« Gérer, Réformer, Transformer ? quel rapport de la gauche au pouvoir ? » (Lionel Jospin, 27 août 2006 à La Rochelle)

samedi 27 août 2011.
 

... Comme vous me l’avez demandé, je traiterai devant vous du rapport de la gauche au pouvoir et puis, je serai disponible pour le débat.

« Gérer, réformer, transformer ? quel rapport de la gauche au pouvoir ? ». Vous avez bien choisi les termes.

Gérer, parce que, au pouvoir, nous sommes en charge de tous les problèmes du pays. Nous ne pouvons en éluder aucun, nous devons agir mieux que ne le fait la droite. Confrontés aux intérêts particuliers, nous devons rechercher l’intérêt général, et aussi l’intérêt national, sans oublier ceux que nous avons vocation à défendre. Nous agissons dans un cadre européen et dans un monde dur où s’impose pourtant à nous un devoir de solidarité.

Réformer, car nous sommes de la longue lignée des socialistes réformistes. Et, déjà, là les choses se compliquent. Réformer, c’est corriger, c’est changer en mieux. Mais que doit-on corriger et où est le mieux ? Il y a un vif débat sur cette question, non seulement entre les réformateurs en chambre et les politiques, mais aussi entre la droite et la gauche.

La droite a son propre usage du mot réforme. Pour elle, cela signifie de plus en plus remettre en cause des avantages acquis et des conquêtes sociales du monde du travail sous prétexte de modernisation et d’adaptation à la compétition internationale. A ses yeux, le contrat à durée indéterminée est un handicap et le contrat précaire une nécessité. D’où la réforme dite du CPE que, par votre mouvement, vous avez envoyé...à la réforme. Autre sens du mot.

Pour la gauche, les réformes sont faites,en principe, pour améliorer le sort du plus grand nombre, pour aller vers une société plus juste. Mais peut-on à chaque fois accorder davantage ? prenons l’exemple des retraites. Quand le nombre des retraités augmente régulièrement par rapport au nombre des actifs, il est inévitable de consentir des efforts. La différence ne peut porter sur l’effort ou l’absence d’effort. Elle doit porter sur la répartition des efforts.

Transformer, parce que c’est la justification même du socialisme. Nous sommes un mouvement politique de transformation sociale. Nous savons que celle-ci ne peut plus prendre la forme d’une révolution violente. Cette transformation doit être démocratique, graduelle et contrôlée. L’aspiration à réduire l’inégalité entre les hommes et à élargir les chances d’épanouissement personnel de chacun reste notre exigence. Mais la complexité de nos sociétés, l’internationalisation de l’économie, la faculté pour les citoyens de dire non dans un processus démocratique, le mélange constant, en France, du désir de changement et la peur des réformes, tout cela rend très délicat la conduite des transformations. D’autant que s’y ajoute l’impétuosité du mouvement des sciences et des techniques, qui n’est ni de droite, ni de gauche, et qu’il faut à la fois favoriser et maîtriser.

A ces trois termes, j’en ajouterais un autre : conquérir. Car avant de gérer, de réformer, de transformer, il nous faut reconquérir le pouvoir que nous avons perdu. Et ce ne sera pas chose facile, malgré l’échec de la droite au pouvoir. En politique, rien n’est automatique.

Mais parlons justement de l’accès au pouvoir.

Les questions de la conquête, de l’exercice du pouvoir ont été longuement débattues au XIX et XX émes siècles dans le mouvement ouvrier et socialiste. Ces questions portaient tout à la fois sur les formes de la prise du pouvoir : pacifiques ou insurrectionnelles ? sur ces modes d’occupation : respectueux des cadres légaux et acceptant l’alternance ou provoquant un bouleversement irréversible ? Sur les finalités du pouvoir : imposer une société totalement nouvelle- ou supposée telle- ou améliorer progressivement de façon plus ou moins ample la société existante ?

Ce débat a opposé, en France et ailleurs, les réformistes et les révolutionnaires, les socialistes et les communistes, le socialisme démocratique et le léninisme.

