Péril en la demeure aux Archives nationales

mardi 7 avril 2009.
 

L’intersyndicale CFDT-CFTC-CGC-CGT a voté la grève pour empêcher l’implantation de la Maison de l’histoire de France sur le site des Archives nationales, qu’elle estime en grand danger.

Ce vendredi 25 septembre 2010, Isabelle Fouchet, chargée d’études documentaires aux Archives nationales, où elle s’occupe des 18 000 cartons
du fonds d’archives judiciaires du Châtelet, bien rangés sous les combles de l’hôtel de Soubise, à Paris, en plein cœur du Marais, n’a ouvert aucun d’entre eux, n’a procédé à aucun inventaire, n’a écrit aucune fiche d’analyse… Comme l’écrasante majorité de ses quelque 340 collègues, elle s’est rendue à l’assemblée générale des personnels et a voté la grève reconductible avec occupation. « Je n’arrive pas, dit-elle, à m’enlever de la tête l’image d’un éléphant qui entre dans un magasin de porcelaine et va tout casser. »

L’éléphant, c’est Nicolas Sarkozy. Ce qui risque de briser le projet de redéploiement des Archives nationales dans lequel ces fonctionnaires passionnés se sont tous énormément investis depuis 2004, c’est l’installation, sur 10 000 m2 pris sur leur lieu de travail, d’une Maison de l’histoire de France dont le concept muséal, qui met en colère les historiens, vient, en outre, heurter leur sens du service public.

Car les Archives nationales, installées dans le Marais par Napoléon en 1808 mais créées sous la Révolution pour conserver la mémoire de l’Ancien Régime et permettre aux citoyens de suivre l’action de l’État et de ses représentants à l’Assemblée, ne sont pas qu’un lieu patrimonial fréquenté par quelque 130 000 visiteurs annuels. Ouvertes à tous, elles sont aussi un outil démocratique contemporain. Ainsi permettent-elles de faire valoir les droits à la retraite, à la succession, à la carrière, et aussi, en ces temps rudes pour les généalogies complexes, à la nationalité française…

Le jeudi 9 septembre, donc, le 
Figaro annonce que, lors de sa visite à Lascaux, le président annoncera le site du futur musée. Le dimanche 12, l’annonce du choix de l’hôtel de Soubise, qui était sur la liste des sites possibles, aux côtés du musée de la Marine, du fort de Vincennes, des 
Invalides, du château de Fontainebleau, de l’île Seguin, devient officielle. C’est par les médias que les personnels, sans débats ni concertation, brutalement, l’apprennent  ! Dans l’heure, ils font savoir qu’ils sont mobilisés contre cette implantation, car « il n’y a pas de place pour deux institutions ». Le mardi 14, ils tiennent une AG, créent une intersyndicale CFDT-CFTC-CGC-CGT, décident d’occuper les locaux, font signer une pétition et déposent un préavis de grève reconductible en faveur de laquelle ils votent, à la quasi-unanimité (155 pour, 5 abstentions), le 24. La veille, ils ont été reçus par le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, qui, loin de les rassurer, leur a parlé du « mariage naturel et nécessaire de deux institutions » avant de leur confier, raconte Wladimir Susanj, membre de la CGT, que ce musée est « le projet de (sa) vie ».

Tout cela n’est pas arrivé dans un ciel sans nuages. Parmi les signes avant-coureurs de ce que les personnels considèrent comme un « dépeçage », une « délocalisation qui ne dit pas son nom », il y a eu le décret annonçant la décapitation, pour cause de RGPP (révision générale des politiques publiques) de la direction des Archives de France, fondue dans la 
direction générale du patrimoine, avant de devenir un service interministériel qui, comme son nom l’indique, rend des services. Il y a eu aussi la confusion des fonctions attribuées à Hervé Lemoine, auteur dès novembre 2007 d’un rapport sur ce musée, nommé plus tard directeur de sa préfiguration, mais aussi directeur des Archives de France ! Sans compter la domiciliation, dès le mois de mars dernier, de l’association de préfiguration à l’adresse même des Archives nationales, rue des Francs-Bourgeois  !

Les échéances électorales approchent. Nicolas Sarkozy doit laisser son grand œuvre, comme avant lui Georges Pompidou et le Centre qui porte son nom, Valéry Giscard d’Estaing et le musée d’Orsay, François Mitterrand et le Grand Louvre, Jacques Chirac et le musée des Arts premiers. Donc, on s’active  !

Cette « Maison », prévue pour être « un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France », devrait occuper un tiers des 38 000 m2 du quadrilatère, coûter de 60 à 80 millions d’euros, et ouvrir en 2015, à 300 mètres du musée Carnavalet, lui-même dédié à l’histoire de Paris. Elle devrait « s’incarner dans un ensemble de musées, premier cercle d’un réseau appelé à tisser des liens avec les 1 000 musées d’histoire éparpillés sur le territoire. Neuf musées nationaux devraient passer sous sa bannière ».

