Retour sur ATTAC : sa fondation, son type de direction, son développement, ses choix Par Bernard Cassen *

lundi 21 août 2006.
 

Attac ou l¹ « exercice illégal » de la politique

A Attac, il n¹est pas facile de prendre du recul, encore moins de faire de la prospective, tant, au cours de ses huit années d¹existence, les énergies y ont en permanence été mobilisées autour des actions du jour, du lendemain et du surlendemain que l¹actualité nationale, européenne et internationale imposait à l¹association. Même en faisant la part du caractère sensationnaliste et partisan (y compris dans ces colonnes) de la couverture médiatique de l¹assemblée générale de juin dernier à Rennes ­ qui a certes laissé de très mauvais souvenirs -, les membres d¹Attac ne sauraient désormais faire l¹économie d¹une réflexion et de débats sur les questions qui y ont été posées « en creux », à savoir quelle est la nature de leur association et qui décide en son sein.

Qui décide ? La réponse est apparemment simple : le conseil d¹administration. Et ce Conseil de 30 membres en comprend douze[1] élus par la totalité des adhérents, et dix-huit désignés par un aréopage (le Collège des fondateurs) composé d¹une soixantaine d¹organisations, syndicats et journaux (dont les sociétés éditrices de Politis et du Monde diplomatique et de personnes physiques, parmi lesquelles Bernard Langlois, à la fois acteur et chroniqueur.

Pourquoi une telle disproportion ? Pour la comprendre, il faut revenir à la genèse d¹Attac, et par conséquent à sa nature. L¹idée de créer cette association, destinée à combattre la dictature des marchés financiers en promouvant la taxe Tobin, et de la nommer Attac avait été lancée, un peu comme une bouteille à la mer, par Ignacio Ramonet dans un éditorial du Monde diplomatique de décembre 1997. Par milliers, des lecteurs du mensuel avaient aussitôt exprimé leur enthousiasme et leur exigence de la voir naître. Et de naître sous la bannière du Diplo !

Face à cette quasi sommation, et alors que nous n¹avions jamais envisagé une seconde que cette tâche nous reviendrait, nous n¹avions plus d¹autre choix que d¹entreprendre le passage de l¹idée à l¹acte. Très rapidement, nous dûmes prendre une option stratégique : Attac serait-elle une association composée uniquement de personnes physiques (et, avec le courrier reçu, nous en avions potentiellement un nombre significatif sous la main) ou une combinaison de personnes physiques et de personnes morales, c¹est-à-dire d¹organisations déjà existantes dont quelques-unes avaient spontanément fait part de leur intérêt ? Même si nous avons ultérieurement dû en acquitter le prix, les avantages de cette dernière formule étaient évidents : nous disposerions immédiatement de relais dans l¹opinion, d¹un minimum de ressources de départ et de cadres militants déjà formés.

La décision prise, il fallut constituer la liste des premiers fondateurs, et cela à partir de nos relations personnelles et professionnelles. La première personne que j¹appelai fut, je crois, Daniel Monteux au Snesup et, par son biais, les principaux autres syndicats de la FSU furent impliqués. De proche en proche, la liste s¹élargit à d¹autres syndicats, dont SUD, le SNUIPP, la Fédération des finances CGT et l¹IGICT- CGT[2]. Je contactai aussi la Confédération paysanne qui accepta aussitôt. Le tableau de famille commençait à prendre tournure. Il ne fallait pas oublier les «  nouveaux mouvements sociaux » : DAL, Droits devant, organisations de chômeurs,etc. Ni non plus la mouvance féministe et écologique. Gisèle Halimi et René Dumont acceptèrent, à titre personnel, de devenir fondateurs.

Sollicités par le Diplo, Politis, Témoignage chrétien (alors dirigé par Bernard Ginisty), Golias, et même, après un temps de réflexion, Alternatives économiques se joignirent à l¹entreprise. D¹autres organisations dont, pour certaines, je connaissais à peine ou pas du tout le nom ou le sigle, furent proposées par les uns ou les autres. On ne faisait pas dans le détail, il fallait aller vite ! Et c¹est ainsi qu¹Attac fut lancée le 3 juin 1998, autour du Diplo, par un patchwork de mouvements et personnalités. Les adhérents individuels vinrent après.

