26 janvier 1968 Grève de la SAVIEM et émeute ouvrière de Caen (article suivi d’un long message détaillé envoyé de Caen)

mercredi 3 janvier 2024.
 

1) La grève de la Saviem, prélude de Mai 68 (Jacques Serieys)

On ne peut comprendre 1968 sans savoir qu’alors les salaires des ouvriers français sont les plus bas de la Communauté Européenne et leurs semaines de travail les plus longues. Les salaires progressent peu depuis le “plan de stabilisation” de 1963. Prétextant la concurrence internationale, les entreprises accélèrent les cadences. La production industrielle connaît la plus forte augmentation jamais réalisée en France (+ 51 % en 10 ans) mais seuls les profits du patronat suivent cette courbe. Le chômage commence à se développer alors que le temps de travail moyen augmente depuis 1950, atteignant 52 heures hebdomadaires dans plusieurs branches. De lourdes menaces pèsent sur la Sécurité sociale. Depuis 1965, le patronat rêve de piétiner les salariés comme peut le faire celui des Etats Unis. La volonté de négociation des organisations syndicales se heurte au mur du gouvernement et du CNPF lancés sur le terrain idéologique de la “libre concurrence” et du rejet de tout droit syndical dans l’entreprise. Les grèves butent sur une répression très dure. Aussi, de 1966 à 1968, l’idée mûrit, et on en trouve trace dans les journaux syndicaux, que seule une grande grève nationale pourra débloquer la situation.

La Basse Normandie (Manche, Calvados, Orne) n’a jamais été un fief du mouvement ouvrier. C’est pourtant là qu’éclate la première grande grève et la première explosion violente de 1968 en France.

Les salariés de la Saviem (métallurgie automobile) qui vont déclencher la lutte, touchent des salaires particulièrement bas, doivent tenir des cadences rapides, surveillés par des pointages permanents. Le personnel jeune de cette entreprise récente accepte mal un tel mépris ; les accrochages individuels entre ouvriers et agents de maîtrise sont de plus en plus fréquents depuis plusieurs mois.

Exprimant cette combativité montante et voulant l’organiser, CFDT (majoritaire), CGT et FO appellent à une grève d’une heure et demie le 20 janvier 1968.

Le 23, une manifestation hors cadre syndical part d’un atelier, s’étend, parcourt l’entreprise, enfle (environ 500 personnes) et lance une grève de fait jusqu’à satisfaction des revendications (dont 6% d’augmentation des salaires même en cas de réduction d’horaire).

Le soir du 23, un piquet massif de 400 ouvriers reste devant l’usine. Par un froid intense signalé par les journalistes présents, ils s’organisent et érigent des barricades pour empêcher les livraisons. Au matin, ils sont 3000.

La direction refuse de négocier sans reprise du travail. Dans la nuit du 24 au 25, malgré des centaines de grévistes sur le qui-vive, les CRS déblaient les barricades puis permettent à environ 400 "jaunes" d’aller travailler. Les responsables syndicaux réussissent à éviter un affrontement.

Le 25, chassés de l’usine, les travailleurs marchent sur Caen, rejoints par d’autres entreprises qui partent aussi en grève illimitée (Jaeger, Sonormel).

Dès huit heures du matin, en ce 25 janvier 68, environ 5000 manifestants se retrouvent dans le centre-ville de Caen, épuisés par une nuit d’occupation mouvementée, transis par le froid, hagards en l’absence de consigne, sans organisation et sans défense, face à une nuée de gardes mobiles qui chargent rapidement et vigoureusement. Plusieurs ouvriers sont grièvement blessés.

Le premier évènement significatif de la situation pré-révolutionnaire du début 68 se produit à ce moment-là. Sans qu’aucune consigne ne soit donnée, des groupes de manifestants récupèrent ici des planches, là des pierres, et contre-attaquent en désordre. Une heure plus tard, les forces de l’ordre enfoncées et débordées se replient.

Les journées du 25 et du 26 janvier à Caen préfigurent Mai 68 par la massivité de la grève ouvrière, par l’extension rapide d’une entreprise à l’autre, par la dureté des formes de lutte, par la mobilisation des facs et lycées, par une solidarité significative de commerçants, artisans et paysans locaux.

