Sarkozy : Déjà trois coups d’Etat à froid (par Edwy Plenel )

samedi 11 avril 2009.
 

Depuis un an, le site mediapart prouve la possibilité d’une part d’un journalisme de qualité sur le net, d’autre part d’un journalisme politiquement actif. Le 7 mars, voici un mois, paraissait l’article ci-dessous.

Déjà trois, en moins de deux ans. Trois coups d’Etat à froid, réussis sans coup férir : institutionnel, médiatique, financier. Et un quatrième, judiciaire, qui se profile. Oui, des coups d’Etat, c’est-à-dire des ruptures profondes qui vont bien au-delà de la seule persistance des travers auxquels nous a habitués la Cinquième République, plus ou moins tempérés par la culture, la modération ou les précautions de ses présidents successifs.

Coup d’Etat institutionnel, et ce fut, à l’été 2008, la réforme de la Constitution dont chacun peut voir, aujourd’hui, que loin d’augmenter les pouvoirs du Parlement, elle a accru ceux du Président de la République, désormais seul gouvernant, ayant ravalé premier ministre et ministres au rang d’exécutants.

Coup d’Etat médiatique et ce fut ensuite la réforme de l’audiovisuel public dont l’enjeu caché était bien la mainmise directe de l’Elysée sur les dirigeants de radios et de télévisions, dans le but de réduire l’indépendance et l’irrévérence de leurs rédactions et de leurs programmes.

Coup d’Etat financier enfin, et ce fut, tout récemment, l’achèvement du feuilleton des Caisses d’épargne, offrant en somme à l’actuelle présidence de la République sa propre banque. Reste à venir, en 2009, le coup d’Etat judiciaire, annoncé dès janvier, à l’heure des vœux présidentiels où la figure indocile du juge d’instruction fut pendue haut et court. Et c’est sans compter le coup d’Etat territorial qui s’annonce avec le rapport Balladur, défaisant depuis Paris et l’Elysée les liens sociaux assurés par des départements et des régions majoritairement contrôlés par la gauche. Alors même que la crise sociale grandissante appellerait, à l’évidence, d’autres urgences.

L’institutionnel avait été annoncé dès les premiers jours de la présidence, en mai 2007, quand Nicolas Sarkozy ignora d’emblée, les rendant de fait caduques, les dispositions de la Constitution de 1958 selon lesquelles le président arbitre et le premier ministre gouverne, le gouvernement étant même supposé déterminer et conduire la politique de la nation (articles 20 et 21). Sous couvert de mettre fin à une hypocrisie, la France changeait silencieusement de régime, adoptant les usages de la Constitution du 14 janvier 1852, celle d’après le coup d’Etat militaire du futur Napoléon III : « Le président de la République gouverne au moyen des ministres… Il a seul l’initiative des lois… Les ministres ne dépendent que du chef de l’Etat. » Un an plus tard, le coup de force était confirmé en Congrès à Versailles, avec le soutien du socialiste Jack Lang qui, aujourd’hui, dans un livre, se lamente trop tard du « gâchis » auquel conduit inéluctablement la réforme qu’il a pourtant activement cautionnée, puis soutenue.

Les coups d’Etat médiatique et financier

Jusque dans la profession de journaliste, hélas, le coup d’Etat médiatique a lui aussi suscité des vocations d’idiots utiles et de ralliés opportuns, troquant le leurre publicitaire contre la soumission politique (pour l’audiovisuel) ou bien modérant leurs critiques dans l’espoir de subventions (pour la presse écrite). Tandis que la présidence joue avec les identités des futurs nommés de l’audiovisuel public comme s’il s’agissait de ses hochets, lançant au grand vent de la rumeur des noms de journalistes divers, chacun peut prendre la mesure de la violence symbolique de cette mise au pas à travers le cas de Radio France. L’actuel tenant du poste, Jean-Paul Cluzel, n’est pourtant pas un opposant. Il a seulement le triple tort d’être un ami d’Alain Juppé avec, par conséquent, un itinéraire plutôt chiraquien, d’assumer de façon militante son homosexualité en s’affichant pour l’association Act Up et d’être plutôt libéral, donc relativement tolérant, dans sa tutelle des programmes des ondes publiques.

