Tchécoslovaquie de l’invasion à la « normalisation » par Jean-Jacques Marie

dimanche 2 septembre 2018.
 

Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, un demi-million de soldats des armées du pacte de Varsovie, surtout des soldats soviétiques, entrent en Tchécoslovaquie (1). Ils se heurtent aussitôt à une immense résistance passive qui va du déplacement des panneaux indicateurs pour dérouter les envahisseurs jusqu’à l’utilisation du réseau radio mis en place... pour faire face à une invasion des « revanchards de Bonn »... jusqu’à l’assaut pacifique des soldats soviétiques et des° équipages de chars pour discuter avec eux. L’apprentissage obligatoire du russe imposé aux élèves depuis 1948 se retourne ainsi contre le Kremlin.

Cette massive résistance qui pousse même des membres de l’appareil dits conservateurs ou hésitants à se rallier ou à feindre de se rallier à l’invasion paralyse la mise en œuvre du plan initial du Kremlin qui reproduisait à peu près celui de 1956 en Hongrie : après avoir arrêté Dubcek, premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque, et les principaux dirigeants du pays, proclamer un « gouvernement ouvrier et paysan » formé de dirigeants dociles. Ainsi, le Kremlin, en novembre 1956, avait destitué Imre Nagy, arrêté son gouvernement, qu’il avait remplacés par Jânos Kadar et une équipe de staliniens « modérés ». Cette résistance prend un contenu révolutionnaire le 22 août. Ce jour-là, le comité de Prague du Parti communiste convoque en séance extraordinaire le XIVe Congrès du parti, initialement prévu pour le 9 septembre, dans l’usine métallurgique CKD de Prague, sous la protection des milices ouvrières. Le congrès réunit 1290 délégués sur les 1 543 délégués élus... dont certains ont été arrêtés par les envahisseurs. Il réclame la libération immédiate des dirigeants arrêtés, le rétablissement immédiat de toutes les libertés et adopte un appel qui proclame : « Nous ne reconnaissons pas l’occupation. Nous exigeons le retrait des troupes étrangères. La grève générale, notre arme ! »

Après avoir élu un nouveau comité central, au vote à bulletin secret parmi de nombreux candidats, selon la tradition bolchevique, le congrès défie l’occupant en réélisant Dubcek secrétaire général et en déclarant qu’il déclenchera la grève générale dès le 23 juillet à midi « si des pourparlers ne s’ouvrent pas dans les vingt-quatre heures avec les autorités régulières du parti et de l’État [c’est-à-dire Dubcek et les autres dirigeants arrêtés] en vue du départ des troupes étrangères » (2).

En URSS, où la Pravda se déchaîne contre le XIVe Congrès extraordinaire, une partie de la population rejette l’invasion. Les dissidents soviétiques avaient traduit et diffusé, certes de façon modeste, les 2000 Mots (3). Mais la réaction face à l’invasion est vigoureuse Le dissident soviétique Leonid Pliouchtch à Kiev écrit dans ses souvenirs : « Dans les rues, des gens que l’on ne connaissait que vaguement vous abordaient pour lâcher des phrases pleines de haine et de fureur » (4) contre les envahisseurs. Même le poète semi-officiel Evtouchenko envoie un télégramme au comité central pour protester.

Le 25 août, sept dissidents soviétiques manifestent sur la place Rouge en brandissant des pancartes contre l’invasion. Des agents du KGB les arrêtent, les tabassent et les embarquent. Sept, c’est certes peu... et leur manifestation ne dure qu’une dizaine de minutes, mais c’est le reflet apparemment modeste d’un mouvement plus profond. Ainsi, Pliouchtch évoque les réactions de certains des habitants de Kiev, voyant des colonnes de blindés se diriger vers la Roumanie, dénoncée depuis plusieurs jours dans la presse et peut-être menacée d’invasion. « L’idée jaillit alors dans la tête de certains habitants de Kiev de s’engager comme volontaires dans l’armée soviétique pour déserter ensuite et se ranger aux côtés des Roumains en cas de déclenchement des hostilités. Idée bien naïve... » (5). Certes, mais le KGB suit de près toute manifestation d’une opposition dangereuse. Ainsi, les 1er et 2 septembre, il arrête à Leningrad quatre personnes coupables d’avoir rédigé une lettre de protestation contre l’invasion.

