De la colonisation à la décolonisation

dimanche 29 mars 2020.
 

1) De la colonisation à la décolonisation : L’analyse d’Edward Luttwak, stratégiste US

Au moment où je concevais ce livre, les milieux intellectuels occidentaux manifestaient un intérêt passionné pour le Tiers-Monde. L’atmosphère était très optimiste et l’on pariait beaucoup sur l’avenir des Etats d’Afrique et d’Asie qui émergeaient alors pour la première fois sur la scène internationale. Même l’Amérique latine bénéficiait d’un regain d’intérêt et l’on fondait sur elle de nouveaux espoirs, stimulés par la convention Kennedy « Alliance for Progress » qui, comme tous les projets de Kennedy, jouissait d’une grande publicité.

L’Afrique noire suscita indubitablement le plus grand intérêt, sur un plan souvent remarquablement émotionnel. Face aux Empires britannique et français, dont la dissolution n’était pas encore terminée, les pays d’Afrique comptaient parmi les plus récents. L’exotisme des paysages n’avait pas complètement masqué leur extrême pauvreté, mais l’absence presque totale d’une couche sociale ayant reçu une éducation apparut brutalement. Seuls quelques extrémistes de droite et le petit groupe des « Old African Hands » objectèrent que l’indépendance avait été acquise trop tôt. On relégua très vite cette petite minorité au rang des réactionnaires et des racistes. Un esprit éclairé aurait vu plus loin : ces nouveaux Etats disposaient de forces vives, celles des peuples fraîchement libérés de la léthargie du joug colonial ; leurs jeunes seraient bientôt formés et donneraient des techniciens, des professions libérales et des fonctionnaires ; avec l’aide de l’Occident, on pouvait s’attendre à une forte croissance économique qui comblerait sous peu le retard accumulé et la pauvreté générée par un système d’exploitation colonialiste. Mieux encore, on nous demanda de chercher une moralité à la conduite de ces nouveaux États. Les jeunes leaders épris d’idéaux qui avaient combattu pour l’indépendance deviendraient une grande force spirituelle sur la scène internationale.

Ces discours, je les entendais alors que j’étais encore à la London School of Economies. On les prononçait comme des évidences, sans qu’ils aient besoin d’être exacts. Je n’avais pas envie de rejoindre le petit groupe des gens de droite qui seuls s’opposaient à la dégénérescence de l’Empire britannique. Mais je trouvais l’opinion générale terriblement déconnectée de la réalité. Nos plus brillants esprits semblaient avoir perdu tout esprit critique dès que l’on abordait le sujet du Tiers-Monde. Ce n’est pas le lieu de me livrer à des conjectures sur les obscures raisons émotionnelles qui pourraient à elles seules expliquer une telle défaillance intellectuelle, mais une chose est certaine : on a laissé se répandre une vision trop favorable quant à l’avenir des pays du Tiers-Monde, alors même que les faits contredisaient de façon catégorique les notions sur lesquelles reposaient les prévisions.

(Note comaguer : Luttwak fait comme si les nouveaux pays décolonisés avaient échappé ipso facto à la domination coloniale)

Ce n’est pas la pauvreté de ces Etats qui m’a rendu sceptique sur leur avenir et tout à fait pessimiste quant à leur participation à la vie internationale. La pauvreté n’interdit pas nécessairement de réussir sur le plan culturel, voire social. De toute façon, certains pays - d’ailleurs parmi les moins prometteurs - retiraient déjà d’importants revenus de leurs exportations pétrolières. Tout comme une structure administrative inappropriée, la pauvreté n’était pas une déficience fatale ; peu de choses se développent aussi facilement que la bureaucratie. Même les conséquences néfastes qui résultaient des relatives privations vécues par des populations pauvres, que les médias confrontaient à la richesse, ne me paraissaient pas si graves. Il semble que ce soit davantage la « révolution d’une croissance attendue » - un de ces concepts inventés par les intellectuels occidentaux pour justifier les exactions à venir - qui ne se soit pas réalisée.

Ces Etats avaient pourtant une déficience qui était, et demeure, fatale, une déficience qui devait inévitablement les conduire à mal gouverner leur pays et à dégrader les normes internationales : il leur manquait une véritable communauté politique. Cela, ils ne pouvaient ni le fabriquer ni l’importer. Il est difficile d’en donner une définition formelle et le mieux est peut-être de, commencer par comparer le concept de Nation à celui d’Etat.

Ces nouveaux Etats se sont constitués lorsque les autorités coloniales ont transmis leurs pouvoirs aux chefs des partis politiques qui luttaient pour l’indépendance. Plus précisément, on leur a donné le contrôle de l’armée, de la police, et de toutes les administrations qui étaient auparavant sous la tutelle coloniale. Les vieux serviteurs de l’Empire se sont alors mis au service de leurs nouveaux maîtres, officiellement pour atteindre de nouveaux objectifs. Mais leurs méthodes et leur idéologie restaient celles de l’ancien pouvoir, le pouvoir colonial ; elles étaient faites au moule de notions qui reflétaient les valeurs de cette communauté politique-là. TI n’existait aucun lien organique entre les cultures du pays et les instruments du pouvoir étatique, et il ne pourrait sans doute jamais y en avoir. D’abord, parce que coexistaient plusieurs cultures, assez différentes les unes des autres et souvent incompatibles. Ensuite, parce que les idéologies et les méthodes que ces cultures pouvaient réellement supporter étaient souvent totalement inadaptées aux besoins de la vie moderne telle que la conçoivent les Occidentaux. Le risque n’était pas que ce hiatus affaiblisse l’appareil étatique, mais au contraire qu’il lui laisse trop de liberté et de puissance.