Sans élégance envers l’intéressé ni égard pour les personnels, le couperet élyséen est publiquement tombé avant le terme officiel du mandat du président de Radio France. Toujours zélé, l’entourage du Prince rapporte complaisamment les bouillantes colères présidentielles à l’endroit du disgracié, littéralement qualifié de « fou » si l’on en croit Le Canard enchaîné. Imperturbable, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) n’y trouve rien à redire, et d’autant moins qu’il valide l’extrême domination médiatique du pouvoir, favorisée par la non prise en compte de l’abondante expression élyséenne, président et conseillers confondus, qui s’ajoute aux deux tiers de temps de parole déjà attribués au gouvernement et à la majorité. Quand l’on entend dire que l’opposition socialiste est inaudible dans l’opinion, s’il est vrai que c’est en partie par sa faute, il n’en faut pas moins faire preuve d’équanimité : c’est aussi parce que tout est fait pour qu’on l’entende le moins possible…

Quant au coup d’Etat financier, on ne prendra pas la peine de le détailler tant Mediapart fut, sous la plume de Laurent Mauduit, en tête de ses chroniqueurs. Depuis plus d’un an, nous annonçons, décrivons et racontons sur ce site le désastre des Caisses d’épargne à la faveur duquel l’Elysée a, ce mois-ci, imposé ses conditions, son dispositif et ses hommes, faisant du nouvel ensemble constitué avec les Banques populaires un établissement dont l’état-major ne pourra rien refuser à Nicolas Sarkozy.

La désormais deuxième banque française n’a pas été placée sous contrôle public, mais mise sous dépendance élyséenne – seuls des sophistes pourraient prétendre qu’il s’agit de la même réalité. Pis, l’homme, François Pérol, qui en devient le dirigeant par la grâce du Prince fut, depuis les toutes premières aventures qui ont conduit aux pertes abyssales que l’on sait, le conseiller, le consultant ou le référent de ceux qui sont les premiers responsables de cette catastrophe, aussi bien dans ses fonctions publiques à Bercy ou à l’Elysée que, entre ces deux moments, dans son rôle privé de banquier d’affaires chez Rothschild.

Quand les garde-fous sautent

Tout cela est public, tout cela est évident, mais tout cela passe. Ces conflits d’intérêt, ces mélanges des genres, ces entorses à l’éthique, bref, ce non-respect général des formes et des règles qui accompagne cette soif de domination, ne rencontrent aucun obstacle sérieux. C’est l’enseignement principal de la dernière séquence : les déjà faibles et fragiles garde-fous admis par nos institutions si peu pluralistes ont rendu les armes, piteusement. Ainsi le Conseil constitutionnel, en présence de l’ancien président Jacques Chirac et dans le secret aussi habituel qu’archaïque de ses délibérations, a-t-il validé le coup d’Etat médiatique, s’offrant même le luxe de supprimer une des rares garanties, introduite par les parlementaires.

Quant à la Commission de la déontologie de la fonction publique, l’une de ces autorités administratives indépendantes supposées pallier l’insuffisance démocratique de nos pratiques institutionnelles, elle s’est reniée elle-même, donnant son feu vert au coup d’Etat financier par la voix de son seul président, Olivier Fouquet, qui n’a pas trouvé à redire au cas personnel de François Pérol tout en affirmant benoîtement qu’il n’en connaissait rien. Rendant en l’espèce des services plutôt que de servir l’intérêt général, ce conseiller d’Etat a aggravé son cas en jugeant inutile de réunir la commission dont il a la charge et d’y entendre l’impétrant pour en savoir plus…

On est d’autant plus tenté d’évoquer son homonymie avec un surintendant des finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet (1615-1680), que l’emblème de cette famille, visible au château de Vaux-le-Vicomte, était… un écureuil, accompagné de cette devise latine : Quo non ascendet ? (Jusqu’où ne montera-t-il pas ?). Mais la comparaison trouve vite ses limites : au moins Fouquet protégeait-il les libertins rebelles à la monarchie absolutiste, ce qui accélérera sa disgrâce – il est mort dans l’oubliette d’une forteresse alpine.

Hélas, notre époque n’a même pas trouvé ses Fouquet véritables, libres commis d’Etat, flamboyants et dispendieux au point de faire ombrage au monarque. Pour l’heure, à de rares exceptions sans conséquence, on ne maugrée qu’en secret. Par intérêt, par crainte ou par lassitude, l’on suit, pour l’essentiel, dans les milieux d’argent ou d’autorité, ce Prince que, par ailleurs, l’on méprise et brocarde en privé. Mais, et ce seul fait devrait nous alarmer tant la démocratie est l’antithèse de la peur, on le redoute – et cela suffit à créer des vocations de discipline et d’obéissance.

Justice, le coup d’Etat à venir

Nulle surprise, en conséquence, si la liste des renoncements, reniements et abandons qui auront permis ces abus de pouvoir est déjà longue, et loin d’être close. Nul doute que l’offensive, déjà largement entamée, contre l’indépendance de la justice en offrira de nouveaux exemples. Vouloir supprimer le juge d’instruction sans rendre sa liberté au parquet, c’est évidemment un marché de dupes, fort bien illustré dans l’échange offert par Mediapart entre l’un des talentueux magistrats dévoués à Nicolas Sarkozy, le procureur de Paris Jean-Claude Marin, et ceux de ses collègues qui lui ont répondu.

