Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l’heure passé.
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Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
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Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
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– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
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– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.
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– Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignons nos bouches ! – C’est possible.
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– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
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Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Paul Verlaine, Fêtes galantes
Encore un jour de brume, encore un jour de pluie,
Un jour de solitude au coin d’un pâle feu !
Depuis un mois, Paris qu’aucun soleil n’essuie
Grelotte, et, l’œil tourné vers ses toits noirs de suie,
Vainement cherche au ciel une trace de bleu.
*
Perdu dans un hôtel, vaste et sombre demeure
Qu’habite autour de moi tout un monde inconnu,
Je vieillis à compter l’heure semblable à l’heure ;
Et, derrière ma vitre où le vent souffle et pleure,
Je n’ai pour horizon qu’un mur lépreux et nu.
*
Il est pourtant, il est, loin de ce grand cloaque
Où tant de jeunes cœurs maudissent leur exil,
Loin de ces toits qu’opprime une nuée opaque,
Il est des cieux d’azur, beaux comme un ciel de Pâques,
Des jardins où novembre est riant comme avril !
*
Il est des archipels qu’un vent tiède parfume,
Des caps en fleurs que dore un soleil réchauffant,
Des plages que le flot baise de son écume,
Où, sans connaître encore ni l’ennui ni la brume,
Je vécus si joyeux, quand j’étais tout enfant !
*
Il est des matelots dont les blanches nacelles
Fendent en liberté des eaux de pur cristal...
Ah ! Pour y retourner d’un élan de mes ailes,
Que ne suis-je un de vous, alcyons, hirondelles,
Qui, là-bas, voltigez dans mon golfe natal !
Recueil : Les Poèmes de la mer (1859).
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
*
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
*
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
*
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue... et dont je me souviens !
Dans ma valise
la tombe de ma mère
les quartiers de mon enfance
un peu de cette terre
qui apaise mon errance
l’eucalyptus et l’hibiscus
pour exorciser
le marronnier et le platane
et leur tristesse qui damne
Dans ma valise
Les sourires et les voix
de la poignée de vivants
qui comptent pour moi
et figent le temps
la fin du vertige
marier passé et présent
Afrique et Europe
un même continent
Kamal Zerdoumi
Bien souvent je revois sous mes paupières closes,
La nuit, mon vieux Moulins bâti de briques roses,
Les cours tout embaumés par la fleur du tilleul,
Ce vieux pont de granit bâti par mon aïeul,
Nos fontaines, les champs, les bois, les chères tombes,
Le ciel de mon enfance où volent des colombes,
Les larges tapis d’herbe où l’on m’a promené
Tout petit, la maison riante où je suis né
Et les chemins touffus, creusés comme des gorges,
Qui mènent si gaiement vers ma belle Font-Georges,
À qui mes souvenirs les plus doux sont liés.
Et son sorbier, son haut salon de peupliers,
Sa source au flot si froid par la mousse embellie
Où je m’en allais boire avec ma soeur Zélie,
Je les revois ; je vois les bons vieux vignerons
Et les abeilles d’or qui volaient sur nos fronts,
Le verger plein d’oiseaux, de chansons, de murmures,
Les pêchers de la vigne avec leurs pêches mûres,
Et j’entends près de nous monter sur le coteau
Les joyeux aboiements de mon chien Calisto !
Théodore de Banville, septembre 1841
Avant que je sois né ces sentes odorantes
Recevaient déjà l’ombre aimable de leurs ifs.
L’esprit régnait serein sur les fleurs d’amarantes
Cachant presque l’entrée du jardin aux massifs…
*
Des enfants y ont ri, jouant à cache-cache,
Ont grandi, sont partis oubliant leurs secrets
Puis revenus bien vieux revoir sans qu’on le sache
L’endroit des temps heureux qu’à mon tour j’aimerais !
* Maintenant c’est moi seul qui entends le murmure,
Accompagné de chants d’oiseaux ensorceleurs :
Deviendrai-je bientôt cette ombre de lémure
Que d’autres verront quand ces lieux seront les leurs ?
Recueil : L’Exil du jour
Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique
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Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
.
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
Les servantes faisaient le pain pour les dimanches,
Avec le meilleur lait, avec le meilleur grain,
Le front courbé, le coude en pointe hors des manches,
La sueur les mouillant et coulant au pétrin.
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Leurs mains, leurs doigts, leur corps entier fumait de hâte,
Leur gorge remuait dans les corsages pleins.
Leurs deux doigts monstrueux pataugeaient dans la pâte
Et la moulaient en ronds comme la chair des seins.
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Le bois brûlé se fendillait en braises rouges
Et deux par deux, du bout d’une planche, les gouges
Dans le ventre des fours engouffraient les pains mous.
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Et les flammes, par les gueules s’ouvrant passage,
Comme une meute énorme et chaude de chiens roux,
Sautaient en rugissant leur mordre le visage.
Émile Verhaeren, Les Flamandes
Il était beau le temps
Où mes pommettes roses
S’érigeaient au vent.
Les genoux écorchés
Par les ronces
Au bord des sentiers oubliés,
Je m’en souviens encore.
…
Les feuilles mortes
Se sont envolées,
Ont tout emporté
Avec elles,
Souvenirs et passé.
…
De l’enfant que j’étais
Il ne me reste plus que
Des rides,
Des sourires,
Des cheveux blancs.
Au vieillard devenu,
J’ai oublié le temps…
Sandrine Davin
D’un souffle printanier l’air tout à coup s’embaume.
Dans notre obscur lointain un spectre s’est dressé,
Et nous reconnaissons notre propre fantôme
Dans cette ombre qui sort des brumes du passé.
...
Nous le suivons de loin, entraînés par un charme
A travers les débris, à travers les détours,
Retrouvant un sourire et souvent une larme
Sur ce chemin semé de rêves et d’amours.
...
Par quels champs oubliés et déjà voilés d’ombre
Cette poursuite vaine un moment nous conduit
Vers plus d’un mont désert, dans plus d’un vallon sombre,
Le fantôme léger nous égare après lui.
...
Les souvenirs dormants de la jeunesse éteinte
S’éveillent sous ses pas d’un sommeil calme et doux ;
Ils murmurent ensemble ou leur chant ou leur plainte.
Dont les échos mourants arrivent jusqu’à nous.
...
Et ces accents connus nous émeuvent encore.
Mais à nos yeux bientôt la vision décroît ;
Comme l’ombre d’Hamlet qui fuit et s’évapore,
Le spectre disparaît en criant : Souviens-toi !
Louise Ackermann, Premières Poésies, 1871
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