Grande Dépression du 21ème siècle : l’effondrement de l’économie réelle (par Michel Chossudovsky)

mardi 25 novembre 2008.
 

La crise financière s’aggrave au risque de perturber gravement le système international de paiements.

Cette crise est bien plus grave que la Grande Dépression. Tous les grands secteurs de l’économie mondiale sont touchés. De récents rapports suggèrent que le système des lettres de crédit, ainsi que le transport maritime international, qui constituent la bouée de sauvetage du système commercial international, sont potentiellement en danger.

Le « plan de sauvetage » bancaire, envisagé dans le cadre du fameux Troubled Asset Relief Program (TARP), n’est pas une « solution » à la crise, mais la « cause » de plus de débâcle.

Le « plan de sauvetage » contribue au processus de déstabilisation de l’architecture financière. Il transfère de grandes quantités d’argent public entre des mains de financiers privés au détriment du contribuable. Il conduit au dérapage de la dette publique et à une centralisation du pouvoir bancaire sans précédent. Qui plus est, l’argent du renflouage est utilisé par les géants financiers pour garantir leurs acquisitions d’entreprise à la fois dans le secteur financier et dans l’économie réelle.

En revanche, cette concentration sans précédent de puissance financière accule à la banqueroute des secteurs entiers de l’industrie et de l’économie des services, provoquant la mise au chômage de dizaines de milliers d’employés.

Les hautes sphères de Wall Street éclipsent l’économie réelle. De grandes quantités d’argent, accumulées par une poignée de conglomérats de Wall Street et leurs associés des fonds spéculatifs (hedge funds), sont réinvesties dans l’achat de biens réels.

La richesse sous forme d’argent se transforme en possession et contrôle des moyens de production réels, que sont notamment l’industrie, les services, les ressources naturelles, les infrastructures, etc.

L’effondrement de la demande de biens de consommation

L’économie réelle est en crise. L’augmentation du taux de chômage qui en résulte est propice à la baisse des dépenses de consommation, qui se répercute à son tour sur le niveau de la production des biens et services.

Aggravée par la politique macro-économique néolibérale, cette spirale descendante cumulative aboutit à une offre excédentaire de marchandises.

Les entreprises ne peuvent vendre leurs produits puisque leurs employés ont été mis au chômage. Les consommateurs, à savoir les travailleurs, ont été privés du pouvoir d’achat nécessaire au maintien de la croissance économique. Avec leurs maigres revenus, ils ne peuvent se permettre d’acheter les biens produits.

La surproduction entraîne une série de faillites

Les listes de biens invendus s’accumulent. Tôt ou tard, la production s’écroule ; l’offre de marchandises diminue à cause de la fermeture des installations de production, notamment des usines de fabrication et de montage.

Dans ce processus de fermeture d’usines, toujours plus de travailleurs deviennent des chômeurs. Des milliers d’entreprises en faillite sont chassées du paysage économique, entraînant la chute de la production.

La pauvreté généralisée et le déclin mondial du niveau de vie résultent des bas salaires et du chômage généralisé. C’est le fruit d’une économie mondiale de main-d’œuvre bon marché, largement caractérisée par les usines d’assemblage à faible salaire dans les pays du tiers-monde.

La crise actuelle étend les contours géographiques de l’économie de main-d’œuvre bon marché, provoquant l’appauvrissement de grands pans de population (dont la classe moyenne) dans pays soi-disant développés.

Aux États-Unis, au Canada et en Europe de l’Ouest, le secteur industriel entier est potentiellement en danger.

Nous avons affaire à un long processus de restructuration économique et financière. Dans sa phase initiale, débutant dans les années 1980, à l’ère Reagan-Thatcher, des entreprises locales et régionales, des exploitations agricoles familiales et de petites entreprises ont été déplacées et détruites. En retour, le boom des fusions et des acquisitions dans les années 1990 a conduit à la consolidation simultanée de grandes entités corporatives, à la fois dans l’économie réelle et dans les services bancaires et financiers.

