25 octobre 1983 : L’armée américaine écrase le processus révolutionnaire et démocratique qui se développait depuis 4 ans dans l’île de la Grenade

vendredi 29 octobre 2021.
 

Il y a 36 ans, le 13 mars 1979, la première révolution de Noir-es anglophones réussissait à renverser le régime néocolonial de Sir Eric Gairy et établissait un gouvernement révolutionnaire dans l’île de Grenade.

L’importance des événements à Grenade

Cette île n’est pas plus grande que celle de Martha’s Vineyard et sa population, en 1983, aurait pu remplir le Stade du Centenaire à Montevideo, en Uruguay. Ce stade peut accueillir 108 000 spectateurs. L’importance des événements ne tient donc pas au poids démographique ou encore à l’importance économique de l’Île des épices. Elle tient à d’autres facteurs. Tout d’abord, ce fut le plus grand déploiement militaire étatsunien après la défaite du Vietnam et sa première opération à « visage découvert ». Cela pavera la voie à d’autres interventions du même ordre, notamment au Panama. L’armée de la superpuissance étatsunienne avait finalement réussi à surmonter le syndrome de la défaite vietnamienne et recomposé sa capacité d’intervention dans le monde. Ensuite, le renversement du gouvernement révolutionnaire par une faction stalinienne (ou prosoviétique dans certaines circonstances) s’est répété dans d’autres endroits, de l’Afghanistan à l’Éthiopie, en passant par le Burkina Faso. Cette récurrence n’est sans doute pas aléatoire. Elle exige réflexion et analyse, même si l’URSS n’est plus un facteur dans les processus révolutionnaires d’aujourd’hui, car les phénomènes de contre-révolutions politiques ou thermidoriens, qui mènent à des dictatures bonapartistes [2], sont vraisemblablement récursifs et, malgré des modalités et des formes qui varient, affectent tout processus révolutionnaire. En être conscient permet de penser à des mesures pour contrer ce type de contre-révolution. Enfin, cette défaite de la révolution est annonciatrice d’autres défaites, notamment en Amérique centrale et en Afrique, et du retour à l’ordre bourgeois à l’échelle mondiale, ainsi que d’une profonde désorientation dans les Antilles, plus particulièrement dans les îles anglophones.

Essor révolutionnaire et offensive contre-révolutionnaire victorieuse

La défaite étatsunienne au Vietnam en 1975 et l’incapacité de Washington d’intervenir militairement, grâce à la décomposition de son armée, a permis à plusieurs luttes de libération nationale de connaître un succès rapide, du Mozambique à la Guinée-Bissau en passant par l’Angola. Des révolutions ont éclaté un peu partout, du Nicaragua à l’Iran. Même le cœur de l’impérialisme mondial a été ébranlé, du moins à ses pourtours : les dictatures en Grèce et au Portugal ont été renversées et celle de l’Espagne a disparu avec la mort du Caudillo Franco. Un peu partout, les mouvements sociaux ont fait des gains non négligeables et les syndicats, mêmes ceux dont l’origine était de type corporatif ou catholique, se montraient combatifs. Plusieurs d’entre eux se réclamaient du socialisme et étaient tentés par l’action politique ouvrière indépendante des partis bourgeois. Bref, l’époque était plutôt favorable aux dominé-es. Et le monde aurait pu changer de base.

Un des premiers actes de la contre-révolution en marche, l’invasion militaire de Grenade, sera un élément significatif de la restauration de l’ordre capitaliste mondial, un des linéaments de la catastrophique décennie 1980, caractérisée par l’offensive réactionnaire victorieuse, laquelle imposera ce qui est désormais connu comme la mondialisation néolibérale.

Dans les pays capitalistes du Centre, les attaques contre les acquis du mouvement ouvrier ont été ponctuées par les défaites brutales des contrôleurs aériens aux États-Unis en 1981 et des mineurs en Grande-Bretagne en 1984. Les gouvernements Thatcher et Reagan ont pu dès lors imposer leurs politiques monétaristes antisociales — première mouture des politiques néolibérales —, procéder à la privatisation des services publics, affaiblir les droits sociaux et relancer les profits des entreprises. Dans les autres pays capitalistes dominants, il n’y a pas eu un écrasement du mouvement ouvrier, mais les régressions ont été importantes : le niveau de vie des salarié-es stagnait ou baissait et le salaire indirect (ou salaire social) était en recul. Le mouvement ouvrier était désormais sur la défensive. Dans les pays de la Périphérie capitaliste, on a assisté à l’enlisement puis à la défaite des processus révolutionnaires, de l’Iran au Nicaragua, de l’Éthiopie au Burkina Faso, du Salvador à l’Afghanistan. Dans les pays du « socialisme (ir)réellement existant », l’échec de la révolution en Pologne en 1981 et la reconstitution de l’ordre bureaucratique (coup d’État du général Jarulevski) assureront la prédominance des courants favorables à la restauration du capitalisme qui, en 1989, capteront à leur profit les fruits des mobilisations de masse en faveur de la démocratie politique. En 1979, à la suite de l’invasion par les troupes vietnamiennes du Cambodge des Khmers rouges, ce qui a arrêté le génocide, une guerre a opposé la République populaire de Chine au Vietnam récemment libéré. Au plan intellectuel, les adieux au prolétariat se sont multipliés, de nombreux chantres de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » maoïste ont retourné leur veste et condamné toute révolution devenue pour eux synonyme de dictature totalitaire. Le « socialisme » était désormais largement déconsidéré, ce qui au niveau idéologique a laissé le champ libre aux forces réactionnaires.

L’analyse de la révolution et de la contre-révolution à Grenade peut nous aider non seulement à comprendre les dynamiques internes au processus tumultueux de la prise du pouvoir par les dominé-es et de la construction d’une nouvelle société, mais également les moyens mis en œuvre par les dominants pour restaurer l’ordre bourgeois.

L’invasion

Près de cinq ans après une révolution qui, sans effusion de sang, avait réussi à vaincre le pouvoir bourgeois néocolonial de Sir Eric Gairy, chef du Grenada United Labour Party, et permit d’importantes améliorations des conditions de travail et de vie, l’impérialisme le plus puissant de la planète imposait par les armes sa contre-révolution. Il a fallu 7 000 hommes de troupes pour venir à bout de l’aspiration à l’indépendance, à la démocratie et au socialisme des Grenadien-nes, ce qui représente un GI pour 14 habitants. C’est l’équivalent du débarquement de 830 000 marines à Cuba. Les troupes étatsuniennes avaient comme auxiliaires 300 soldats et policiers de la Barbade et d’autres îles de la Caraïbe, lesquels ont été maintenus à l’arrière des combats. Toutefois, cela a conféré à l’opération Urgent Fury une « couverture multinationale » visant à légitimer l’agression contre-révolutionnaire.