Qu¹est-ce qui pouvait bien réunir un tel éventail à première vue hétéroclite  ? Les motivations étaient diverses. Pour les petites organisations, il était gratifiant d¹apparaître sur l¹affiche à côté des grandes et d¹avoir accès à un nouvelle caisse de résonance, mais pour celles qui « pesaient » le plus, c¹est-à-dire les syndicats, il s¹agissait de disposer d¹une sorte de cercle de réflexion, d¹une « centrale » commune de production d¹expertise sur la mondialisation financière, ses conséquences et les alternatives à lui opposer : dans un premier temps les deux T d¹Attac renvoyaient à « Taxe Tobin ». Pour éviter de nous enfermer dans cette seule mesure, ils se transformèrent, dans les statuts, en « Taxation des Transactions financières".

Peu de gens imaginaient alors que les adhérents individuels, qui affluèrent rapidement, et les comités locaux qui naissaient partout en France voudraient aller au-delà de la réflexion sur la finance internationale. Beaucoup virent dans Attac un substitut au militantisme dans les partis de gauche et dans les syndicats. Ils voulaient aussi agir, et pas seulement pour la taxe Tobin. Aussi, en mars 1999, je proposai la définition suivante du profil d¹Attac : « Un mouvement d¹éducation populaire tourné vers l¹action », qui fit consensus. Progressivement, poussée par la dynamique de sa base, Attac élargit ses activités à l¹OMC, aux OGM, aux paradis fiscaux, au G8, aux Forums sociaux ; puis, à partir de 2000 à la question européenne  ; ensuite aux luttes menées en France sur les retraites, l¹éducation, la décentralisation, la Sécurité sociale, dernièrement le CPE, etc.

Dans le même temps, en totale autonomie, un réseau d¹une cinquantaine de mouvements Attac se mettait en place en Europe, en Afrique, au Japon et dans les Amériques. S¹adaptant aux contours de la mondialisation libérale, qui ne se découpe pas en tranches, Attac devenait ainsi une organisation « généraliste » et non plus spécialisée dans la seule finance. Elle prenait des positions sur un nombre croissant de domaines et réfléchissait en termes d¹alternatives globales au néolibéralisme. Elle se réduisait de moins en moins au plus petit dénominateur commun de ses structures fondatrices, dont beaucoup ne se définissaient certainement pas comme anti-libérales. Surtout, aux niveaux local, national et européen, Attac devenait une actrice à part entière, sans référence à ses structures fondatrices et, sur de nombreux thèmes, beaucoup plus influente que certaines d¹entre elles.

Le référendum du 29 mai allait en faire la démonstration éclatante. De l¹avis même des tenants du « oui », sa campagne, s¹appuyant sur un travail d¹éducation populaire sur l¹Europe entamé de longue date, fut déterminante pour le succès du « non ». Au passage, elle bouscula quelque peu certains de ses membres fondateurs : certains étaient favorables au « oui », d¹autres ne prirent que tardivement parti pour le « non », mais sans faire de campagne nationale.

La question de la place d¹Attac dans le paysage politique était désormais spectaculairement posée. Et il n¹est pas étonnant que, pratiquement au lendemain du scrutin, les attaques internes contre sa direction - qui avaient crû en intensité au fur et à mesure que l¹audience de l¹association se renforçait ­ redoublèrent de virulence.

Comme il était impossible de poser la véritable question, celle précisément de la légitimité, pour Attac, d¹être une organisation indépendante, y compris de ses fondateurs, et dotée de son projet anti-libéral propre, le tir, puissamment relayé par des médias qui n¹avaient pas pardonné le 29 mai, se concentra sur des cibles-leurres plus politiquement « vendables » : le «  style » de direction, décrit comme « autoritaire », et la prétendue volonté de cette dernière de transformer l¹association en parti.

Tout en ne négligeant pas le poids, voire le choc des personnalités, je ne connais aucune organisation moins « autoritaire », plus collégiale et plus transparente qu¹Attac : outre que ses comités locaux sont indépendants de la direction nationale, cette dernière, jusqu¹à l¹éclatement de la crise de sommet déclenchée par certains de ses membres, a toujours pris ses décisions par consensus. Pour ne prendre qu¹un seul autre exemple, son Bureau hebdomadaire est présidé à tour de rôle par chacun de ses membres (le président ne le présidant donc qu¹une fois sur douze) et ses relevés de décision sont mis en accès public sur le site la semaine suivante. Qui dit mieux ?