Cette réforme annoncée traduit la vision instrumentale de la justice qui anime cette présidence – « La justice se rend en son nom », celui du président, édictait déjà l’article 7 de la Constitution de 1852, imposée par un prince Napoléon encore président de la République. Et, là encore, rien de caché ni de mystérieux : le spectacle est public, comme l’a amplement illustré l’immense service rendu à l’affairiste Bernard Tapie, prestement délesté fin 2007 d’une justice publique moins accommodante, moins généreuse et moins rapide qu’une justice privée arrangée sur mesure.

De même, tandis que la débâcle stupéfiante du procès en appel d’Yvan Colonna malmène rétroactivement les forfanteries policières d’un ancien ministre de l’intérieur aujourd’hui à l’Elysée, on annonce pour septembre et octobre le procès des faux listings Clearstream. Or, au mépris des autres parties civiles, le traitement judiciaire de cette affaire fut totalement soumis à l’agenda partisan de Nicolas Sarkozy aux fins de discréditer son rival à droite, Dominique de Villepin. Ne s’est-il pas élégamment vanté de vouloir pendre ce dernier « à un croc de boucher », au point de laisser écrire sans la démentir cette menace qui relève d’un parler totalitaire plutôt que démocratique ?

Si l’opinion s’est gaussée à raison du rétablissement par le même président de poursuites désuètes pour offense au président de la République (article 26 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse), elle a moins remarqué le retour à un usage discrétionnaire de la grâce présidentielle, dont a discrètement bénéficié le détenu Jean-Charles Marchiani, « barbouze » à l’ancienne manière devenu préfet sous Charles Pasqua et condamné à de la prison ferme pour trafic d’influence. Tout comme elle ne s’est guère arrêtée au contrôle par un magistrat zélé, Philippe Courroye, du parquet le plus sensible, celui de Nanterre : son ressort couvre à la fois les sièges sociaux des principales entreprises françaises et le département, les Hauts-de-Seine, qui abrite les fiefs originaires du président comme de son clan.

« Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir »

Alors que ce pouvoir ne cesse d’agiter la menace d’actions violentes venues de la gauche radicale, au point d’aller plus vite que la musique en inventant précipitamment des terroristes de TGV – c’est l’affaire de Tarnac dont Mediapart a narré les incohérences –, il faudrait encore évoquer la rapide et discrète constitution d’un unique service de renseignement intérieur, fusionnant dans l’opacité RG et DST sous la ferme houlette d’un policier de confiance, Bernard Squarcini, fidèle parmi les fidèles d’un président auquel il doit l’épanouissement de sa carrière. Mais l’énumération des actes, décisions, nominations, etc., par lesquels ce pouvoir réduit l’autonomie de tout ce qui peut l’entraver ne sera jamais complète, tant il les accumule, les multiplie et les dissimule, gardant ce cap avec un entêtement vorace malgré l’impopularité qui l’assaille.

L’avenir n’est jamais écrit. Aussi est-il possible que l’outrance de ce pouvoir soit sa perdition. Mais ne lui faisons pas le cadeau de le mésestimer : si cette présidence fonce ainsi, au risque de l’accident, c’est qu’elle pense pouvoir atteindre un point de non-retour, au-delà duquel ses opposants n’auront plus prise. Pour le comprendre et, du coup, prendre la mesure de notre éventuel malheur, il suffit de relire Montesquieu (1689-1755) : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Dans De l’Esprit des lois (1748), ce célèbre énoncé survient quand cette figure des Lumières aborde la question de la liberté politique, de ce qui la fonde en théorie et de ce qui l’assure en pratique. Le point de départ est de bon sens, et sa formulation est également passée à la postérité : « Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. »

La question nous est donc posée : quelles limites saurons-nous imposer au permanent abus du pouvoir du sarkozysme ? Il faut que notre vie publique soit tombée bien bas pour que ces évidences, ébauchées il y a plus de deux siècles et demi sous la monarchie, résonnent comme des audaces face au spectacle que nous avons sous les yeux : un pouvoir à la première personne du singulier, s’occupant de tout et s’en complimentant sans cesse, régentant le pays comme sa petite entreprise, dominant son monde comme son petit personnel. Un pouvoir qui semble n’avoir d’autre fin que lui-même et d’autre faim que son assouvissement narcissique. Un pouvoir qui entend que rien ne l’arrête, ne connaissant ni scrupules ni égards, ne pratiquant ni précaution ni modération.

A suivre, prochain article :

2. L’Elysée contre la démocratie


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