Le 25 octobre 1983, à cinq heures du matin, commençait l’invasion de Grenade. Les combats ont duré quelques jours. Le camp grenadien comptait 1 500 soldats ainsi que 700 Cubains, en majorité des ouvriers du bâtiment, et 60 conseillers militaires originaires de l’URSS, de la Corée du Nord, de l’Allemagne de l’Est, de la Bulgarie et de la Libye. La résistance à l’envahisseur a été suffisamment importante pour que l’armée étatsunienne ait été obligée d’envoyer sur place deux bataillons supplémentaires. Il y a eu 19 morts et 116 blessés au sein des troupes américaines ; 45 militaires grenadiens ont été tués et 358 blessés ; 24 Cubains ont trouvé la mort, 59 furent blessés et 638 faits prisonniers [3].

Préparée longtemps à l’avance [4], l’invasion a profité de l’opportunité créée par l’affaiblissement de la révolution à Grenade à la suite du renversement par un coup d’État du Gouvernement révolutionnaire populaire (GRP).

Le 12 octobre Maurice Bishop a été arrêté et démit de ses fonctions de Premier ministre sous l’accusation de comploter pour assassiner Bernard Coard. Le 19 octobre, le peuple de Grenade s’est soulevé pour rétablir au pouvoir le GRP. Les lieux de travail ont été fermés, les rues de la capitale, St. George, ont été envahies par les manifestant-es et Maurice Bishop, qui avait été placé en résidence surveillée, a été libéré. On a estimé que de 15 000 à 30 000 personnes ont manifesté, soit l’équivalent de 1,4 à 2,8 millions de personnes au Québec. Les troupes armées fidèles à Coard ont tourné leurs armes contre la manifestation de masse, blessant et tuant de nombreuses personnes. Le nouveau pouvoir, le Comité militaire révolutionnaire (CMR), a exécuté, le 19 octobre, plusieurs dirigeant-es du New Jewel Movement (NJM), du GRP et des syndicats, notamment Maurice Bishop, Unison Whiteman, Fitzroy Bain, Jacqueline Creft, Vincent Noel et Norris Bain. Comme dans l’URSS stalinienne au tournant des années 1920 et 1930, la contre-révolution politique dévorait ses enfants : le nouveau pouvoir assassinait ceux qui avaient dirigé la révolution.

L’héritage colonial

L’île de Grenade a été une colonie française puis britannique pendant plus de 300 ans. Elle a obtenu de la Grande-Bretagne son indépendance en 1974. L’héritage colonial et néocolonial auquel a fait face la révolution grenadienne était lourd : 40 % de la population était analphabète (70 % des femmes), 50 % était au chômage, 60 % habitait des maisons sans eau courante. Le revenu moyen s’établissait à 325 dollars canadiens par année, soit un dollar par jour. Quelque 80 % des exportations (cacao, noix de muscade et banane) étaient orientées vers l’Europe, 75 % des importations alimentaires en provenaient. L’infrastructure industrielle était dérisoire : sur 120 entreprises recensés en 1977, la moitié embauchait moins de cinq personnes. En 1978, le secteur manufacturier n’employait que 6 % de la force de travail et contribuait dans une proportion encore plus faible au PNB. La principale industrie de l’île était la brasserie qui faisait travailler 76 personnes sur une base permanente. Toutefois, c’était dans les docks que l’on retrouvait la plus importante concentration de salarié-es de l’île [5].

La population rurale constituait la très grande majorité de la population. Le recensement de 1961 indiquait que plus de la moitié des terres et des plantations supérieures à 500 acres était non cultivée et que 89 % des paysan-nes ne possédait que 24 % des terres alors que 1 % des propriétaires fonciers détenait 56 % des terres [6].

En conséquence, l’émigration était très élevée. Environ 1 000 personnes quittait l’île chaque année, soit 1 % de la population. Au début des années 1980, on retrouvait quatre fois plus de Grenadien-nes en Grande-Bretagne, aux États-Unis et à Trinidad qu’à Grenade même. À cause de cette émigration massive, la pyramide d’âge était déséquilibrée : en 1980, on estimait que 47 % de la population avait moins de 15 ans. C’était donc une situation où une très forte proportion de la population était dépendante.

L’industrie touristique était déficiente, puisqu’il n’y avait aucun aéroport international, ce à quoi le gouvernement révolutionnaire a voulu pallier. Cela été l’un des prétextes invoqués par les autorités étatsuniennes pour envahir Grenade. Une publication du ministère de l’Agriculture des États-Unis soulignait, en 1971, qu’étant donné la qualité et la quantité incertaines des produits locaux, les hôteliers importaient leurs produits, surtout des États-Unis, pour desservir leur clientèle [7].

L’État néocolonial

L’indépendance politique de 1974 n’a pas changé les problèmes auxquels faisait face la population. Grenade restait pour la Grande-Bretagne une source de produits agricoles traités et empaquetés par des compagnies britanniques. Le gouvernement Gairy, déjà en place sous l’administration coloniale directe, est resté au pouvoir après l’indépendance. Dans les années 1950, Gairy avait obtenu un appui populaire en tant que dirigeant de la lutte pour l’indépendance et organisateur de la syndicalisation des travailleurs agricoles. Profitant du pouvoir, il s’est construit un petit empire dans les biens mobiliers, le tourisme et le commerce. Son gouvernement nationaliste bourgeois a permis à quelques Grenadiens et surtout à lui-même de s’enrichir rapidement. L’État néocolonial a été utilisé essentiellement pour créer une nouvelle bourgeoisie nationale. Comme au Nicaragua de Somoza, l’État n’était pas un instrument du capitalisme collectif [8], mais servait surtout à intervenir en faveur d’une coterie limitée de nouveaux bourgeois liés de très près au despote et largement inféodée à ce dernier. L’État était un instrument de « concurrence déloyale » [9]. Après la prise du pouvoir, le NJM a condamné toute forme d’expropriation (nationalisation sans indemnisation) et de nationalisation comme du « gayrisme » puisque Gairy utilisait ce type d’intervention étatique pour éliminer ses concurrents.

Malgré l’interventionnisme économique de Gairy, l’économie grenadienne restait dominée par le capital financier britannique, canadien et étatsunien. Afin de défendre son régime corrompu, Gairy a fait passer une série de lois contre le droit de grève et les libertés démocratiques. En 1967, il a mis sur pied le Mongoose Gang, un corps répressif équivalent à celui des Tontons Macoutes haïtiens [10]. Despote illuminé, Gairy a tenté à chacune de ses interventions à l’Assemblée générale de convaincre l’ONU de mettre sur pied une agence de surveillance des ovnis.

