Travailler sans souci de gloire ou de fortune (Cyrano de Bergerac)

mercredi 25 mars 2009.
 

En cliquant sur l’adresse URL portée en source, notre lecteur pourra découvrir la plus belle version DVD de la pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, interprétée par un fabuleux Daniel Sorano au milieu d’une galaxie d’acteurs de qualité.

CYRANO, saluant d’un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer

Messieurs… Messieurs… Messieurs…

LE BRET, désolé, redescendant, les bras au ciel

Ah ! dans quels jolis draps…

CYRANO

Oh ! toi ! tu vas grogner !

LE BRET

Enfin, tu conviendras

Qu’assassiner toujours la chance passagère,

Devient exagéré.

CYRANO

Eh bien oui, j’exagère !

LE BRET, triomphant

Ah !

CYRANO

Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,

Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.

LE BRET

Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,

La fortune et la gloire…

CYRANO

Et que faudrait-il faire ?

Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,

Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc

Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,

Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?

Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,

Des vers aux financiers ? se changer en bouffon

Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,

Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?

Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?

Avoir un ventre usé par la marche ? une peau

Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?

Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…

Non, merci ! D’une main flatter la chèvre au cou

Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,

Et donneur de séné par désir de rhubarbe,

Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?

Non, merci ! Se pousser de giron en giron,

Devenir un petit grand homme dans un rond,

Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,

Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?

Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy

Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !

S’aller faire nommer pape par les conciles

Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?

Non, merci ! Travailler à se construire un nom

Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,

Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?

Être terrorisé par de vagues gazettes,

Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois

Dans les petits papiers du Mercure François » ?…

Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,

Préférer faire une visite qu’un poème,

Rédiger des placets, se faire présenter ?

Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,

Rêver, rire, passer, être seul, être libre,

Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,

Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,

Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !

Travailler sans souci de gloire ou de fortune,

À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !

N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,

Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,

Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,

Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !

Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,

Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,

Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,

Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,

Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,

Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

LE BRET

Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable

As-tu donc contracté la manie effroyable

De te faire toujours, partout, des ennemis ?

CYRANO

A force de vous voir vous faire des amis,

Et rire à ces amis dont vous avez des foules,

D’une bouche empruntée au derrière des poules !

J’aime raréfier sur mes pas les saluts,

Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !

LE BRET

Quelle aberration !

CYRANO

Eh bien ! oui, c’est mon vice.

Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.


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