Le 21 août, Anatoli Martchenko, auteur d’une lettre de soutien aux communistes tchécoslovaques le 22 juillet, est condamné à un an de prison... pour infraction (très douteuse !) au régime des passeports. Pas question d’évoquer la Tchécoslovaquie !

Cinq des sept manifestants du 25 août seront jugés du 9 au 11 octobre (sauf Natalia Gorbanevskaïa, mère de deux enfants, déclarée irresponsable, et Victor Feinberg, pas présentable avec sa mâchoire défoncée par le KGB parce que juif et expédié en hôpital psychiatrique). Le KGB alerte les voisins du tribunal : les accusés sont des trafiquants de devises. Pas question d’évoquer leur protestation contre l’invasion de la Tchécoslovaquie. Trop risqué ! Ils sont condamnés à des peines de deux ans et demi à cinq ans de déportation. Le PC chinois, qui avait approuvé l’écrasement de la révolution hongroise en 1956, condamne l’invasion.

Confronté à une résistance massive qu’il ne peut vaincre sans un bain de sang politiquement très coûteux, nationalement et internationalement, et qui contraint ceux que l’on appelle « les réalistes raisonnables » à ne pas cautionner publiquement l’invasion, le Kremlin modifie sa tactique. Pierre Broué la résume fort bien en quelques lignes : le 25 août, « les dirigeants du Kremlin se décident à sortir des cellules où ils les avaient jetés, menottes aux poignets, hâves, hirsutes, incapables de se tenir debout, comme Kriegel, ces "conciliateurs" qu’ils traitaient, la veille encore, de complices des contrerévolutionnaires, et à les conduire dans les grands salons du Kremlin pour leur demander de faire ce qu’ils étaient les seuls à pouvoir faire : élever, une fois de plus, par leur personne, par leur prestige et leur autorité un rempart qui protégerait l’appareil contre les masses et imposer à ces dernières ce qu’on allait appeler la normalisation » (6).

Normalisation. Le terme est volontairement ambigu : pour la masse du peuple tchécoslovaque, il signifie le retour à la situation normale à la veille de l’invasion. Pour le Kremlin, il s’agit d’imposer le retour à la situation d’avant le printemps 1968, ce qui signifie en particulier l’annulation du XIVème Congrès extraordinaire. Quelles qu’aient été les motivations personnelles de Dubcek et de ses camarades, ces derniers, réinstallés à leurs postes de direction, s’engagent à appliquer l’accord qui leur a été imposé à Moscou, certes en louvoyant et en rusant. Une fois l’accord appliqué au bout de longs mois et la mobilisation des masses ainsi peu à peu étouffée, le Kremlin évincera l’équipe de Dubcek et en installera une nouvelle, présidée par Gustav Husak, ancienne victime des procès staliniens et promu normalisateur en chef.

Notes :

(1) Un historien soviétique m’avait déclaré en 1990 que Brejnev, voulant éviter tout rappel historique fâcheux dans un pays découpé puis envahi en 1938 et 1939 par la Wehrmacht, aurait invité l’état-major soviétique à faire en sorte que les chars de l’armée est-allemande s’égarent dans les forêts avant la frontière. Vrai ou faux ? En tout cas, les témoins n’évoquent que des chars « soviétiques ».

(2) Le Congrès clandestin. Protocole secret et documents du XIVe Congrès extraordinaire du PC tchécoslovaque, pages 131 et 135.

(3) Texte, suivi d’une centaine de signatures, relativement modéré, mais mettant au centre la question de l’appareil lui-même. Voir La Tribune des travailleurs, 1er août 2018.

(4) Leonid Pliouchtch, Dans le carnaval de l’histoire, page 181.

(5) Ibidem.

(6) Pierre Broué, Le Printemps des peuples commence à Prague, page 121.


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