L’insurrection

« Nous reconnaissons à Grenade, tout comme les impérialistes le reconnaissent, que sans la révolution cubaine de 1959, il n’y aurait pas eu de révolution en 1979 ni à Grenade ni au Nicaragua. » Maurice Bishop [11]

En 1973, la fusion du Movement Assemblies of the People (MAP), dirigé par Maurice Bishop et Kendrick Radix, et du Joint Endeavor for Welfare, Education and Liberation (JEWEL), dirigé par Unison Withman, a donné naissance au New Jewel Movement. Cette organisation était animée aussi bien par des militant-es se réclamant du marxisme que du Black Power. L’influence de la révolution cubaine était notable ainsi que celle des luttes de libération nationale d’Angola et de Guinée-Bissau [12]. La base du MAP était essentiellement urbaine, tandis que celle du JEWEL était rurale.

Le processus d’accession à l’indépendance de Grenade a été marqué par le durcissement du régime. Le 18 novembre 1973, lors du « dimanche sanglant », le Mangoose Gang s’est attaqué aux dirigeants du NJM. Comme au Nicaragua en 1979, des éléments de la bourgeoisie sont entrés en dissidence et ont appelé avec le NJM à une grève générale en janvier 1974. Le 21 du même mois, lors d’une manifestation violemment réprimée, la police a assassiné le père de Maurice Bishop. Le droit de grève a été suspendu pour les employé-es des services publics et des restrictions ont été portées aux libertés démocratiques.

Dès sa formation, le NJM a montré une capacité importante de mobilisation. Ses réunions de masse réunissaient plus de 10 000 personnes. Il a exigé la démission de Gairy et la participation des travailleurs et des travailleuses au processus d’indépendance. Très rapidement, la nouvelle organisation a initié et mené les luttes ; plusieurs de ses membres dirigeaient les syndicats.

En 1976, le NJM a fait alliance avec deux formations politiques bourgeoises, le Grenada National Party et le United People’s Party. Cette « People Alliance », basée sur un programme minimum de réformes, a obtenu 48,5 % du suffrage populaire et six sièges de députés, dont trois pour le NJM. Les élections ont toutefois été entachés de fraudes, de répression et d’interdictions. Toutefois, Maurice Bishop était désormais le chef de l’opposition officielle.

La semaine précédant l’insurrection du 13 mars 1979, les dirigeants du NJM ont appris que Gairy complotait pour les faire assassiner. C’est cette information qui a provoqué l’insurrection.

Le 13 mars, une cinquantaine de militant-es du NJM en armes ont pris le contrôle d’une caserne (True Blue) et de la radio. L’appel à l’insurrection a été entendu : un millier de salarié-es ont participé à une grève générale tandis que des centaines d’autres ont investi des commissariats de police et d’autres lieux stratégiques. Les forces répressives ont été paralysées. Le coût humain de l’insurrection a été limité à trois morts dont un accidentel. Le 20 mars, 20 000 personnes, soit un habitant sur cinq, ont fêté le renversement du régime de Gairy.

Membre de l’Internationale socialiste, le NJM avait développé un programme axé avant tout sur les revendications démocratiques et anti-impérialistes (d’où cette possibilité d’alliance avec des partis bourgeois). Il faisait la promotion d’une économie mixte. À l’origine, le NJM ne visait pas la construction d’une société socialiste.

Le NJM était lié de très près au People’s National Party de la Jamaïque, dirigé par Michael Manley. En 1979, deux dirigeants du NJM ont publié un livre qui citait l’expérience de la Jamaïque sous Manley comme preuve de la possibilité d’une voie gradualiste non-capitaliste de développement [13]. Maurice Bishop exprimait en ces termes le programme de son gouvernement, qui comptait des représentants de la bourgeoisie : « Nous disons clairement que le secteur privé a un rôle à jouer. Mais nous disons aussi clairement que toutes les sociétés et tous les hommes d’affaires doivent respecter les droits des ouvriers. Nous sommes un gouvernement ouvrier. » [14]

Jusqu’à sa défaite en novembre 1980 au profit du très réactionnaire Jamaïca Labour Party dirigé par Edward Seaga, le gouvernement de Manley a aidé de façon importante le GRP. En dépit de réformes sociales importantes, l’expérience du « socialisme démocratique » jamaïquain s’est soldée par un échec, lequel a été en partie dû à l’hostilité des institutions financières internationales et à celle des compagnies multinationales de bauxite qui ont tout mis en œuvre pour précipiter sa chute ; le refus de bouleverser les institutions politiques westminstériennes du type Commonwealth britannique, a également pesé lourdement dans la balance. Plus fondamentalement, les réformes sociales se sont butées au fait que le gouvernement Manley s’est refusé de remettre en cause la source même de la domination bourgeoise : les rapports sociaux de production capitalistes. L’arrivée au pouvoir de Seaga a exercé à coup sûr une influence importante sur le sort et l’orientation de la révolution grenadienne. L’étau impérialiste se resserrait.

Du nationalisme démocratique au socialisme

Comme le Mouvement du 26 juillet à Cuba en 1959, le NJM défendait un programme démocratique et un ensemble de mesure sociales, économiques et politiques progressistes compatibles avec le système capitaliste.

Le parallèle avec Cuba éclaire le processus enclenché par l’insurrection à Grenade. Dans un article du magazine Coronet de février 1958, Castro déclarait qu’il n’avait pas l’intention d’exproprier ou de nationaliser les investissements étrangers : « J’en suis venu personnellement à considérer les nationalisations comme, au mieux, un instrument encombrant. Elles ne semblent pas renforcer réellement l’État, alors qu’elles affaiblissent l’entreprise privée. Et, plus important encore, toute tentative de nationaliser globalement mettrait en difficulté l’élément principal de notre programme économique – l’industrialisation au rythme le plus rapide possible. C’est la raison pour laquelle les investissements étrangers seront toujours les bienvenus et seront toujours ici en totale sécurité. » [15]

À l’origine du Mouvement du 26 juillet, un programme nationaliste démocratique, mais qui par des mesures successives imposées par la situation, s’est transformé en un programme socialiste. Parvenu au pouvoir, Castro, avec l’aide des libéraux bourgeois ralliés, donnait toutes les garanties au capitalisme : droit à la propriété et libertés institutionnelles. L’appareil d’État ainsi que la partie de l’ancienne direction militaire ralliée à Castro sont restés en place. Les premières mesures du gouvernement de Castro ont été de bannir les jeux d’argent, de réprimer la prostitution et de saisir les propriétés de Batista et de ses copains. Elles ont été suivies par une modeste réforme agraire laquelle était conforme à la constitution bourgeoise de 1940. Le gouvernement a également procédé à une baisse des bas loyers de 50 %, ainsi que des tarifs du téléphone et de l’électricité, ce qui lui a valu quelques accrochages avec les compagnies étatsuniennes de l’électricité et du téléphone. À cette époque, Castro niait non seulement toute intention révolutionnaire, mais condamnait également de façon explicite le communisme [16]. Le premier gouvernement, qui a été constitué de diverses personnalités libérales, ne comprenait aucun dirigeant de la guérilla. Il s’agissait de toute évidence de présenter un visage rassurant à l’opinion bourgeoise cubaine et internationale, particulièrement étatsunienne.