Toutefois, dans les récents développements, la concentration du pouvoir bancaire se fait au détriment des grandes entreprises.

Ce qui diffère dans cette phase particulière de la crise, c’est non seulement la capacité des géants financiers (grâce à leur contrôle décisif sur le crédit) à créer le chaos dans la production de biens et de services, mais aussi à saper et à détruire les grandes sociétés de l’économie réelle.

Les faillites surviennent dans tous les principaux secteurs d’activité : fabrication, télécommunications, vente au détail, centres commerciaux, compagnies aériennes, hôtels et tourisme, sans parler de l’immobilier et de la construction, et des victimes de la débâcle du prêt hypothécaire à risque (subprime).

General Motors a confirmé qu’« il pourrait être à cours de liquidité d’ici quelques mois, ce qui provoquerait l’un des plus grands dépôts de bilan de l’histoire étasunienne. » (USNews.com, 11 novembre 2008.) En retour, cela pourrait se répercuter sur une série d’industries connexes. L’évaluation des pertes d’emplois dans l’industrie automobile des États-Unis va de 30.000 à plus que 100.000. (Ibid).

Aux États-Unis, les commerces de vente au détail sont en difficulté : le prix des actions des grandes chaînes de magasins JC Penney et Nordstrom s’est effondré. Circuit City Stores Inc a fait une demande de protection contre la faillite en vertu du Chapitre 11. Les actions de Best Buy, la chaîne de détaillants en électronique, ont plongé.

À la suite de l’effondrement de leurs valeurs boursières, la SA Vodafone Group, la plus grande société de téléphonie mobile, sans mentionner la SA InterContinental Hotels, sont en difficulté. (AP, 12 novembre 2008). Aux quatre coins du monde, plus de deux douzaines de compagnies aériennes ont sombré en 2008, s’ajoutant à une série de faillites de compagnies aériennes durant ces cinq dernières années. (Aviation and Aerospace News, 30 octobre 2008). Stirling, la deuxième compagnie aérienne commerciale du Danemark, s’est déclarée en faillite. Aux États-Unis, un nombre croissant de sociétés immobilières ont déjà déposé une demande de protection contre la faillite.

Dans les deux derniers mois, de nombreuses fermetures d’usines aux Etats-Unis ont entraîné le congédiement définitif de dizaines de milliers d’employés. Ces fermetures touchent plusieurs domaines clés de l’activité économique, notamment les industries pharmaceutique et chimique, l’industrie automobile et ses secteurs connexes, l’économie des services, etc

Dans les usines, les commandes ont diminué de façon draconnienne. Une étude de l’entreprise Autodata a signalé en octobre que « la vente de voitures et camionnettes avait chuté de 27 pour cent en septembre par rapport à l’an dernier. » (Washington Post, 3 octobre 2008)

Le chômage

Selon le US Bureau of Labor Statistics, 240 000 emplois supplémentaires ont été perdus seulement au cours du mois d’octobre :

« Le US Bureau of Labor Statistics du ministère du Travail étasunien a annoncé aujourd’hui que le nombre d’emplois salariés non agricoles a chuté de 240 000 en octobre, le taux de chômage passant de 6,1 à 6,5 pour cent. Tel que cela a été revu et corrigé, ces pertes d’emploi salarial en octobre suivaient celles d’août et septembre, soit 127 000 et 284 000. L’embauche(à vérifier) a baissé de 1,2 millions dans les 10 premiers mois de 2008, plus de la moitié de la baisse s’étant produite au cours des 3 derniers mois. En octobre, les pertes d’emplois se poursuivent dans l’industrie manufacturière, la construction, et chez plusieurs prestataires de services.