Mais il a été tranché par l’histoire. Les révolutions violentes dirigées par des avant-gardes débouchant sur la dictature de partis uniques fondée sur la terreur policière ont provoqué d’immenses tragédies et ont entraîne de nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation. La Révolution soviétique qui a eu un tel poids sur les imaginaires, loin d’avoir été irréversible a débouché, après 70 ans de glaciation, sur une restauration capitaliste sauvage et sur un système politique ou l’autoritarisme dénature la démocratie. Tout devrait donc être clarifié.

Pour tant le rapport de la gauche au pouvoir reste complexe.

Le parti socialiste et le parti radical de gauche ont pleinement intégré la problématique du pouvoir d’Etat. Ils sont des partis de gouvernement. Ce qui ne veut pas dire que le parti socialiste doive renoncer à être une force de transformation. Car gouverner permet justement de transformer.

Le parti communiste reste ambivalent. Le PC a intégré sans état d’âme la culture du pouvoir local avec le nécessaire réalisme qui s’y attache. Je n’ai jamais entendu un maire ou un président de conseil général communiste se représentant aux élections dire que sa gestion a été un « échec » ou une « déception ». Localement, les communistes défendent leur bilan ou ceux des équipes de gauche auxquelles ils appartiennent, sont fiers de ce qu’ils ont fait et n’ont pas d’hésitation pour demander aux citoyens de les réélire. Par contre, au niveau de l’exercice du pouvoir d’Etat et de l’action gouvernementale, les dirigeants communistes restent par principe dans une attitude « critique » voire négative. J’ai parfois envie de demander à Marie George Buffet, qui fut cinq ans ministre de mon gouvernement, ce qu’elle avait bien pu faire - et je sais qu’elle a fait beaucoup, avec mon plein soutien- pour ne pas en être fière et en jamais parler ! Or comment gagner des élections, si ceux qui ont conduit une action ensemble la renient au lieu de la défendre ? Là aussi, un changement culturel est nécessaire.

Les Verts sont un courant politique plus récent et ont participé pour la première fois à un gouvernement en 1997, avec la gauche plurielle. Leurs ministres ont vraiment participé. Mais le mouvement des Verts par ses formes d’organisation et ses modes de fonctionnement semble encore mal préparé à l’exercice des responsabilités, y compris parfois au niveau local.

L’extrême gauche, quant à elle, escamote la question du pouvoir, pour tenter d’échapper en vain à ses contradictions. La LCR ou LO n’osent plus revendiquer publiquement la vieille conception léniniste de la prise révolutionnaire du pouvoir par une avant-garde : eux, j’imagine.... Par ailleurs, elles refusent de participer avec les forces de gauche à un pouvoir donné par l’élection. Elles dénoncent l’action des partis de gauche quand ceux-ci gouvernent. Mais elles s’indignent de la politique de la droite quand celle-ci est revenue aux affaires en partie grâce à leur dénonciation. On est en plein vide, en pleine incohérence, théorique et pratique. Les solutions, pour les milieux populaires et la jeunesse, ne peuvent venir de là.

Revenons donc à la gauche qui, face à la droite, accepte la responsabilité du pouvoir. Comment renforcer nos chances de la retrouver, de l’exercer bien et de la conserver ?

D’abord, en étant aussi exigeants que possible dans nos propositions. Les électeurs de gauche appartiennent en général à des catégories sociales qui ont plus besoin que d’autres qu’on améliore leurs conditions d’existence. Nous ne pouvons donc venir au pouvoir pour gérer en laissant la société en l’état. C’est pourquoi, les passages de la gauche au pouvoir en 1936, 1945, 1956, 1981, 1988 et 1997 se sont traduits par des avancées sociales et des réformes significatives.

Mais il est plus difficile de transformer que de conserver. La droite a été à plusieurs reprises réélue entre 1958 et 1981. Aucune majorité de gauche n’a été reconduite après 1981, pas plus en 1986 et en 1993 qu’en 2002. Et si la droite a été battue en 1988 et en 1997, c’est peut-être qu’elle s’était mise à secouer la société et qu’elle était devenue plus réactionnaire que conservatrice. Dès lors, elle inquiétait. Espérons que la « rupture » professée par M. Sarkozy nous aidera à faire subir le même sort à la majorité sortante !