À Cuba, le passage au socialisme a été largement déterminé par la réaction impérialiste. Le nouveau gouvernement cubain a fait face aux multiples tentatives de Washington de le soumettre au moyen de pressions économiques. Au lieu de vilement céder, comme nombre d’autres gouvernements du tiers-monde, le pouvoir a commencé par exproprier des industries comme la United Fruit Compagny, leur proposant une compensation uniquement fondée sur la taxe foncière que ces dernières s’étaient arrangées pour maintenir artificiellement basse. Quand les raffineries de pétrole détenues par les multinationales ont refusé de traiter le brut soviétique et que Washington a supprimé le quota de sucre, Castro a exproprié en août 1960 les avoirs des États-Unis à Cuba : des raffineries de sucre (Cuban American Sugar Co.), des compagnies pétrolières (Texaco et Standard Oil), la compagnie d’électricité (General Electric), celle des téléphones (ITT), Coca-Cola et les grands magasins (Sears Roebuck). En octobre, le gouvernement a nationalisé toutes les banques ainsi que 382 entreprises, soit 80 % des industries du pays. Ces nationalisations ont liquidé la bourgeoisie en tant que classe. Ce n’est que le 16 avril 1961 que Castro a annoncé que la révolution avait été socialiste.

Ces années ont donc vu un pouvoir défendant la propriété privée des moyens de production se transformer en un pouvoir la supprimant. Non prévue au départ, cette rupture avec la bourgeoisie a été l’aboutissement d’une lutte pour l’indépendance réelle du pays face à l’impérialisme. Il y a eu transcroissance d’une révolution nationale démocratique en révolution socialiste [17]. Cette transcroissance est plutôt exceptionnelle, car la plupart des gouvernements issus d’une lutte de libération nationale ont pris le chemin de la consolidation du pouvoir bourgeois national et, pour cela, nombre d’entre eux ont été transformés en dictatures. La règle qui veut qu’une bourgeoisie faible ait besoin d’un État fort s’est vérifiée à de trop nombreuses reprises.

Le processus révolutionnaire à Grenade

Le fait que le pouvoir ait été conquis par un processus urbain insurrectionnel a déterminé le type d’État mis en place. L’ancienne armée régulière ainsi que le Mongoose Gang ont été désarmés et dissous. Ils ont été remplacés par le People’s Revolutionary Army et par une milice populaire. Les bandes armées de l’État néocolonial ont été détruites au profit du peuple en arme. En effet, la milice qui a été créée pour défendre l’île en cas d’intervention militaire étrangère incorporait une fraction importante de la population.

Sous l’impulsion du NJM, la mobilisation populaire et l’auto-organisation des masses ont connu un réel développement. Les droits démocratiques ont été élargis. Dès 1979, le taux de syndicalisation est passé de 30 à 90 % [18]. Des organisations nationales de la jeunesse, des femmes, des brigades de travail communautaire et des organisations d’éducation permanente ont été mises sur pied et ont rapidement obtenu une influence de masse.

Les budgets de 1982 et de 1983 ont été adoptés après une large discussion publique. Le GRP a créé un ministère de la Mobilisation nationale pour dynamiser les organes de participation populaire. Au printemps 1981, six conseils de district ont été formés pour discuter tous les mois, en présence des ministres concernés, des propositions gouvernementales et des doléances de la population. Par la suite, ces six conseils ont été subdivisés en 30 conseils de zone, puis en conseils de mini zone. Les organes de coordination des mini zones étaient des structures représentatives qui devaient désigner en leur sein les délégué-es à une assemblée de district qui, de la même manière, éliraient les représentant-es à l’Assemblée nationale.

La nouvelle constitution en préparation visait à institutionnaliser cette démocratie directe populaire. Les principes sous-jacents de ce projet étaient les suivants : démocratie directe pour favoriser une participation populaire permanente ; transformation de Grenade afin d’assurer un meilleur niveau de vie aux travailleurs et aux travailleuses ; construction d’une société juste ; garantie contre toute violation des droits démocratiques ; pratique de comptes-rendus publics par les responsables ; droit de révocation en tout temps desdits responsables. Dès le début, le GRP a réduit le nombre de ministres et diminué d’un tiers leur traitement et allocations diverses [19]. Les ministres devaient aussi, pour la première fois à Grenade, payer l’impôt sur le revenu.

Le GRP était en train de mettre sur pied un État ouvrier ; un État fondé sur l’auto-organisation des masses laborieuses ; un État de la majorité pour la majorité ; un État des classes exploitées et opprimées.

Les mesures politiques, sociales et économiques prises par le pouvoir

1° La loi sur la publication des journaux en vigueur sous Gairy obligeait tout fondateur de journal à déposer 2 500 dollars US auprès du gouvernement avant d’obtenir la permission de paraître. Elle a été abolie [20]

2° La loi sur l’ordre public a été aussi abolie. Elle interdisait les hauts parleurs lors des réunions en plein air et accordait de larges pouvoirs au chef de la police pour interdire lesdites réunions [21]..

3° Les services de santé ont été améliorés et leur accessibilité étendue grâce à l’apport de 16 nouveaux médecins et dentistes cubains. De plus, le gouvernement les a rendus gratuits [22].

4° Une campagne d’alphabétisation a été lancée. Elle a réussi à réduire le taux d’analphabétisme à 2 % de la population.

5° Les droits scolaires à l’école secondaire ont été réduits de 12,5 à 3,1 dollars. Pour le primaire, le gouvernement a financé des déjeuners chauds à très bas prix.

6 ° Le prix des produits essentiels comme le riz, le sucre, l’huile et le ciment ont été réduits grâce à la mise sur pied d’un Conseil national des importations, lequel gérait le commerce extérieur de ces biens pour le compte de l’État [23]. Du lait était distribué gratuitement à des centaines de familles.

