« Un mécontentement généralisé, mais sur le mode de la juxtaposition » (par Lilian Mathieu, sociologue)

lundi 30 mars 2009.
 

Que vous inspirent les actuelles mobilisations ?

Lilian Mathieu. On assiste, depuis pas mal de temps, à une série de réformes qui suscitent la protestation des principaux intéressés dans différents secteurs : l’enseignement, la santé, la Poste, etc. Or, ces mobilisations sont le plus souvent dispersées, ce qui indique certes un mécontentement généralisé, mais sur le mode de la juxtaposition. Dans la conjoncture actuelle, la journée du 29 janvier dernier témoigne d’un virage important car, pour une fois, cette journée était unitaire. Chacun s’adresse alors à un interlocuteur commun, Nicolas Sarkozy et son gouvernement, pour mettre en cause l’ensemble des politiques menées. C’est ce qui a fait aussi le succès de cette journée.

Comment expliquer l’éclosion de toutes ces mobilisations ?

L.M. Contrairement au discours de la rupture dont il se gargarise, notre président ne fait que poursuivre ce qui est entrepris depuis 2002. Sauvons La Recherche a débuté sous Jean-Pierre Raffarin. RESF sous Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur. François Fillon a réalisé la réforme des retraites. Il y a donc une continuité au niveau des acteurs. Nicolas Sarkozy n’est pas un homme neuf. La différence, c’est qu’il poursuit une stratégie de frénésie qui estourbit par la brutalité des réformes et des déclarations, avec la désignation d’ennemis et l’usage de la provocation. On est dans une logique d’accablement. Cela dit, la frénésie destructrice de l’actuel président peut aussi rendre les gens plus déterminés.

Ce qui contribue actuellement à rassembler ces contestations, c’est la temporalité des réformes et une communauté d’expérience de gens qui se sentent méprisés, ignorés. Car nous sommes dans une logique du passage en force sans négociation préalable. Aujourd’hui, différents groupes trouvent à se mobiliser sur leurs enjeux propres, mais au même moment. D’où un effet de synchronisation des luttes qui a justement trouvé une forme d’expression le 29 janvier. Et comme la stratégie de Sarkozy, c’est d’être incontournable, il est aussi perçu comme la cause ultime de toutes les difficultés. Il faut essayer de sauvegarder l’articulation entre les différents enjeux de lutte. Mais il y a une difficulté : si on va au bout de cette logique qui consiste à dire que Sarkozy est la cause unique des différents malheurs qui nous unissent, c’est à sa légitimité de président qu’il faudra s’attaquer. Or, les syndicats redoutent cela car ils basculeraient alors dans un registre proprement politique qui n’est plus le leur.

Un front commun de la contestation peut-il quand même se construire ?

L.M. Tout le monde est un peu dans l’expectative sur les débouchés possibles. Il y a tout d’abord un problème constitutif. On est, encore une fois, face à des mouvements qui sont relativement sectorisés. Le 29 janvier, différentes composantes se sont rassemblées, mais à tout moment elles risquent de se dissocier et donc de fragiliser le mouvement d’ensemble. La difficulté des luttes multisectorielles, c’est que chacun voit midi à sa porte. L’ironie du mouvement des enseignants-chercheurs, c’est que les décrets en cause découlent de la loi Pécresse sur l’autonomie de l’université. Or, ces enseignants ne s’étaient pas beaucoup mobilisés contre cette loi l’année dernière, contrairement aux étudiants. De fait, j’ai pu constater une certaine rancœur des étudiants à l’égard de leurs enseignants. D’où l’enjeu pour le mouvement de ne pas demander seulement l’abrogation des décrets mais aussi l’élaboration d’une nouvelle loi sur l’université, en réelle concertation. Le deuxième souci, ce sont les stratégies syndicales. Là aussi, le front unitaire n’est pas garanti, certains syndicats sont dans des postures protestataires et d’autres sont prêts à négocier.

Beaucoup s’essaient à d’autres formes de lutte que la simple grève ou l’occupation…

L.M. Il ne s’agit pas nécessairement de formes d’action nouvelles. Certaines, comme les occupations des écoles par les parents et les profs, se font de longue date. Aujourd’hui, ces occupations ont simplement un peu plus de visibilité : puisque des milliers de postes sont supprimés, il y a des milliers d’écoles où la question se pose. On assiste aussi à la modernisation d’anciennes formes d’action : tout le monde s’extasie devant la mobilisation par Internet, mais c’est souvent une simple modernisation de la traditionnelle pétition.

Sauf que la diffusion d’une pétition sur Internet est plus large et permet de toucher d’autres milieux…

L.M. Oui, mais cela n’aurait-il pas été le cas avec des pétitions proposées sur les marchés, partout en France ? Avec Internet, c’est un peu plus rapide, un peu plus efficace, mais je ne crois pas qu’on touche davantage. On exclut aussi car tout le monde n’a pas accès à Internet, tout le monde ne sait pas s’en servir. Et puis, sur Internet, l’argumentaire peut paraître superficiel, alors que si quelqu’un explique l’enjeu, on peut davantage dialoguer, argumenter.

On voit aussi depuis plusieurs années que des mouvements très rassembleurs semblent vouloir s’éloigner d’un discours « militant » ou « politique », sans rapports de force énoncés.

L.M. L’Appel des appels, par exemple, paraît suffisamment général pour être consensuel et pour que tout le monde s’y retrouve. On le voit aussi avec RESF : beaucoup de monde, y compris parfois des gens de droite, se retrouvent dans cette cause. Des régularisations au cas par cas sont obtenues, c’est très bien. Sauf que si on veut échapper à la logique épuisante du cas par cas, il faut poser la question des sans-papiers et des demandeurs d’asile dans sa généralité. Les animateurs de RESF en sont conscients et sont très prudents avec cela, car généraliser les enjeux risque de leur donner une image partisane, au risque de les priver du soutien de gens dont ils ont besoin pour peser et faire nombre. Un discours dépolitisé permet de mobiliser beaucoup de monde, mais dès qu’on parle à un niveau plus politique, certains se désengagent. Le mouvement altermondialiste est un des seuls a avoir su généraliser ses enjeux par l’identification d’un adversaire commun, le néolibéralisme, qui a permis l’articulation de causes disparates : écologie, féminisme, services publics, santé… Mais maintenir cette articulation sur la durée reste toujours compliqué.

Propos recueillis par E.C.

Lilian Mathieu est sociologue au CNRS, membre du Centre de recherches politiques de la Sorbonne. A notamment publié Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Textuel, 2004, et La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, Paris, La Dispute, 2006.

Paru dans Regards n°60, mars 2009


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