En 1997, nous avons été exigeants dans nos engagements. Nous avons rompu avec l’orthodoxie économique, nous avons rejeté la résignation face au chômage, nous avons mené une politique volontariste en matière économique et sociale, tout en faisant des réformes de société et en rénovant les pratiques politiques.

Certes, la cohabitation a créé de la confusion et nous n’avons pas échappé à l’usure du pouvoir. Et si la partie s’est mal terminée, cela ne signifie pas que, pendant cinq ans, nous l’avons mal conduite.

Peut-être faut-il rappeler que le Gouvernement de M.Juppé a été carbonisé en deux ans ; que ceux de M. Raffarin et M. de Villepin ont été, pour l’un défait en 18 mois, pour l’autre affaissé en dix. De cette façon déjà, s’est marquée une différence entre la gauche et la droite. Les mauvaises périodes des présidences de J.Chirac ont été celles où nous n’étions pas au pouvoir. C’est une consolation....toute relative. C’est pourquoi je suggère à ceux qui veulent assurer la suite au pouvoir, surtout quand ils sont au parti socialiste, de traiter la période de 5 ans pendant laquelle nous avons gouverné avec la gauche comme un socle sur lequel s’appuyer, y compris pour aller plus loin, et non comme une phase qu’il faudrait occulter, ou pire, avec laquelle il faudrait prendre ses distances en empruntant parfois des arguments à l’adversaire. A procéder ainsi, on servirait la droite en nous affaiblissant. Etant attaché à la valeur travail, je propose de valoriser le travail fait.

Surtout essayons de montrer, à partir du projet...socialiste que nous avons adopté avec quelles exigences renouvelées aussi fortes qu’en 1997 ou plus fortes, nous pourrons obtenir, à nouveau, la confiance des Français et revenir aux responsabilités.

Etre exigeants ne dispense pas d’être réalistes.

Le monde dans le quel nous vivons est dur, inégal et instable. L’Europe, préservée du malheur n’en est pas moins bloquée. L’humeur collective des Français est morose et incertaine. La relation de nos concitoyens à la politique est dégradée. Alors, veillons à ne pas nourrir cette dégradation. Cela suppose de défendre le rôle fondamental des partis dans la vie démocratique et le caractère irremplaçable d’une formation militante et de libre débat comme le parti socialiste et le...MJS.

C’est ce que vous avez fait vous-mêmes dans le mouvement contre le CPE, en respectant les organisations syndicales et les coordinations, mais en vous affirmant sans crainte comme un mouvement politique de jeunes engagé dans l’action. C’est pourquoi vous avez été à l’aise partout.

Si la gauche gagne en 2007, elle héritera d’une situation des finances publiques et de la sécurité sociale dégradée. Nous ne devrons pas nous enfermer dans une politique économique rigoriste, mais nous ne pourrons faire n’importe quoi. Je pense par exemple au problème des retraites -plus grave à terme pour vous que pour moi- sur lequel nous ne pourrons pas nous dispenser de faire nos propres propositions.

Réussir suppose de passer de façon cohérente des promesses de campagne aux actes de gouvernement. Pour cela, un parti politique fort et respecté est aussi indispensable quand vous êtes au pouvoir...et peut être aussi pour vous y amener. J’ai eu la chance d’avoir un tel parti à mes côtés et j’en remercie une fois encore F.Hollande qui a poursuivi sa route à notre tête. Ce parti, je l’ai moi-même pleinement respecté et écouté. Je souhaite que mes successeurs éventuels puissent renouveler une telle relation.