7° Le budget de 1980 a exonéré 30 % de la force de travail du paiement de l’impôt sur le revenu, tandis que le taux d’imposition des entreprises moyennes et larges augmentait.

8° En 1981-1982, les salaires ont augmenté de 10 %, mais l’inflation était de 7 %.

9° En avril 1982, les chiffres indiquaient que le taux de chômage était passé de 49 % à 14,2 %.

10° Le principe « à travail égal, salaire égal » a été introduit dans les lois en faveur des femmes. La nouvelle loi sur la maternité a accordé trois mois de congé aux femmes, dont deux payés, et a obligé les employeurs à les réembaucher. Une loi contre le harcèlement sexuel a été adoptée.

11° Quelque 75 % des familles ont reçu des prêts sans intérêt et du matériel subventionné pour rénover leurs maisons. Le plan Sandino visait la construction de 500 nouvelles maisons par année.

12° Un plan d’assurance sociale a été créé. Il couvrait les travailleuses et travailleurs à la retraite (pensions), celles et ceux victimes de maladie ou d’accidents de travail et assurait un revenu aux dépendant-es d’un travailleur ou d’une travailleuse décédé-e [24].

Une économie en transition

Au niveau économique, le GRP n’a pas confisqué les entreprises des capitalistes et les terres des propriétaires fonciers. Résultat des mesures du régime Gairy, 40 % des fermes et des plantations de plus de 100 acres, soit le tiers des propriétés cultivables, étaient déjà des propriétés de l’État. Elles ont été transformées en fermes collectives. L’absence de reforme agraire donnant la terre à ceux et celles qui la travaillent a été un facteur dans la désaffectation des agriculteurs et de travailleurs et travailleuses agricoles. Cette politique s’inspirait de la voie « non-capitaliste de développement » des théoriciens soviétiques [25], c’est-à-dire pour les pays du tiers-monde la mise en place d’une économie mixte où le secteur privé était censé coexister avec un secteur d’État important. Pour les théoriciens soviétiques, il s’agissait d’être conscients dans le tiers-monde des potentialités révolutionnaires des mouvement dirigés par la petite-bourgeoise allié avec la paysannerie, les prolétaires et les semi prolétaires ainsi que les secteurs progressistes de la bourgeoisie nationale naissante [26]. Bernard Coard et ses camarades de l’OREL (Organisation for Revolutionary Education and Liberation) ont fait du concept de la voie non-capitaliste de développement la pierre angulaire des politiques économiques du GPR. Bernard Coard était considéré au NJM, y compris par Maurice Bishop, comme le théoricien marxiste du parti.

Cette théorie de la voie non-capitaliste de développement réactualisait le concept de révolution par étapes énoncé par Staline dans les années 1920 et appliqué dans les pays coloniaux et semi-coloniaux qui, avec leurs stratégies d’alliance ou de collaboration de classe avec la bourgeoisie nationale, a été la cause de défaites révolutionnaires tragiques, notamment en Chine [27].

Les seules nationalisations réalisées ont affecté les propriétés de Gairy ainsi que la Canadian Imperial Bank of Commerce (CIBC) qui avait annoncé sa fermeture. La banque a été indemnisée. La nouvelle Granada National Commercial Bank a été installée dans les locaux de la CIBC.

Le secteur privé dominait toujours l’économie de l’île. Les trois principales banques du pays, la Barclay’s Bank, la Banque royale du Canada et la Banque de Nouvelle-Écosse ont pris une part importante au financement du projet de construction Sandino et ont accordé des prêts au GRP. Norris Bain, un dirigeant du NJM, ancien ministre de la Santé, était lui-même un gros commerçant de St. George. Néanmoins, le GRP se considérait un gouvernement ouvrier. À terme, comme au Nicaragua, un conflit entre les mesures sociales progressistes et le maintien d’un large secteur d’économie privée aurait entraîné une confrontation avec la bourgeoisie internationale et nationale. Toutefois, même si son pouvoir économique était intact, la bourgeoisie en tant que classe avait été expropriée du pouvoir politique. Plus important encore, l’État mis en place par la révolution avec ses organes de démocratie directe et ses corps armés populaires (milice et armée) était l’embryon d’un État ouvrier en construction.

Après l’invasion impérialiste, les acquis de la révolution grenadienne ont été anéantis. L’État révolutionnaire a été démantelé [28]. Les industries contrôlées par l’État ont été fermées [29]. Pour pouvoir continuer ses opérations, la Granada National Commercial Bank a dû accepter la condition de l’administration étatsunienne selon laquelle 51 % de ses avoirs devaient être vendus à des intérêts privés. Dès décembre de 1983, déjà un tiers de la population active n’avait plus d’emploi. Les services de santé et d’éducation se sont effondrés à cause, entre autres, de l’expulsion des médecins et des dentistes cubains ainsi que celle des enseignants de Trinidad, de Tobago et de Guyana.

La révolution connaissait des ratés et avait des problèmes. Ces derniers ont été multipliés et aggravés par la politique agressive et le blocus de Washington. La faiblesse du potentiel économique, le poids de la domination étrangère, notamment dans la finance, le maintien du pouvoir économique de la bourgeoisie dans les secteurs du commerce et du tourisme et des propriétaires fonciers dans l’agriculture étaient autant d’éléments accroissant les difficultés sur la voie d’une véritable indépendance économique et politique. À cela s’ajoutaient les différends et les luttes internes dans la direction du NJM, dont on a appris, après coup, qu’ils duraient depuis un an.

Le conflit interne au NJM

Selon la direction du Parti communiste cubain, les divisions au sein du NJM relevaient davantage du conflit de personnalités et de différences de conception des méthodes de direction, que de désaccords sur le fond. Selon elle, « aucune doctrine, ni principe ou position se prétendant révolutionnaire, ni division interne justifie des procédés atroces comme l’élimination physique de Bishop » [30]. Elle a condamné l’exécution de Bishop et de ses camarades et pris ses distances politiques avec le Comité militaire révolutionnaire (CMR) mis en place par Coard et dirigé par le général Hudson. Immédiatement après le coup d’État, elle a déclaré que l’impérialisme chercherait à utiliser cette tragédie pour balayer la révolution grenadienne.

