son directeur de cabinet, Fabrice Choukroun, est ainsi l’ancien directeur de la stratégie de Sgam AI. Au bout de quelques semaines, Mustier prend une décision : faire table rase. Cela passe d’abord par la liquidation de Sgam AI. Les investisseurs se sont détournés des activités « alternatives ». Les salariés, eux, se retrouvent désœuvrés. « Pendant des mois, ils sont venus au bureau uniquement pour jouer à Tétris », témoigne un collègue.

Mais avouer qu’on démantèle une filiale, c’est embarrassant, surtout pour une banque dans l’œil des observateurs et qui a fait appel à l’Etat pour renforcer ses fonds propres de 1,7 milliard d’euros. Pour ne pas avouer un tel échec, Mustier annonce donc que Sgam AI va fusionner avec Lyxor, une filiale dépendant de la partie banque d’investissement. Dans les faits, personne n’est dupe : Sgam AI est de facto dissoute. Reste la partie traditionnelle de Sgam. La plus « respectable ». Celle qui n’a pas investi dans les subprimes et qui est restée profitable, Mustier choisit de la vendre. Et tant pis si l’opération n’est pas forcément intéressante. Le Crédit agricole est depuis longtemps intéressé et n’a pas caché ses convoitises.

Début 2009, Crédit agricole Asset Management (Caam), la filiale de gestion d’actifs de la banque verte, publie les bans : elle annonce qu’elle va se marier avec Sgam d’ici la fin de l’année. Mais il s’agit, là encore, d’une fausse fusion. Le nouvel ensemble sera détenu à 70 % par le Crédit agricole, qui pourra désigner son dirigeant. La Société générale n’en détiendra que 30 % et ne disposera que du droit de nommer certains administrateurs. L’opération tient clairement du bon deal pour le Crédit agricole. Et lorsque, le 26 janvier, les deux banques présentent à leurs salariés l’opération qui donnera naissance à un « nouvel acteur majeur » se situant au « 4e rang européen et au 9e rang mondial », Yves Perrier, le PDG de Caam et patron pressenti du nouvel ensemble, dissimule mal sa satisfaction.

Les salariés se fâchent L’affaire est révélée en interne

Pour les salariés de Sgam, c’est une autre histoire. L’affolement les guette. Qui dit fusion dit licenciements. Combien ? Certains évoquent le chiffre de 200 suppressions de postes rien que pour la France. Du coup, les langues se délient. Et les syndicats sont mis au parfum. En février, la CGT sort un tract dans lequel elle remet en cause « le transfert dans le cadre d’une coentreprise avec Caam », car les pertes de la filiale sont « associées à des positions décidées par un petit groupe de cinq à six responsables des investissements de Sgam AI et Sgam Banque, dont certains sont toujours présents ». Et d’évoquer « certaines pratiques de rémunération peu orthodoxes qu’Alain Clot, le patron précédent, avait laissé durer… » Le syndicat conclut alors, menaçant : « Toutes ces choses vont nécessiter des explications. »

Début mars, nouveau coup de pression. Un tract anonyme est posé pendant la nuit sur le bureau de tous les salariés. Intitulé les « Mécanos de la Générale », il détaille comment les dirigeants de Sgam AI ont entraîné des milliards de pertes et dénonce de nombreuses dérives, comme des « opérations non vraiment autorisées par la banque ». Ecrit sur le mode ironique, le tract revient sur toute l’histoire. Les investissements par des « apprentis sorciers » dans « des acronymes abscons » (ABS, CDO) qui « eurent le mauvais goût de s’effondrer quand la bise fut venue » ; les pertes qui s’accumulent sont comparées à un « drame » qui « sourdait depuis des mois » et la coïncidence heureuse de l’affaire Kerviel est racontée ainsi : « Le 24 janvier 2008, un petit groupe de managers de Sgam AI vivait un grand jour. La bouche en cœur, et le visage hilare, ceux-ci respiraient enfin, soulagés. Ils étaient peut-être sauvés. » Le tract se termine par une note adressée à tous les managers responsables encore en place : « On peut d’avance se réjouir des futures prouesses de ces fiers alezans de la gestion ! Bon courage néanmoins aux clients de Lyxor, qui jusqu’à présent avaient été épargnés… »

La menace d’un grand déballage fonctionne. Dès les premières réunions avec les syndicats, Jean-Pierre Mustier lâche du lest. Il annonce qu’une fois la fusion avec Caam opérée, les salariés de Sgam qui n’auront pas de poste auront le droit de réintégrer la Société générale. Cela calme un temps les équipes. Mais cette promesse pourra-t-elle vraiment être respectée ? La banque a lancé un plan général de réduction de coût, et ceux qui voudront retourner à la Société générale ne seront pas forcément bien accueillis. Mais, comme le conclut un salarié de Sgam : « De toute façon, même s’il y a de la casse, mieux vaut cette fusion que rester dans une banque de nazes où les patrons s’accrochent à leur pouvoir en perdant des milliards… »

NICOLAS CORI


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