Nous aurons plus de chances de gagner, de réussir et d’être reconduits aux responsabilités si les socialistes et la gauche restent ensemble. Cela suppose l’unité bien sûr, le respect des partenaires et le sens du collectif. Mais cela implique aussi d’admettre le relativisme de l’action politique. Il y a une chose que j’envie à la droite : c’est sa capacité à défendre, bec et ongles, ce qu’elle a fait. Elle peut aussi se diviser et parfois avec violence. J’espère qu’elle le fera encore. Mais je ne l’ai jamais vue battre sa coulpe ou pratiquer l’auto flagellation en public. Si le défaut de la droite, c’est le cynisme, la faiblesse de la gauche, c’est la mauvaise conscience. On trouve encore présente dans la gauche française une nostalgie révolutionnaire ou une culture de la faute qui la pousse à ne pas savoir assumer ce qu’elle fait, même quand elle fait bien. Je suis absolument persuadé que si toute la majorité plurielle avait défendu devant les Français, prêts à être convaincus, ce que nous avions fait ensemble, nous aurions pu gagner la présidentielle, puis les législatives.

Je voudrais maintenant traiter de quelques questions que votre Président Razzy Hammadi m’a suggéré d’aborder.

La première : « en quoi la pratique du pouvoir de la gauche se distingue-t-elle de celle de la droite ? »

Si je me limite, pour faire court, à la comparaison des années 1997-2002 et 2002-2006, le contraste est net :

-  d’un côté, un volontarisme en politique économique tourné vers la croissance (avec pour conséquence le rétablissement des équilibres) ; de l’autre, une orientation économique passive, résignée et, pour tout dire, libérale.

-  d’un côté, une conception économique et une vision sociale conçues ensemble (Martine Aubry chargée de la politique sociale était associée étroitement à la définition de la politique économique au côté de Dominique Strauss-kahn) ; de l’autre, une politique économique et financière confiées à deux patrons de grandes entreprises et à un oiseau de passage pour qui le social est considéré comme un handicap pour l’économie ;

-  d’un côté, un gouvernement qui, à l’encontre de la tendance naturelle de l’économie capitaliste à secréter des inégalités, a décidé des mesures positives pour les milieux populaires : réduction du temps de travail sans diminution des salaires, emplois jeunes, très nombreuses créations d’emplois (notamment dans les services publics), couverture maladie universelle, allocation personnalisée d’autonomie...etc. ; de l’autre, une politique fiscale favorisant outrageusement les catégories déjà privilégiées ;

-  d’un côté, une priorité majeure accordée à la lutte contre le chômage avec deux millions d’emplois créés en 5 ans (record historique pour la France) et une baisse du chômage de 900 000 personnes ; de l’autre, très peu de créations d’emplois (100 000 en 4 ans) et une baisse récente du chômage qui s’explique essentiellement par l’effet démographique et les interventions statistiques. Il y a moins de chômeurs théoriques et plus de Rmistes effectifs.

-  d’un côté, une politique de lutte contre l’insécurité mais non séparée de la dimension sociale et urbaine qui enserre les problèmes d’insécurité : police de proximité, emplois jeunes dans les quartiers, politique de la ville. Mais il est vrai que l’augmentation de la délinquance et la difficulté d’une partie de la gauche à prendre en compte la sensibilité des milieux populaires à l’égard de l’insécurité au quotidien nous ont desservis ; de l’autre, une politique qui proclame que la lutte contre l’insécurité est une priorité mais qui a laissé prospérer sa forme la plus dangereuse : les agressions contre les personnes, une politique qui a accru les tensions sociales et humaines, en particulier dans les quartiers les plus fragiles (on l’a vu avec les flambées de violence). On avait la police de proximité, on a maintenant les hélicoptères et les caméras !!

-  d’un côté, des réformes de société, avec la parité, le PACS, prenant en compte et favorisant l’évolution des mentalités ; de l’autre, un discours autoritaire et paternaliste, dans l’immobilisme.

-  d’un côté enfin, une approche républicaine du pouvoir d’Etat : respect de l’indépendance de la justice, pas d’interventionnisme dans les médias, objectivité dans les nominations de hauts fonctionnaires, réduction du cumul des mandats, respect du Parlement, inexistence des scandales et des affaires ; de l’autre, un interventionnisme sur les institutions dites indépendantes et une approche clanique du pouvoir. Or de ce point de vue, tout indique que N.Sarkozy serait plus effréné que J.Chirac.