Les témoignages des anciens dirigeants du NJM qui ont échappé aux assassinats, Kendrick Radix [31], George Louison et Don Rojas [32], ont confirmé l’analyse des divisions internes de la direction cubaine. Radix et Rojas ont reproché au groupe Coard de vouloir aller trop vite. Ils l’ont qualifié d’ultragauchiste et soupçonné d’être lié à des organisations staliniennes pro-Moscou comme le Workers Party of Jamaïca dirigé par Trevor Munroe. Le Workers Party a avalisé les accusations de Coard à l’endroit de Bishop et critiqué la non-intervention militaire cubaine lors du débarquement des marines étatsuniens. Pour George Louison, la révolution a été détruite de l’intérieur lors de l’accession au pouvoir du groupe Coard. Pour Fidel Castro, ce groupe ne comprenait que des « ambitieux », des « opportunistes » et des « hyènes » issus du mouvement révolutionnaire. Il l’a même comparé à Pol Pot et à Ieng Sary, responsables du génocide cambodgien : « À Cuba, depuis le tout début de la crise à Grenade, nous avons qualifié le groupe Coard, pour lui donner un nom, de groupe Pol Pot. » [33]

Le groupe Coard se désignait lui-même comme plus marxiste et plus prolétarien que le reste du NJM. Bishop et Withman étaient traités de sociaux-démocrates et de petits-bourgeois. Coard et son groupe exigeaient un fonctionnement plus léniniste (qu’eux seuls étaient à même de définir) de la direction du NJM et critiquaient Bishop pour son prétendu individualisme (one-manism) et son incapacité à travailler dans une direction collective [34].

Pour Gary Williams, Coard était un dogmatique, un « marxiste-léniniste » favorable à une politique prosoviétique intransigeante. Grâce à sa position dans le Comité organisateur, le Bureau politique et le Comité central, il a tenté de construire un parti très centralisé, hiérarchique et élitiste en conformité avec sa vision du « léninisme ». Soutenu par ses camarades de l’ex-OREL, Coard a pu attribuer à ses partisans des postes stratégiques dans le parti, les organisations de masse et les ministères [35]. Selon toute vraisemblance, Coard avait développé depuis longue date un plan concerté pour écarter Bishop du pouvoir [36].

Certains expliquent que la crise qui a détruit le GRP reposait davantage sur la déception de la faction Coard face aux transformations sociales et économiques insuffisamment rapides et aux difficultés rencontrées pour établir une structure « marxiste-léniniste » contrôlant le système [37]. D’autres laissent entendre que la division au sein du GRP n’était pas idéologique, mais reposait pour l’essentiel sur les tactiques politiques différentes et sur le problème de la discipline de parti [38]. Quoi qu’il en soit, Bishop était plus pragmatique dans son approche de la formulation des politiques et enclin à faire usage des structures de masse mises en place dans le pays pour discuter des orientations politiques, tandis que Coard préférait la prise de décisions dans un environnement très structuré [39] et réservé à une « élite » autoproclamée.

La faction Coard s’est plainte de l’effondrement du parti et des organisations de masse tout en accusant la direction du parti d’« opportunisme de droite ». Elle a exigé « un retour à la discipline et à l’organisation léniniste », une plus grande clarté idéologique et de nouvelles stratégies et des tactiques pour reconstruire du parti afin de faire progresser la révolution.

Une chose est sûre, le NJM était entré dans une période de stagnation et de d’indécision. Ses appuis de masse étaient moindres. La phase dite de « révolution nationale démocratique » était à un tournant. Pour Bishop, la solution résidait dans un effort massif pour mobiliser politiquement et pédagogiquement les masses afin de consolider cette phase, et de passer à la suivante, celle de la transition au socialisme. Le rôle du NJM était de préparer les masses diriger cette transition. Dans ce cadre, Bishop a appelé à un élargissement de la composition du parti, tandis Coard voulait rendre encore plus rigoureuses les procédures d’admission au parti. Cette contradiction – entre une vision du parti comme une organisation d’une élite « marxiste-léniniste » par rapport à celle d’une organisation de masse – a été la contradiction politique centrale divisant les deux courants. Elle a été résolue par le coup d’État. Si l’intention de Bishop était d’élargir la base du parti en vue de le lier aux organisations de masse, celle de Coard visait la centralisation du processus de prise de décisions et l’inféodation des organisations de masse, du gouvernement et du parti au Bureau politique [40]. C’était un projet typiquement bureaucratique et stalinien.

L’exemple dramatique du NJM montre une nouvelle fois les conséquences épouvantables découlant du manque de démocratie. L’inexistence d’instances démocratiques pour que les militant-es de base du parti puissent contrôler la direction du parti a permis à une petite faction sectaire et autoritaire de gagner l’hégémonie dans les organes de direction du NJM et d’éliminer les révolutionnaires de la première heure, et ce malgré l’appui de la majorité des membres du parti à ces derniers. En ce qui concerne l’État, c’était le même problème. L’absence d’instruments démocratiques a permis à cette faction de contrôler l’appareil d’État et l’armée, institution hiérarchique et bureaucratique par excellence, et d’écarter du pouvoir les dirigeants des masses populaires. Avec l’assassinat de Bishop et d’autres dirigeants du NJM, le régime a perdu sa base populaire. La démocratie n’est pas un luxe « petit-bourgeois ». Elle est l’une des conditions de la victoire de la révolution et de la construction d’une société socialiste. La fondatrice du Parti communiste allemand, Rosa Luxembourg a écrit en 1918 que « sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif ». [41]

L’affaire Escalante

Tant dans ses accusations que dans son mode d’action, le groupe Coard ressemble énormément au groupe Annibal Escalante, lequel avait dirigé le Parti socialiste populaire (PSP) de Cuba, l’ancien parti communiste pro-Moscou. À la fin de 1961, le Mouvement du 26 juillet a fusionné avec le PSP et le Directoire révolutionnaire pour créer les Organisations révolutionnaires unifiées (ORI), dans le dessein de fonder un nouveau parti, le Parti uni de la révolution socialiste.

Annibal Escalante, qui était chargé du secrétariat à l’organisation, a tenté de prendre le contrôle de ce parti, du gouvernement et de l’administration. Pour René Dumont, la défaite de cette fraction secrète a probablement évité « à Cuba une phase précoce de néo-stalinisme » [42]. Fidel Castro a été accusé comme Bishop d’être insuffisamment marxiste, d’individualisme et de s’opposer à une direction collective du parti. Pour Castro, « Escalante a converti l’appareil du Parti en un nid de privilèges […] Le noyau nommait et révoquait, ordonnait, gouvernait […] Un parti de domestiques, de vaniteux, d’orgueilleux […] Une armée de révolutionnaires dressés et domestiqués. » [43]. Escalante a utilisé sa position dans l’appareil pour construire et renforcer une fraction à partir de privilèges et de pratiques bureaucratiques. L’URSS a accueilli Escalante lors de son exil, après la défaite de sa fraction [44].