La polémique sur la transformation éventuelle en « parti » est encore plus artificielle. Ne serait-ce que parce qu¹Attac compte parmi ses membres de nombreux militants de formations politiques, toute velléité d¹en devenir elle-même une nouvelle serait suicidaire. Il reste qu¹est cependant posée celle de son profil dans ce champ. Ma réponse est nette : Attac ne doit pas en changer d¹un iota. Elle doit rester un mouvement d¹éducation populaire tourné vers l¹action et, ajouterai-je, se situer dans le moyen terme, dans la déconstruction intellectuelle et culturelle du néolibéralisme et dans l¹élaboration d¹alternatives globales. A cet égard, les échéances électorales ne sont pas des fins en elles-mêmes, mais des occasions privilégiées pour déplacer le curseur des positions médianes de l¹ensemble de la société vers des solutions solidaires et démocratiques.

Même ainsi, Attac piétine des plates-bandes. Elle se livre à ce que Bourdieu appelait l¹ « exercice illégal de la politique », lorsqu¹il parlait de ces responsables qui, « supportant mal l¹intrusion des profanes dans le cercle sacré des politiques, les rappellent à l¹ordre comme les clercs rappelaient les laïcs à leur illégitimité ». Nous sommes ici au c¦ur du problème : dans leur totalité, les forces d¹extrême gauche et de gauche, et cela est vrai également pour la droite, n¹ont aucune envie de voir se renforcer une organisation proposant des alternatives anti-libérales, et qui, sans pour autant se situer dans le champ électoral, trouble un jeu bien rodé dans un pré carré balisé et leur fait craindre des pertes de parts du marché politique entendu au sens large.

Les grandes organisations syndicales et quelques autres associations n¹ont pas davantage intérêt à ce qu¹Attac prenne trop d¹ampleur et se mêle de questions qu¹elles estiment essentiellement de leur ressort, et pas pour dire nécessairement la même chose qu¹elles... Elles la verraient bien retourner à son corps de métier initial - la mondialisation financière - et s¹y tenir.

Une bonne partie des membres du Collège des fondateurs d¹Attac est sur cette ligne de profil bas ou, ce qui revient au même, pour une fonction exclusive de lieu de convergence des positions des différentes composantes du mouvement altermondialiste, de réseau de réseaux, etc. Cette fonction est sans aucun doute très importante, et Attac la remplit déjà. Mais la grande masse de ses adhérents, si on leur pose la question (ce qui n¹a jamais été fait car la majorité des fondateurs s¹y sont opposés avec succès sous divers prétextes), aspireront sans doute à ce que l¹organisation dans laquelle ils militent devienne pleinement adulte et s¹émancipe de tous ses géniteurs (ou qui se sont crus tels parce qu¹ils étaient sur l¹affiche de départ), et notamment de ceux dont l¹apport se réduit à la présence à un vote lors d¹une réunion, ou une procuration de vote laissée à une autre organisation. Cela passe par une réforme de leur rôle dans l¹association.

Au lieu de vouloir continuer à la contrôler, notamment par leur poids prépondérant dans les structures de direction, ils pourraient au moins remplir le rôle statutaire qu¹ils ont jusqu¹ici complètement négligé - proposer au Conseil d¹administration les grandes orientations et lignes d¹action de l¹association - et laisser les adhérents libres de leurs choix. Ce qui leur donnerait l¹occasion de tenter de se mettre d¹accord sur autre chose que l¹opposition à une Attac vraiment indépendante, et à celles et ceux qui portent cette idée. Tels sont les enjeux du débat qui va ­ enfin ! - avoir lieu dans l¹association avant les prochaines élections au Conseil d¹administration prévues le 8 décembre prochain.

article de Politis

>> B.C. * Bernard Cassen est président d¹honneur d¹Attac. Il s¹exprime ici >> à titre >> personnel. >> >> >> [1] Une réforme des statuts qui devrait être acquise à la fin novembre >> portera ce nombre de 12 à 24. >> >> [2] En juillet 1998, Bernard Thibault, qui allait devenir secrétaire >> général >> de la CGT quelques mois plus tard, me confirma le soutien de son >> organisation et nous promit d¹appeler ses unions départementales à >> s¹impliquer. Ce qu¹il fit. >> >> >>


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