2éme question : « quel partenariat avec les forces de gauche au pouvoir ? »

En 1997, surpris par la dissolution, notre projet était prêt et nos candidats désignés, mais nous n’avions pas encore eu le temps de négocier un contrat de gouvernement avec tous nos partenaires potentiels. C’est la campagne législative et la victoire qui ont fait la « majorité plurielle ».

Entre 1997 et 2002, les échanges ont été constants entre les cinq composantes de la majorité : discussion collective chaque semaine dans la réunion des ministres, rencontres régulières entre les leaders des formations politiques de la majorité et moi-même, contacts fréquents entre les groupes parlementaires, liens réguliers entre les responsables des partis de gauche.

Le gouvernement a respecté pleinement le Parlement et s’est appuyé sur sa majorité : plein usage des questions d’actualité, aucune utilisation de l’article 49-3, discussion approfondie avec la majorité sur les projets gouvernementaux. Mais j’ai eu deux exigences absolues : le budget de l’Etat et la loi de financement de la sécurité sociale devaient être votés. Ma vison était : liberté et solidarité.

Cette solidarité a été bien vécue pendant 4 ans mais s’est affaiblie pendant la dernière année et tout cela s’est défait dans la campagne présidentielle.

Aujourd’hui, dans l’optique des prochaines échéances, plusieurs questions se posent :

-  quel équilibre trouver entre le parti le plus important, le nôtre, qui seul peut gagner mais ne peut gagner seul, et ne doit pas être dominateur, et les partis ayant moins de suffrages nécessaires à l’ensemble ; ils doivent être respectés, mais ils ne peuvent imposer leurs conditions parfois contradictoires (ex : le nucléaire) ou exercer un chantage à la défaite et exacerber leurs critiques sous peine d’interdire toute dynamique unitaire et de laisser nos concitoyens désorientés (en particulier à gauche) ;

-  faut-il un programme commun pour gouverner ? pas dans le sens de 1972 mais une plate-forme ? c’est souhaitable parce que cela fonde un contrat ; c’est difficile parce que chacun a son identité et que, paradoxalement, la présidentielle, qui devrait rassembler, désormais disperse ; j’ai parfois l’impression que chacun tire argument du fait qu’il n’y en a pas, sans faire d’effort pour qu’il y en ait ; disons qu’un accord sur des grandes orientations avant la présidentielle et les législatives serait sûrement utile.

-  faut-il des candidatures communes à l’élection présidentielle ? Nous avons fait deux expériences opposées. Une candidature unique autour de François Mitterrand en 1974 : cela n’a pas suffi à assurer la victoire. 5 candidats des partis de la majorité plurielle en 2002 : cela a garanti l’élimination de la gauche au premier tour. Un dispositif du type de celui de 1995 avec un candidat commun du PS et de deux autres partis, un candidat communiste et un candidat écologiste me parait bien préférable. Il fait sa part à la diversité et évite l’excès de dispersion. Je sais que François Hollande et Daniel Vaillant y travaillent. Un climat fraternel entre les candidats de gauche est par ailleurs indispensable, si l’on veut espérer créer une dynamique unitaire. Sinon, il ne faut pas se montrer surpris de se retrouver face à la droite au pouvoir pour constater les dégâts.

3éme question : « quel rapport aux médias, aux lobbies et au mouvement social ? »

-  aux médias :

Nous devons respecter l’indépendance de la presse et ne pas chercher l’interventionnisme. Je sais que la droite pratique un mélange de copinage et d’intimidation. Mais il faut garder une éthique et un style différents. En même temps, nous devons préserver notre propre indépendance, affirmer l’importance des partis politiques en démocratie, protéger ce qui fait l’essence précieuse du parti socialiste (et du MJS) : une libre organisation de militants ; refuser que quiconque décide de l’extérieur, à notre place, mais peser nous-mêmes nos décisions et faire nous-mêmes nos choix.