Une prise du pouvoir par Escalante aurait eu pour conséquence une purge des dirigeants de la révolution, leur assassinat éventuel, une inféodation totale de Cuba à l’URSS et une bureaucratisation stalinienne de l’État, du parti et des organisations de masse. Une telle contre-révolution thermidorienne aurait tellement affaibli le pays et démobilisé les masses que peut-être une invasion comme celle de la Baie des Cochons en 1962 ne se serait pas terminée par un fiasco pour les forces restaurationnistes et impérialistes.

Dans un discours devant les membres du ministère de la Sécurité de l’État, Ernesto « Che » Guevara tirait cette leçon de la bataille contre Escalante : « Nous nous étions engagés dans ce chemin qu’on a appelé sectaire, mais qui est encore plus stupide que sectaire : le chemin qui s’écarte des masses […] De tout ceci, nous devons non seulement tirer une leçon, mais aussi une grande vérité : les corps de sécurité, quels qu’ils soient, doivent être sous le contrôle du peuple. » [45] Cela pose une nouvelle fois la question fondamentale de la démocratie socialiste, seul instrument pour contrer la dégénérescence bureaucratique de la révolution.

Sur l’État et le pouvoir

Sans la destruction de l’appareil répressif de l’État bourgeois, il est impossible d’entreprendre la transition au socialisme. Jusqu’à présent, c’est par l’insurrection populaire qu’une telle destruction a été réalisée. Les stratégies réformistes de passage pacifique (électoral) au socialisme n’ont jamais réalisé leur ambition. Tout simplement parce qu’elles ne visaient pas cette destruction, ne convoitant que les fonctions gouvernementales. Les gouvernements ne sont pas l’État. Les gouvernements passent, la police, l’armée et les hauts fonctionnaires restent. Les appareils d’État répressifs bourgeois restés en place peuvent renverser en tout temps les gouvernements réformistes quand le besoin s’en fait sentir.

Si cette condition est nécessaire (l’insurrection), elle s’avère néanmoins insuffisante. Car l’État bourgeois ne se définit pas uniquement par ses appareils répressifs ou intégrateurs. Il s’inscrit dans des rapports sociaux de production qui lui confèrent sa nature de classe. Sans la transformation des rapports sociaux de production, un État même issu d’une insurrection populaire, reste fragile, incertain et transitoire. De tels cas de figure se sont répétés à plusieurs reprises dans les pays du tiers-monde, de la révolution algérienne où le gouvernement de Ben Bella a été renversé par un coup d’État de Boumedienne, à celle du Burkina Faso, avec le renversement de Thomas Sankara par Blaise Compaoré, en passant par Grenade. Des marxistes comme Joseph Hansen ont développé le concept de gouvernement ouvrier et paysan pour caractériser les gouvernements issus de révolutions, mais où le pouvoir d’État n’est pas encore radicalement métamorphosé par une transformation révolutionnaire des rapports sociaux de production [46]. De tels gouvernements sont nécessairement éphémères et ne peuvent durer que quelques mois voire quelques années : soit ils sont renversés par un coup d’État comme en Algérie et au Burkina Faso, soit comme à Cuba ils approfondissent la révolution en détruisant le pouvoir socio-économique de la bourgeoisie étrangère et nationale ainsi qu’en bouleversant de fond en comble les rapports sociaux.

Les situations révolutionnaires se caractérisent par des situations de double pouvoir. À Grenade, il y avait d’un côté le gouvernement ouvrier et paysan du NJM, issu d’une insurrection qui avait détruit les principaux appareils répressifs de l’État néocolonial, de l’autre le pouvoir socio-économique de la bourgeoise impérialiste et nationale. Cette contradiction ne pouvait durer éternellement. Le conflit de classe devait se résorber dans un sens ou dans l’autre. Malheureusement pour les dominé-es, l’impérialisme a frappé là où le maillon a été affaibli par un coup d’État stalinien. Il a pu ainsi effectuer sa reconquête contre-révolutionnaire et imposer son ordre.

POULIN Richard

Notes

[1] William Eric Perkins (« Requiem for Revolution : Perspectives in the U.S. / OECS Intervention in Grenada », Contributions in Black Studies, vol. 7, 1985), Gary Williams (« Prelude to an Intervention : Grenada 1983 », Journal of Latin American Studies, n° 29, 1995, p. 131-169) et Frédéric Morizot (Grenade, épices et poudre : une épopée caraïbe, Paris, L’Harmattan, 1988) qualifient cette faction de « prosoviétique ». Aucune preuve n’appuie le fait que le groupe Coard aurait eu des liens spécifiques ou étroits avec l’URSS ou qu’il aurait agi avec l’appui en coulisse du Pari communiste d’Union soviétique. Par ailleurs, par cette caractérisation, ces auteurs soulignent l’opposition au coup d’État du gouvernement cubain et l’influence des théories soviétiques sur la faction Coard. Le stalinisme est la forme prise par la contre-révolution politique de nature bureaucratique dans un État ouvrier. Il se caractérise par la dictature d’un parti unique où un leader autocratique impose sa politique par la répression, la terreur et l’élimination physique de ses adversaires politiques ou considérés comme tels. Le stalinisme est également un phénomène mondial : c’est la subordination du mouvement ouvrier international aux intérêts de la bureaucratie nationale de l’État postcapitaliste. La caractérisation de la faction Coard de stalinienne permet, d’une part, de mieux saisir le processus de contre-révolution politique qu’elle a opérée et, d’autre part, de mettre en évidence son mode de fonctionnement ainsi que son idéologie. Nous y reviendrons.

[2] Le concept de bonapartisme renvoie à la contre-révolution politique qui détruit les formes démocratiques du pouvoir et instaure une dictature personnelle. Il se caractérise par le fait que ce pouvoir personnel joue un rôle d’arbitre et semble par conséquent au-dessus des classes sociales en conflit. Pour Léon Trotski (Bolchevisme contre stalinisme, 1935, http://www.marxists.org/francais/tr...), le bonapartisme est « un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un “sauveur” couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion. »

[3] Ronald H. Cole, Operation Urgent Fury : The Planning and Execution of Joint Operations in Grenada 12 October-2 November 1983, Washington, Joint History Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, 1997, http://www.dtic.mil/doctrine/jel/hi...

[4] En 1981, les forces armées étatsuniennes ont simulé l’invasion de Grenade dans une île dépendante de Porto Rico. L’opération baptisée Amber and Amberines référait ouvertement à la situation géographique de Grenade et des Grenadines. Voir Maurice Bishop, « An armed attack against our country is iminent », dans Maurice Bishop Speaks, New York, Pathfinder Press, 1983, p. 282. Voir également Frédéric Morizot, op. cit., qui détaille d’autres préparatifs à l’invasion.

[5] World Bank, Current Economic Position and Prospects of Grenada, World Bank Report, Latin America and Carribbean Regional Office, 19 avril 1979, p. 19.