On connaît le résultat. Ces gouvernements ont pleins pouvoirs sur les individus et les exercent grâce à l’énorme machine administrative, les transports, les télécommunications et les armes modernes. Ils ne se soumettent à aucune des lois et des principes moraux que toute communauté politique a le devoir de faire respecter, même en demandant aux violateurs d’être hypocrites. Ils ne subissent pas non plus de pressions politiques, puisque les opprimés n’ont pas les possibilités électorales des démocraties occidentales et qu’il n’existe aucune structure au sein de laquelle des actions politiques pourraient s’organiser. D’où l’idée générale qu’à l’absence de gouvernement au temps des colonies a succédé, dans tous ces nouveaux Etats, un mauvais gouvernement. Il n’est pas une transaction entre le citoyen et l’Etat qui ne fasse appel à la corruption ; une oppression subtile et persuasive a supplanté l’autoritarisme distant du colonialisme, puisque ni les bureaucrates ni les policiers ne sont contraints par la légalité - ou, à tout le moins, les procédures du légalisme -, à laquelle, en revanche, le pouvoir colonial se soumettait. Par conséquent, les exactions n’ont plus de limites et aucun citoyen ne peut s’en remettre à la loi pour assurer sa liberté, sa vie ou ses biens : celle-ci n’offre aucune protection contre ses propres gardiens.

Si le colonialisme était un crime, sa ruine fut une plus grande blessure encore lorsque des cultures fragiles, des sociétés modernes embryonnaires et des minorités sans défenses ont été livrées aux mains de dirigeants politiques s’appuyant sur la puissante machine de l’Etat moderne. Les atrocités d’Idi Amin ont été suffisamment spectaculaires pour attirer durablement l’attention des médias occidentaux. Mais sa réaction paraît légitime lorsqu’il se plaint de l’injustice dont il est victime. En effet, de l’Algérie au Zanzibar, tous les peuples d’ Afrique sont dirigés par des autocrates qui se permettent, parce qu’ils contrôlent sans entraves l’appareil étatique, de s’adonner à tous les vices, à tous les excès de pouvoir : quand l’un est alcoolique, l’autre interdit formellement toutes boissons alcoolisées sur son territoire parce qu’il les juge contraires à la religion ; quand l’un réclame ouvertement, pour satisfaire ses caprices, telle femme, tel homme, l’autre .sanctionne l’adultère par la mort ; quand l’un permet l’importation du plus futile des produits de luxe alors que le pays ne dispose pas suffisamment de devises pour acheter les médicaments de première nécessité, l’autre interdit l’importation du moindre livre alors que les devises engorgent inutilement des comptes bancaires à l’étranger. Surtout, les armes - défensives et offensives - sont utilisées systématiquement pour oppresser les populations et s’approprier, sur une échelle extravagante, la richesse publique. Quand le vice-président américain a été obligé de démissionner parce qu’il avait accepté des pots-de-vin, ou ce qui avait été assimilé à des pots-de-vin, les sommes en jeu avaient de quoi surprendre : pour si peu, dans un pays du Tiers-Monde, même un jeune ministre ne serait pas poursuivi.

Le système grâce auquel les pouvoirs publics génèrent un enrichissement personnel est universel et l’enrichissement des puissants est un phénomène éloquent que l’on retrouve partout dans le monde. Mais il existe une différence dans le fonctionnement de cette logique au sein des nouveaux Etats et elle ne tient pas seulement à une question d’échelle. Ce n’est pas un phénomène ancillaire, cela tient plutôt à la façon de gouverner des dirigeants, qui n’est tempérée par aucune discrétion. Dans ces pays, la corruption à visage découvert révèle bien toutes les conséquences d’une absence de communauté politique. Ce n’est qu’avec cette dernière que des normes efficaces peuvent émerger, des normes que chaque citoyen, en son âme et conscience, ressent. Sans communauté politique, pas de normes efficaces ; et sans ces normes, qui émanent naturellement des valeurs et des croyances de la communauté, l’Etat n’est rien d’autre qu’une machine. C’est alors que le coup d’Etat devient possible, dans la mesure où il suffit, comme avec n’importe quelle machine, de se saisir des leviers clés pour en prendre le contrôle. En écrivant sur le coup d’Etat, j’écrivais donc sur le vrai visage de la vie politique de ces nouveaux Etats.

2) Remarques sur cette "analyse" d’Edward Luttwak (Jacques Serieys)

Luttwak fait comme si les nouveaux pays décolonisés avaient échappé ipso facto à la domination coloniale)


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