Le 26 janvier à 18 heures, 7000 personnes répondent à l’appel des syndicats et partis de gauche qui ont mis en place un fort service d’ordre. Celui-ci se trouve rapidement débordé par des centaines de jeunes, essentiellement de la Saviem. A 19h30, les nombreux gardes mobiles noient la place sous les grenades lacrymogènes et chargent. Environ 3000 ouvriers sortent des barres de fer et autres ustensiles ; l’affrontement est extrêmement violent. Il s’agit d’une véritable émeute dont les forces de l’ordre ne viennent à bout que vers cinq heures du matin au prix de 200 blessés significatifs (dont 36 des forces de l’ordre).

Dès le lendemain, les manifestants interpelés sont jugés en flagrant délit. Tous sont des ouvriers comme d’ailleurs tous ceux qui ont été arrêtés depuis le début de la lutte. Cinq peines de prison ferme.

Loin de casser le mouvement, cette répression l’élargit parmi tous les salariés du secteur. La Radiotechnique, la SMN, Moulinex débraient à leur tour.

Le 30 janvier, Caen compte 15000 grévistes et la combativité durcit de jour en jour. Le 2 février, toutes les sanctions sont levées, toutes les poursuites arrêtées, des augmentations de salaire accordées (3 à 4% selon les entreprises).

Les directions syndicales rencontrent de grandes difficultés pour obtenir une reprise du travail, effective seulement le 5 février. Cependant, les conditions de travail n’ont guère changé, ni les cadences, ni la morgue d’une bonne partie de la maîtrise. Dès le jour de la reprise, un cortège de plus de 1000 ouvriers parcourt à nouveau la Saviem, renverse des bureaux, secoue des "petits chefs"... Les syndicats n’ont plus d’autorité sur cette base dont ils désapprouvent officiellement la violence. La CFDT parvient cependant à éviter la séquestration du patron.

Dans les semaines suivantes, la même tendance à la généralisation locale des luttes, la même volonté de résister aux forces de l’ordre émerge sur tout l’Ouest du pays : à Fougères le 28 janvier, à Quimper, Redon, Honfleur, La Rochelle, Cherbourg, Fécamp, Bordeaux, Saint Nazaire...

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de voir une entreprise de Nantes (Sud-Aviation) servir de détonateur à la grève générale de Mai 1968.

Jacques Serieys

2) Caen, janvier 1968, l’après-midi du grand soir  ?

La grève des OS de Blainville-sur-Orne, près de Caen (Calvados), culmine, le 26 janvier 1968, lors d’une nuit d’affrontements en ville avec les forces de police.

La mémoire collective évoque Caen et la grève des ouvriers spécialisés (OS) de janvier 1968, qui culmine, le 26 janvier, lors d’une nuit d’affrontements en ville avec les forces de l’ordre. Répercuté par la presse nationale, la presse régionale et la presse d’extrême gauche, le sens de l’événement est donné dans le moment même  : une révolte ouvrière dans une ville qui a grandi très vite  : entre 1954 et 1968, la population est passée de 90 000 à 150 000 habitants, dont plus de la moitié ont moins de 30 ans. L’initiative n’appartient pas au bastion caennais traditionnel, la Société métallurgique de Normandie, mais revient aux ouvriers spécialisés des usines qui ont poussé à la faveur de la décentralisation industrielle. Certains de ces OS aux origines rurales sont parfois qualifiés – près d’un quart d’entre eux ont un CAP – et sont venus travailler à Caen. À la Saviem, les 3 000 employés de cette filiale de Renault se sont prononcés majoritairement le 19 janvier pour une grève illimitée à partir du 23 janvier, pour revendiquer 6 % d’augmentation des salaires, un fonds de garantie de ressources et l’extension des droits syndicaux. Il en est de même dans plusieurs autres entreprises, dont celle de Jaeger, où la pression des cadences est telle que les ouvrières dénoncent  : «  Les compteurs défilent, les ouvrières tombent.  » Un escadron de gendarmes mobiles est envoyé par le préfet devant la Saviem pour «  protéger  » les quelque 300 personnes qui veulent travailler et qui sont empêchées de le faire par un piquet de grève. Le conflit se déplace de l’usine à la ville, où des affrontements ont lieu entre forces de l’ordre et ouvriers. Deux jours plus tard, le 26 janvier, les revendications salariales s’effacent devant la mise en cause des violences policières  : la protestation du personnel de plusieurs entreprises caennaises, auquel se joignent une centaine d’étudiants, dégénère en bataille rangée  : une nuit d’émeutes. La figure de l’OS est remplacée par celle du jeune révolté