-  aux lobbies :

Pendant mon gouvernement, ils ont défendu leurs intérêts, mais nous ne leur avons pas été soumis. Nous étions dans une situation d’indépendance à l’égard du patronat. Le MEDEF nous a beaucoup contesté. Or, nous ne sommes pas indifférents aux chefs d’entreprise ni ignorants des réalités économiques. Mais un gouvernement digne de ce nom a ses propres objectifs et ses devoirs vis-à-vis des Français. La droite est au contraire dans une situation de consanguinité avec le patronat car, aux liens personnels multiples et étroits s’ajoute la parenté idéologique autour du libéralisme. Cela aboutit à une confusion du pouvoir économique et du pouvoir politique où des catégories sociales sont sacrifiées et où l’intérêt général se perd. La gauche doit préserver la France de ce risque.

-  au mouvement social :

Il n’y a pas eu de grand mouvement social sous mon gouvernement du type de ceux contre la réforme des retraites ou contre le CPE. Ce n’est pas un hasard. Il y a eu naturellement des conflits dans des entreprises mais qui concernaient la politique de leurs dirigeants. Il y a pourtant un conflit que je veux évoquer, à cause de sa dimension humaine et de sa force symbolique, au début de la législature : je veux parler du mouvement des chômeurs. Loin d’être indifférents à celui-ci ou de compter sur son pourrissement, nous avons discuté en direct à Matignon avec leurs représentants et répondu à une demande légitime. Plus globalement, je crois qu’il faut sans doute pour l’avenir, trouver un nouvel équilibre entre la loi et le contrat, entre ce qui relève du législateur et ce qui est négocié entre les partenaires sociaux.

Dernière question qui m’a été suggérée : « comment la gauche peut-elle rendre le pouvoir au citoyen tout en l’exerçant ? »

C’est une des questions les plus difficiles de la démocratie. Un pays où l’abstention est forte n’est pas un pays où les citoyens réclament plus de responsabilités. Nos élus véritablement engagés dans l’exercice d’une démocratie directe ou de la participation citoyenne (je pense à Bertrand Delanoë à Paris et à bien d’autres) savent la difficulté et les limites de cet engagement même si celui-là est authentique, car il vous confronte au jugement et à la mise en cause directe des citoyens. Mais c’est souvent une petite minorité qui participe effectivement.

La grande réforme de la décentralisation apportée par la gauche en 1982/83 a été une réponse. En transférant des compétences aux élus locaux, elle a rapproché les lieux de pouvoir et de décision des citoyens. Mais elle ne leur a pas « rendu » un pouvoir qu’ils n’avaient jamais exercé. Notre démocratie reste représentative. Vous avez d’ailleurs subtilement formulé votre question : il faudrait à la fois « rendre » le pouvoir et « l’exercer ». C’est toute la question de la relation démocratique au citoyen qui est aujourd’hui posée.

Bien sûr, il faut utiliser les techniques nouvelles de communication, tout ce qui permet de créer ce que d’aucun appellent l’inter-activité , la relation plus directe et rapide entre les individus, voire entre la société civile et les lieux de pouvoir.

Mais le tuyau ne donne pas le contenu, la technique ne remplace pas la politique. Il faut donc pour les responsables, avoir des idées, des convictions. Il faut se prononcer sur les grands problèmes du pays et donc du monde, en exposer clairement les enjeux, dire quelles seront nos décisions demain, ou aujourd’hui nos actes, afin que les citoyens soient à même de juger et, s’il le faut, de trancher. Il faut leur dire « voici mes idées, voici nos idées. Je souhaite que nous puissions les partager ». Il faut s’appuyer sur les formations politiques représentatives et d’abord sur la vôtre, tenir compte des positions des organisations syndicales, nouer les dialogues nécessaires avec les associations, consulter directement les citoyens quand le sens de la question posée est clair, utiliser les conférences citoyennes sur les questions complexes. Et, autour de positions aussi claires et articulées que possible, permettre aux citoyens de juger pleinement au moment des élections : telle reste l’essence de la politique démocratique.

La gauche, dans les mois qui viennent, va à nouveau solliciter la confiance des Français. Peut-être sera-t-elle demain au pouvoir. Il lui faut en poser nettement les enjeux. Récemment, j’en ai évoqué quatre.