Parmi les chômeurs, le nombre de personnes ayant perdu leur emploi et ne s’attendant pas être rappelées au travail, est passé de 615 000 à 4,4 millions en octobre. Au cours des 12 derniers mois, la taille de ce groupe a augmenté de 1,7 millions. » (Bureau of Labor Statistics, novembre 2008)

Les données officielles ne décrivent ni la gravité de la crise ni ses effets dévastateurs sur le marché du travail, puisque beaucoup de pertes d’emplois ne sont pas signalées.

La situation dans l’Union Européenne est tout aussi inquiétante. Un récent rapport britannique indique la probabilité d’un chômage généralisé accablant dans le Nord-Est de l’Angleterre. En Allemagne, un rapport publié en octobre, suggère que 10 à 15 % de tous les emplois du pays dans l’automobile pourraient être perdus.

Des suppressions d’emplois ont aussi été annoncées dans les usines de General Motors et de Renault-Nissan en Espagne. La vente de voitures neuves en Espagne a chuté de 40 pour cent en octobre par rapport aux ventes du même mois l’an dernier.

Faillites et saisies : Une opération de pêche aux capitaux des géants de la finance

Il y a parmi les entreprises au bord de la faillite des affaires extrêmement rentables et lucratives. Question importante : qui prend le contrôle des droits de propriété des grandes corporations industrielles en faillite ?

Les faillites et les saisies hypothécaires sont des opérations de pêche aux capitaux. Avec l’effondrement des valeurs boursières, le prix de l’action des sociétés cotées subit une importante chute, qui affecte immédiatement la solvabilité et la capacité de ces sociétés à emprunter et/ou à renégocier leur dette (qui se base sur la valeur cotée de leurs actifs).

Les spéculateurs institutionnels, fonds spéculatifs (hedge funds) et autres, ont tiré profit de butins inattendus.

Ils provoquent l’effondrement des sociétés cotées grâce à la vente à découvert et autres opérations spéculatives. Ils profitent ensuite de leurs gains de la spéculation à grande échelle.

Selon un rapport publié dans le Financial Times, il est évident que l’effondrement de l’industrie automobile des États-Unis est en partie le résultat de la manipulation : « General Motors et Ford ont perdu 31 pour cent, à 3,01 dollars, et 10,9 pour cent, à 1,80 dollars, malgré l’espoir en un possible sauvetage de l’industrie au bord de la ruine par Washington. La chute est survenue après que la Deutsche Bank ait fixé un prix cible de zéro pour GM. » (Financial Times, 4 novembre 2008)

Les financiers se livrent à une débauche de magasinage. Les 400 milliardaires étasuniens de Forbes attendent dans les limbes.

Dès qu’ils auront consolidé leur position dans le secteur bancaire, les géants financiers, incluant JP Morgan Chase, Bank of America, et autres, utiliseront leurs gains inattendus et l’argent du plan de sauvetage qui leur est fourni dans le cadre du TARP, pour étendre leur contrôle sur l’économie réelle.

La prochaine étape consiste à transformer les actifs liquides, à savoir la richesse en papier monnaie, en acquisitions dans l’économie réelle.

À cet égard, Berkshire Hathaway Inc de Warren Buffett est l’un des principaux actionnaires de General Motors. Plus récemment, à la suite de l’effondrement des valeurs boursières en octobre et novembre, Buffett a renforcé sa participation dans le producteur de pétrole ConocoPhillips, sans mentionner Eaton Corp, dont le prix à la Bourse de New York a chuté de 62% par rapport à son pic en décembre 2007 (Bloomberg).

Les cibles de ces acquisitions sont les nombreuses industries très productives et les entreprises du secteur des services, qui sont au bord de la faillite et/ou dont la valeur boursière s’est effondrée.

Les gestionnaires de portefeuille ramassent les morceaux.

Propriété de l’économie réelle

À la suite de ces développements, qui sont directement liés à la crise financière, l’ensemble de la structure de propriété d’actifs de l’économie réelle est en effervescence.