Le musée serait une sorte d’illustration des discours d’Henri Guaino

Loin d’être un musée de l’histoire du peuple français, ce projet se limite à la seule histoire de France, conçue, en outre, dans sa dimension héroïque et événementielle, dans la célébration de la nature chrétienne de notre nation  ! Avec ce nouvel outil, Nicolas Sarkozy franchirait un pas supplémentaire dans l’une de ses spécialités, l’instrumentalisation de l’histoire de France au profit de sa propre vision. Le musée serait une sorte d’illustration des discours d’Henri Guaino utilisant l’histoire pour parler sécurité-identité en la décontextualisant de l’organisation culturelle et sociale de la société.

Lors des Journées du patrimoine, l’historien Nicolas Offenstadt, maître de conférences à Paris-I et membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (Cvuh), a prévenu  : « Le but de ce musée est largement politique et correspond globalement à la politique d’identité nationale telle qu’elle est menée par Nicolas Sarkozy. Ce musée doit être la vitrine historique de l’identité nationale. »

Les Archives nationales attendaient avec impatience les moyens votés par le Parlement pour leur programme de redéploiement. Car, pour le contrat de location, en 1785, d’un immeuble de la rue de la Chaussée-d’Antin loué comme ambassade des États-Unis à Thomas Jefferson  ; pour un acte notarial signé Diderot comme fondé de pouvoir de Catherine de Russie négociant à Paris l’achat de tableaux pour fonder le musée de l’Ermitage  ; pour les testaments de Voltaire et d’Hugo, combien de documents non encore inventoriés sont en péril, stockés dans des reliures et des conditions thermiques indignes  ?

Ce que les personnels n’encaissent pas, c’est donc que ce projet présidentiel remette en question les ambitions de ce lieu républicain, point de convergence entre histoire, identité et mémoire, capable de devenir les premières Archives nationales au monde. Il les priverait de leur socle historique, il détruirait la dynamique d’un programme scientifique lancé en 2004 par Jacques Chirac, confirmé en 2007 par Nicolas Sarkozy et ratifié par trois ministres de la Culture. 
Frédéric Mitterrand ne venait-il pas, en décembre 2009, d’arbitrer la nouvelle répartition des fonds d’archives entre les trois sites de Paris, Fontainebleau et Pierrefitte-sur-Seine  ?

Ce dernier lieu devait, fin 2012, accueillir, dans un bâtiment neuf, construit à cet effet, une bonne moitié des fonds postérieurs à 1790. Les quelque 50 kilomètres linéaires d’espace ainsi libérés dans l’hôtel de Soubise, jusque-là saturés, devaient être aussitôt occupés par des archives de l’Ancien Régime. Cinquante ans de retard dans le versement des archives notariales parisiennes devaient aussi être résorbés. On allait pouvoir ainsi disposer de l’espace nécessaire à la préservation et au déploiement des registres du Parlement de Paris, ainsi que de chartes scellées au Moyen Âge et jusque-là comprimées dans des cartons, faute de place  !

« Cet espace est vital », déplore 
Nadine Gastaldi, diplômée de l’École nationale des chartes, conservatrice du patrimoine, en charge de 20 000 cartons plus particulièrement centrés sur le clergé dans la période révolutionnaire, et syndiquée CFDT. Auteur d’une thèse sur les dévots laïques du XVIIe siècle, cette passionnée d’histoire – « on ouvre un carton, dit-elle, et on est dans Balzac  ! » – s’est mise aussi en grève. « Quand je suis arrivée, se souvient-elle, on travaillait comme au XIXe siècle, on n’avait aucun moyen, on soulevait une poussière vieille de 150 ans. » 
 Mais à partir de 2000, Nadine comme Isabelle reprennent espoir. Une grève pour sauver les Archives en péril permet d’obtenir des moyens  : 250 millions d’euros sont votés par le Parlement. Des renforts en personnels sont prévus. Les jardins doivent ouvrir au public. Elles relèvent la tête. Une dynamique se crée. Les Archives seront mieux conditionnées, conservées, explorées, restaurées, redéployées, sauvées de la catastrophe. Et puis, voilà que tombe la décision d’implantation du musée. L’impression, partagée par leurs alliés – chercheurs, historiens, généalogistes, associations d’usagers des Archives –, qu’on leur vole leurs lieux, qu’on casse leur mission, que leurs services et moyens seront détournés, dans un contexte de réduction drastique des effectifs et des crédits publics, au service de cette Maison de l’histoire de France. Elles le vivent comme un drame. Une jeune conservatrice, adhérente de la CFTC, dit se sentir « niée » et se met en grève. Des cadres de la CGC, dont le syndicat appelle à l’arrêt de travail pour la première fois depuis quarante ans, parlent de « politique du coucou ». Un conservateur CFDT s’insurge contre ce « rapt de mémoire ».

Habituée à scruter l’évolution politique de la société, Nadine Gastaldi, elle, de son poste d’observation, voit combien « l’intérêt général passait en premier, avant, lorsque l’administration de l’État était digne de ce nom, le recours au Conseil d’État très important, alors qu’aujourd’hui, on vit un énorme recul, les féodalités de l’argent confisquant l’État à leur profit »…

Magali Jauffret


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