Le premier, et l’enjeu majeur, c’est le travail et l’emploi. Cela suppose une politique économique vigoureuse, c’est-à-dire de gauche. Le marché ne résoudra pas tout à lui seul. L’initiative publique est nécessaire, comme c’est le cas dans tous les pays en expansion aujourd’hui. Nous le savons : l’héritage du quinquennat sera mauvais ; il nous faudra donc à la fois rééquilibrer et relancer la machine économique, retrouver les équilibres par la croissance, muscler notre appareil productif, répondre aux aspirations des Français, en somme être efficaces et justes. Le défi de la mondialisation doit être relevé, mais en tirant notre modèle national vers le haut par le progrès scientifique et l’innovation et non en l’alignant vers le bas (par la précarisation) sur les pays à bas salaires et à faible protection sociale.

Le deuxième enjeu concerne la République et, par elle, la restauration de l’autorité de l’Etat, le respect de la loi et la sécurité des personnes. Comment tenir un discours crédible sur l’ordre nécessaire, comment inciter chacun, notamment les plus jeunes ou les plus maltraités par la vie, à obéir aux lois si tant de responsables et de décideurs défendent leurs privilèges au-delà de toute décence ? L’école, le savoir, le talent, la culture doivent être valorisés face à la médiocrité, à la vulgarité et à la démagogie. Pour assurer la sécurité, il faut à la fois prévenir et réprimer et aussi, éduquer, réduire les discriminations, restaurer les cadres de vie. Ce sera plus aisé à faire, si sont respectés dans toutes les couches de la société les droits et les devoirs qui fondent la vie en commun.

Le troisième enjeu est international. Il s’agit d’assurer l’influence et le prestige de la France et de lui redonner un rôle moteur en Europe. La paralysie actuelle de l’Union n’est pas due seulement à une panne institutionnelle mais d’abord à un manque de perspectives et de sens. Nous ne devrons pas nous aligner sur le libéralisme économique déjà si influent à Bruxelles, mais nous centrer sur les problèmes essentiels du continent : la croissance durable, l’emploi, la coordination des politiques économiques, le rôle des services publics, la recherche et la formation, les alliances industrielles, la protection de l’environnement, la défense des intérêts de l’Union et de ses populations, nos responsabilités à l’égard des pays pauvres et la régulation des flux migratoires, la défense et la sécurité du continent. L’Europe doit être inspirée par ses peuples, affirmer son identité et son modèle. Quant à la France, elle ne peut faire cavalier seul, elle ne doit pas rechercher les postures, elle doit être pleinement européenne mais, face à l’extraordinaire complexité des réalités internationales et face aux simplisme qui marque trop souvent la politique américaine, elle doit être parmi les pays qui pensent le monde librement.

La quatrième concerne le progrès et l’avenir. Le progrès est-il encore possible ? Beaucoup de Français en doutent. Comment convaincre nos compatriotes qu’un progrès collectif est encore possible ? Il faut déjà donner une priorité absolue à la recherche fondamentale et appliquée pour faire, de la France, en quelques années, une nation pilote en matière de science et de technologie. L’emploi en dépend. Il faut aussi instaurer un juste partage des fruits de l’activité économique et de la richesse nationale afin que renaissent dans notre pays la conscience d’un destin collectif et l’espoir d’avenirs individuels, en particulier pour vous les jeunes.

Concilier économie et écologie, croissance durable et protection de la nature, justice sociale et épanouissement individuel, décollage des pays du Sud et changement dans nos modèles de développement, telle doit être notre ambition pour la nouvelle période historique. La rencontre de la pensée socialiste du monde moderne et de la réflexion écologiste donne naissance à une nouvelle vision. Celle-ci deviendra féconde, si elle se traduit en propositions et en actes dans un an, après l’élection présidentielle et les législatives, par un pouvoir neuf, conscient de ses responsabilités à l’égard des Français. J’espère, je sais que vous contribuerez à le faire naître.

Lionel JOSPIN


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