À Lyon, les grèves de 1967 de la Rhodiacéta ont préfiguré « Mai 68 »

lundi 12 février 2018.
 

« Ouvriers, étudiants, unis nous vaincrons » pouvait-on lire sur des pancartes brandies par les grévistes de Mai 68. Un mouvement que Lyon a connu, un an auparavant, en version réduite, avec les grèves des ouvriers de la Rhodiacéta.

Longeant la rue Sergent Berthet, dans le 9e arrondissement de Lyon, la Rhodiacéta était spécialisée dans le textile industriel. Créée en 1922 par l’association du Comptoir des soies artificielles, elle avait le monopole du nylon. L’entreprise possédait d’autres usines, à Vénissieux, Saint-Fons, Besançon et le Péage Roussillon. L’usine de Vaise restait le bateau amiral de l’entreprise chimique. Elle a fermé en 1980.

1) Causes de la grève

Malgré le titre de « leader » dans le domaine du fil synthétique en France, la Rhodiacéta est fragilisée économiquement à la fin des années 1960.

1966 est marquée par l’augmentation des licenciements et en « 1964, déjà ça n’embauchait plus » d’après Georges Chambouvet, un ancien ouvrier de l’usine dans le livre Histoires d’une usine en grève : Rhodiacéta 1967-1968.

Mais c’est surtout en 1967 que la Rhodiacéta va vivre de grands tumultes. De nombreux ouvriers se plaignent du travail en créneau. Les premiers concernés sont « les 4/8 », c’est-à-dire les quatre équipes qui tournent sur un même poste pour travailler huit heures consécutives.

Vincent Porhel, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Lyon 1, insiste particulièrement sur ce point :

« Il faut arrêter le mythe des 30 Glorieuses. Chez les ouvriers, les conditions de travail étaient extrêmement pénibles, les salaires plutôt bas et les logements insalubres. Il y avait par ailleurs une vraie crainte du chômage. »

Une surproduction temporaire génère un chômage partiel grandissant au sein de la Rhodiacéta.

2) 25 février 1967 Une première grève d’un mois

Menacés par cet aléa du chômage partiel, les ouvriers se mettent en grève le 25 février à Besançon puis le 28 février à Lyon Vaise ; ils revendiquent une hausse des salaires. C’est le début d’une grève d’un mois.

« Le matin, on partait manifester, comme si on allait travailler », témoigne Suzanne Arnaud, une ancienne ouvrière de l’usine dans le livre « Histoires d’une usine en grève ».

Se met alors en place un grand mouvement de solidarité. Organisés en piquets de grèves, les ouvriers font des roulements pour occuper une partie de l’usine de Vaise. Certains préparent les sandwich le midi, d’autres la soupe du soir.

Cette organisation s’étend jusqu’à l’extérieur de l’usine : des travailleurs d’entreprises du groupe ou du secteur, des commerçants et les habitants du quartier de Vaise apportent leur soutien. Cette mobilisation permet notamment de collecter aliments et argent pour les familles.

La grève prend fin le 23 mars, les travailleurs obtiennent une hausse du salaire de 3,8 % à partir du mois d’avril.

Mais le chômage partiel est toujours une réalité. Le 26 septembre, la direction de l’usine décide de réduire la durée hebdomadaire du travail de 44 à 40 heures, ce qui implique une diminution des salaires et le non-remplacement, et annonce le non-remplacement des départs à la retraite.

3) 6 décembre 1967 Nouvelle grève Manif retransmise à la télé

Trois mois plus tard, le 6 décembre une annonce cristallise de nouveau la colère des travailleurs de la Rhodiacéta. La direction décide de baisser la prime d’intéressement de 19,5 % à 9 % et envisage la suppression de 2 000 emplois d’ici 1969.

Les ouvriers se remettent en grève le 6 décembre. Le mouvement dure trois jours.

Fortement médiatisé, ce mouvement social passe à la télé comme on le voit dans ce reportage télé repris par l’INA. On voit ces travailleurs manifester, déterminés, qui traversent le pont de la Guillotière au bout duquel les forces de l’ordre bloquent le passage.

Les travailleurs de la Rhodiacéta se retrouvent à manifester le 13 décembre, lors de la journée d’action nationale pour l’abrogation des ordonnances et la sauvegarde de la Sécurité sociale. Au milieu des banderoles « La santé pour tous », « La sécu est à nous », ils portent leurs propres revendications.

Après avoir imposé un lock-out (ou fermeture) le week-end du 15 décembre, la direction de l’usine informe les travailleurs le 18 décembre du licenciement de 97 personnes.

Malgré le fort soutien des syndicats et les recours en justice, aucun salarié n’est réintégré. La prime quant à elle, reste à 9 %.

4) Les grèves de 1967 préparent-elle « Mai 68 » ?

En pleine chute, l’usine Rhodiacéta de Lyon est de nouveau concernée par les grèves de mai 1968. Les étudiants viennent aux portes de l’entreprise pour chercher les ouvriers qui occupent, cette fois-ci, la totalité de l’usine.

Beaucoup d’anciens ouvriers qui ont témoigné dans le livre « Histoires d’une usine en grève » disent ne pas avoir vécu la grève de 68 comme celles de 67, car « ce n’était pas la leur ».

« Les ouvriers et les étudiants se sont parlés de chaque côté du portail, au porte-voix. Les ouvriers ont eu le sentiment qu’on venait leur apprendre la révolution », raconte l’historien Vincent Porhel.

Pour Marc Collin, ancien technicien chimiste au sein de la Rhodia « Ce qui s’est passé en 67 à la Rhodia a servi de réflexion aussi bien aux syndiqués qu’aux non syndiqués pour les grandes grèves de 68 : les grandes idées de 68 avaient déjà été débattues à la Rhodia en 67 ».

L’historien Vincent Porhel, qui vient de publier « Mai 68 à Lyon, deux décennies contestataires », va dans le même sens : les grèves de 1967 « tranchent avec les précédentes ». Il relève trois éléments qui sont « annonciateurs » de Mai 68.

Le mode de contestation violent : les manifestants se frottent aux CRS. « On voit dans les archives que les agents des renseignements généraux font remonter que la CGT peine à tenir ses troupes. Et ça étonne les RG », raconte Vincent Porhel.

La présence de l’extrême gauche : même si elle est minoritaire, la CFDT-Rhodiacéta (qui est à cette époque un syndicat de contestation) est dirigée par des membres du PSU. « Ces nouveaux syndicalistes tiennent un discours, précise l’historien. Ils portent des revendications également qualitatives, sur la question autogestionnaire, en parlant de la « fin de la monarchie dans l’entreprise ».

Le spontanéisme générationnel : les ouvriers sont jeunes. « Ils sont moins ancrés dans la geste ouvrière contrôlée par la CGT, poursuit Vincent Porhel. Un grand nombre a également l’expérience de la Guerre d’Algérie. Ce qui nourrit leur contestation. Cela aboutit à un refus croissant de l’autorité à l’œuvre dans la société gaullienne, avec l’idée qui émerge, que l’on peut se prendre en main ».

Mais l’historien relativise :

« Ce mouvement n’englobe pas Mai 68. Principalement parce que, en mai, la dynamique d’occupation et la dimension politique étaient plus fortes ».


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