[6] John S. Brierly, Small Farming in Grenada, West Indies, Dept. of Geography, University of Manitoba, 1974.

[7] Ibid.

[8] Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique [1880] (http://www.marxists.org/francais/ma...), selon Friedrich Engels, « L’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée ». Rien de plus compréhensible le fait matériel et idéel que l’État soit le capitaliste collectif en idée, puisque la concurrence entre capitalistes exige un pouvoir défendant non pas les intérêts individuels des capitalistes, mais leurs intérêts collectifs généraux, y compris au détriment, à l’occasion, de capitalistes individuels.

[9] Ce qui explique au Nicaragua le ralliement d’une partie de la bourgeoisie au renversement de Somoza. Cela ne sera pas sans influence sur le processus révolutionnaire et le type d’État mis en place après le renversement du dictateur.

[10] Arnaldo Hutchinson, « The long road to freedom », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 16-23.

[11] Maurice Bishop, « Cuba, Nicaragua, Grenada : Together we shall win », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 96. Notre traduction.

[12] Maurice Bishop, « The struggle for democracy and against imperialism in Grenada », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 16-23.

[13] Richard and Ian Jacobs, Grenada : The Road to Revolution, La Havane, Casa de las Americas, 1979, p. 83.

[14] Interview de Maurice Bishop, L’Express, 27 novembre 1983.

[15] Cité par Tony Cliff, La révolution permanente déviée, http://www.marxists.org/francais/cl... cliff_19630000.htm

[16] Joseph Hansen, Dynamics of the Cuban Revolution : A Marxist Appreciation, New York, Pathfinder Press, 1978.

[17] Pour les révolutions de 1848, Karl Marx avait qualifié le processus de révolution en permanence dans son Adresse à la Ligue des communistes d’Allemagne, 1850, http://www.marxists.org/francais/ma.... Voir également Friedrich Engels, La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Éditions sociales, 1951. Ce concept a été repris et développé par Léon Trotski, De la révolution, Paris, Éditions de Minuit, 1963.

[18] Intercontinental Press, 19 novembre 1979.

[19] Dennis Sinclair DaBreo, The Grenadian Revolution, Castries (Sainte-Lucie), MAPS, 1979, p. 213.

[20] Arnaldo Hutchinson, op. cit.

[21] Ibid.

[22] Steve Clark, « Grenada’s workers and farmers government : Its achievements an its overthrow », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. XXIII.

[23] On assistait donc à la mise en place d’un embryon de monopole du commerce extérieur, instrument vital de toute forme de planification économique.

[24] « Maurice Bishop speaks to US working people », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 287-312.

[25] Plus particulièrement de V. Solodovnikov and V. Bogoslovsky, Non-Capitalist Development : An Historical Outline, Moscow, Progress Publishers, 1975 ; I. Andreyev, The Non-Capitalist Way, Moscow, Progress Publishers, 1974 ; et R. Ulyanovsky, Socialism and the Newly Independent Nations, Moscow, Progress Publishers, 1974.

[26] Clive Thomas, « “The non-capitalist path” as theory and practice of decolonization and socialist transformation », Latin American Perspectives, vol. 2, printemps 1978, p.11.

[27] Voir, entre autres, Pierre Broué, La question chinoise dans l’Internationale communiste, Paris, EDI, 1976 ; Harold Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise, Paris, Gallimard, 1967 ; Léon Trotski, Problems of the Chinese Revolution, New York, Ann Arbor, 1967.

[28] Interview de Kendrick Radix, Inprecor, n° 169, mars 1984, p. 5-9.

[29] Mohammed Oliver, Inprecor, n° 169, mars 1984, p. 3-5.

[30] « Statement of the Cuban Government and the Cuban Communist Party », dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 313-316. Notre traduction.

[31] Kendrick Radix, George Louison and Kendrick Radix Discuss : Internal Events Leading to the U.S. Invasion of Grenada, Grenada Foundation, 1984.

[32] Interview de Don Rojas, Intercontinental Press, 26 décembre 1983.

[33] « Fidel Castro on the events in Grenada », 14 novembre 1983, dans Maurice Bishop Speaks, op. cit., p. 326-342. Notre traduction.

[34] À une échelle plus restreinte, le processus de « léninisation » des organisations, c’est-à-dire de leur stalinisation, procédera au moyen des mêmes accusations. Le but était d’isoler les dirigeants fondateurs réfractaires à ce processus et de les expulser. Pierre Beaudet, dans son livre On a raison de se révolter (Montréal, Écosociété, 2008) livre un témoignage poignant sur la stalinisation (maoïsation) du groupe Mobilisation qui sera lui-même accusé d’être petit-bourgeois par les maoïstes staliniens québécois déjà organisés en parti.

[35] Gary Williams, op. cit.

[36] Manning Marable, African and Caribbean Politics : From Kwame Nkrumah to the Grenada Revolution, London, Verso, 1987.

[37] Anthony Payne, Paul Sutton et Tony Thorndike, Grenada : Revolution and Invasion, New York, St. Martin Press, 1984, p. 106.

[38] Fitzroy Ambursley et James Dunkerley, Grenada : Whose Freedom, Latin American Bureau, Research and Action, 1984, p. 55.

[39] Tony Thorndike, Grenada : Politics, Economics and Society, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1985, p. 76.

[40] William Eric Perkins, op. cit., p. 12.

[41] Rosa Luxembourg, « La révolution russe », Œuvres II, Paris, PCM, 1978, p. 84.

[42] René Dumont, Cuba est-il socialiste ?, Paris, Seuil, 1970, p. 37.

[43] Cité par Louis Dumont, ibidem.

[44] Jean Lamore, Cuba, Paris, Que sais-je ?, 1973, p. 80.

[45] Cité par Michael Löwy, « Las organizaciones de masas, el partido y el estado », dans José Luis Coraggio et Carmen Diana. Deere (dir.), La transición difícil. La autodeterminación de los pequeños países periféricos, México, Siglo XXI, 1987. Notre traduction.

[46] Joseph Hansen, The Workers and Farmers Government, New York, National Education Department, Socialist Workers Party, 1974. Ce concept très utile pour saisir ces moments révolutionnaires me semble toutefois inadéquats lorsqu’il est question du régime mis en place après la prise du pouvoir sur toute la Chine, par exemple, du Parti communiste. Voir à ce propos, Richard Poulin, La politique des nationalités de la République populaire de Chine, de Mao Zedong à Hua Guofeng, http://www.cslf.gouv.qc.ca/publicat...

* Richard Poulin

Département de sociologie et d’anthropologie Université d’Ottawa


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