Le préfet souligne la récurrence de la liaison ouvriers-étudiants  : lors d’une manifestation étudiante à Caen contre le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, le 18 janvier 1968, deux jeunes ouvriers avaient été arrêtés. La CFDT locale a une tradition ancienne de contacts suivis avec le syndicat étudiant depuis les luttes communes pendant la guerre d’Algérie. En effet, les dirigeants de l’Unef ont en commun avec les syndicalistes d’être passés par l’Action catholique ou la Jeunesse étudiante chrétienne.

En responsable du maintien de l’ordre, le préfet incrimine un état d’esprit local favorable à la violence, perceptible selon lui dans les incidents qui se produisent dans les bals et les bagarres au restaurant universitaire et qui remontent au moins à la manifestation paysanne du 2 octobre 1967, au cours de laquelle les abords de la préfecture avaient été dévastés. Il note aussi la présence active de groupes extrémistes, «  JCR et prochinois  », contenus par le service d’ordre de la CGT lors des cortèges de salariés. Les incidents du 18, du 24 et surtout du 26 janvier 1968 ont montré chez les manifestants, selon le préfet, une détermination et même un courage physique lors des «  attaques contre les symboles de la société en place  : préfecture, chambre de commerce, banques, magasins  » qui ont provoqué des bris de vitrines mais pas de pillage. Il s’agissait donc d’un «  désir profond de présence en ville  », un rappel de l’existence de la jeune génération, un marquage symbolique de la centralité urbaine. La moitié des 83 manifestants arrêtés avaient moins de 22 ans  ; les ouvriers prédominaient (54, dont la moitié de la Saviem), les autres étaient étudiants ou enseignants.

En somme, diagnostique le préfet, on avait assisté à Caen à la crise de croissance d’une génération qui s’était exprimée par la violence. La figure de l’OS, privilégiée au début par les journalistes, est remplacée par celle du jeune révolté, ouvrier ou étudiant, encadré par des «  meneurs  », au premier rang desquels figure la CFDT locale. Cette représentation n’est sans doute pas étrangère à une étude monographique effectuée par des chercheurs en sciences sociales du CNRS et à l’existence à Caen, à l’initiative de la préfecture, d’un observatoire de la jeunesse, qui a notamment mis en place un dispositif d’enquête permanent auprès des soldats du contingent.

Au printemps 1968, les grèves et les manifestations de Caen en janvier deviennent des emblèmes de la révolte et les symboles d’une possible convergence sociale entre étudiants et ouvriers. Le récit de ces «  luttes exemplaires  » et des leçons que l’on peut en tirer est récurrent dans les tracts, la presse, voire les slogans des étudiants contestataires et parfois de la CFDT. Caen en janvier 1968 est ainsi relu comme un possible après-midi anticipant ce qui devient pour certains «  un grand soir  ».

Les CRS chargent avec violence

«  À la Saviem, les 4 800 métallos qui poursuivent leur mouvement revendicatif se sont rassemblés au début de la matinée. Les négociations avec le patronat sont interrompues. Dans une autre usine, Sonormel, qui emploie 500 travailleurs, la grève est totale depuis hier. À la Radiotechnique un nouveau débrayage d’une heure et demie a été effectué. Chez Jeager le mouvement se poursuit également. Tous ces travailleurs, répondant à l’appel des organisations syndicales du département (CGT, CFDT, FO, FEN et Unef), se sont réunis sur la place Saint-Pierre, au centre de la ville, pour assister à un meeting. Nos camarades Lenormand et Goueslard, conseillers généraux, ainsi que Jacques Bayon, maire de Blainville, participaient au rassemblement (…). Dans la soirée, les organisations syndicales et politiques du Calvados ont tenu des réunions pour envisager les suites à donner à cette journée.  » Article de l’Humanité du 27 janvier 1968  : «  10 000 manifestants à Caen où les CRS chargent avec violence. Plusieurs dizaines de blessés  »

Xavier Vigna Historien


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