La richesse en papier-monnaie accumulée par les délits d’initiés et les manipulations boursières sert à prendre le contrôle d’actifs économiques réels, en déplaçant les structures de propriété préexistantes.

Nous faisons face à une relation malsaine entre l’économie réelle et le secteur financier. Les conglomérats financiers ne produisent pas de marchandises. Ils font essentiellement de l’argent grâce aux transactions financières. Ils utilisent le produit de ces transactions pour prendre le contrôle des véritables sociétés de l’économie réelle, qui produisent des biens et des services pour la consommation des ménages. Dans une tournure amère, les nouveaux propriétaires de l’industrie sont des spéculateurs institutionnels et des manipulateurs financiers. Ils deviennent les nouveaux capitaines de l’industrie, non seulement en déplaçant les structures de propriété préexistante, mais aussi en installant leurs copains dans les fauteuils des gestionnaires des entreprises.

Pas de réforme possible dans le cadre du consensus Washington-Wall Street

Le sommet financier du G-20 à Washington le 16 novembre confirme le consensus Washington-Wall Street.

Bien que présentant officiellement un projet de restauration de la stabilité financière, dans la pratique l’hégémonie de Wall Street reste intacte. La tendance va vers un système monétaire unipolaire dominé par les États-Unis et soutenu par leur supériorité militaire.

Les artisans du désastre financier, grâce à la Gramm-Leach-Bliley Financial Services Modernization Act (FSMA) de 1999, ont été investis de la tâche d’apaiser la crise qu’ils ont eux-mêmes créée. Ils sont à l’origine de la débâcle financière.

Le sommet financier du G20 ne remet pas en question la légitimité des fonds spéculatifs et des divers instruments du négoce des dérivés. Le communiqué final comporte un engagement imprécis et vague « pour mieux réglementer les fonds spéculatifs et créer davantage de transparence dans les titres adossés à des créances hypothécaires, dans le but de stopper la glissade économique mondiale. »

La solution à cette crise peut venir uniquement d’un processus de « désarmement financier, » qui remette vigoureusement en question l’hégémonie des institutions financières de Wall Street, notamment leur contrôle sur la politique monétaire. Le « désarmement financier » nécessiterait aussi le gel des instruments du commerce spéculatif, le démantèlement des fonds spéculatifs et la démocratisation de la politique monétaire. L’expression « désarmement financier » a été inventée à l’origine par John Maynard Keynes dans les années 40.

Obama approuve la déréglementation financière

Barack Obama a adopté le consensus de Washington-Wall Street. Dans une tournure amère, l’ancien député Jim Leach, un républicain qui parrainait la FSMA en 1999 à la Chambre des représentants, conseille maintenant Obama sur l’élaboration d’une solution opportune à la crise.

Jim Leach, Madeleine Albright et l’ancien ministre des Finances Larry Summers, qui a aussi joué un rôle clef dans l’adoption de la FSMA, étaient présents le 15 novembre au sommet financier du G-20 en tant qu’équipe consultative du Président élu Barack Obama :

« Barack Obama et Joe Biden, le Président et le Vice President élus, ont annoncé que l’ancienne secrétaire d’État, Madeleine Albright, et l’ancien député républicain Jim Leach, seront disponible pour rencontrer en leur nom les délégations du G-20 lors de la réunion du sommet. Leach et Albright tiennent ces réunions non officielles pour obtenir la contribution des délégations en visite au nom du président et du vice president élus. » (mlive.com, 15 novembre 2008)

Article original en anglais, The Great Depression of the 21st Century : Collapse of the Real Economy, publié le 15 novembre 2008.

Traduit par Pétrus Lombard. Révisé par Julie Lévesque pour Mondialisation.ca.

Michel Chossudovsky est directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur d’économie à l’Université d’Ottawa. Il est l’auteur de Guerre et mondialisation, La vérité derrière le 11 septembre et de la Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial (best-seller international publié en 11 langues).


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