Durant mon enfance, quelques anciens du Comité républicain d’Entraygues (disparu vers 1930), entonnaient encore des refrains de Béranger. Ce chansonnier (1780-1857) symbolise la poésie républicaine et épicurienne, parfois grivoise qui mordit sans cesse les fesses des vieux cons de la Restauration légitimiste, après 1815.
1) LE MARQUIS DE CARABAS (NOVEMBRE 1816)
Air du roi Dagobert
- Voyez ce vieux marquis
Nous traiter en peuple conquis ;
Son coursier décharné
De loin chez nous l’a ramené.
Vers son vieux castel
Ce noble mortel
Marche en brandissant
Un sabre innocent.
Refrain
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Aumôniers, châtelains,
Vassaux, vavassaux et vilains,
C’est moi, dit-il, c’est moi
Qui seul ai rétabli mon roi.
Mais s’il ne me rend
Les droits de mon rang,
Avec moi, corbleu !
Il verra beau jeu.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Pour me calomnier,
Bien qu’on ait parlé d’un meunier,
Ma famille eut pour chef
Un des fils de Pépin-le-Bref.
D’après mon blason
Je crois ma maison
Plus noble, ma foi,
Que celle du roi.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Qui me résisterait ?
La marquise a le tabouret.
Pour être évêque un jour
Mon dernier fils suivra la cour.
Mon fils le baron,
Quoique un peu poltron,
Veut avoir des croix ;
Il en aura trois.
- Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Vivons donc en repos.
Mais l’on m’ose parler d’impôts !
À l’état, pour son bien,
Un gentilhomme ne doit rien.
Grâce à mes créneaux,
À mes arsenaux,
Je puis au préfet
Dire un peu son fait.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Prêtres que nous vengeons,
Levez la dîme, et partageons ;
Et toi, peuple animal,
Porte encor le bât féodal.
Seuls nous chasserons,
Et tous vos tendrons
Subiront l’honneur
Du droit du seigneur.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
Curé, fais ton devoir ;
Remplis pour moi ton encensoir.
Vous, pages et varlets,
Guerre aux vilains, et rossez-les !
Que de mes aïeux
Ces droits glorieux
Passent tout entiers
À mes héritiers.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
2) Les infiniment petits (ou la gérontocratie)
Dans cette chanson, Béranger se moque des barbons (vieux beaux ennuyeux) qui dirigent la France.
Air : Ainsi jadis un grand prophète
J’ai foi dans la sorcellerie.
Or, un grand sorcier l’autre soir
M’a fait voir de notre patrie
Tout l’avenir dans un miroir.
Quelle image désespérante !
Je vois Paris et ses faubourgs :
Nous sommes en dix-neuf cent trente,
Et les barbons règnent toujours.
Un peuple de nains nous remplace ;
Nos petits-fils sont si petits,
Qu’avec peine dans cette glace,
Sous leurs toits je les vois blottis.
La France est l’ombre du fantôme
De la France de mes beaux jours.
Ce n’est qu’un tout petit royaume ;
Mais les barbons règnent toujours.
Combien d’imperceptibles êtres !
De petits jésuites bilieux !
De milliers d’autres petits prêtres
Qui portent de petits bons dieux !
Béni par eux, tout dégénère ;
Par eux la plus vieille des cours
N’est plus qu’un petit séminaire ;
Mais les barbons règnent toujours.
Tout est petit ; palais, usines,
Sciences, commerce, beaux-arts.
De bonnes petites famines
Désolent de petits remparts.
Sur la frontière mal fermée,
Marche, au bruit de petits tambours,
Une pauvre petite armée ;
Mais les barbons règnent toujours.
Enfin le miroir prophétique,
Complétant ce triste avenir,
Me montre un géant hérétique
Qu’un monde peine à contenir.
Du peuple pygmée il s’approche,
Et, bravant de petits discours,
Met le royaume dans sa poche ;
Mais les barbons règnent toujours.
3) Le Bon Dieu
Air : Tout le long de la rivière
Un jour, le bon Dieu s’éveillant,
Fut pour nous assez bienveillant.
Il met le nez à la fenêtre :
« Leur planète a péri peut-être. »
Dieu dit, et l’aperçoit bien loin
Qui tourne dans un petit coin.
Si je conçois comment on s’y comporte,
Je veux bien, dit-il, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
Blancs ou noirs, gelés on rôtis,
Mortels que j’ai faits si petits,
Dit le bon Dieu d’un air paterne,
On prétend que je vous gouverne ;
Mais vous devez voir, Dieu merci,
Que j’ai des ministres aussi.
Si je n’en mets deux ou trois à la porte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
Pour vivre en paix, vous ai-je en vain
Donné des filles et du vin ?
À ma barbe, quoi ! des pygmées
M’appelant le Dieu des armées,
Osent, en invoquant mon nom,
Vous tirer des coups de canon !
Si j’ai jamais conduit une cohorte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
Que font ces nains si bien parés,
Sur des trônes à clous dorés ?
Le front huilé, l’humeur altière,
Ces chefs de votre fourmilière
Disent que j’ai béni leurs droits,
Et que par ma grâce ils sont rois.
Si c’est par moi qu’ils règnent de la sorte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
Je nourris d’autres nains tout noirs
Dont mon nez craint les encensoirs.
Ils font de la vie un carême,
En mon nom lancent l’anathème,
Dans des sermons fort beaux, ma foi,
Mais qui sont de l’hébreu pour moi.
Si je crois rien de ce qu’on y rapporte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
Enfants, ne m’en veuillez donc plus :
Les bons cœurs seront mes élus.
Sans que pour cela je vous noie,
Faites l’amour, vivez en joie :
Narguez vos grands et vos cafards.
Adieu, car je crains les mouchards.
À ces gens-là si j’ouvre un jour ma porte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.
4) LE VIEUX DRAPEAU (1820)
Air : Elle aime à rire, elle aime à boire
De mes vieux compagnons de gloire
Je viens de me voir entouré ;
Nos souvenirs m’ont enivré,
Le vin m’a rendu la mémoire.
Fier de mes exploits et des leurs,
J’ai mon drapeau dans ma chaumière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?
Il est caché sous l’humble paille
Où je dors pauvre et mutilé,
Lui qui, sûr de vaincre, a volé
Vingt ans de bataille en bataille !
Chargé de lauriers et de fleurs,
Il brilla sur l’Europe entière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?
Ce drapeau payait à la France
Tout le sang qu’il nous a coûté.
Sur le sein de la Liberté,
Nos fils jouaient avec sa lance.
Qu’il prouve encore aux oppresseurs
Combien la gloire est roturière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?...
Las d’errer avec la Victoire,
Des lois il deviendra l’appui.
Chaque soldat fut, grâce à lui,
Citoyen aux bords de la Loire.
Seul il peut voiler nos malheurs ;
Déployons-le sur la frontière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?
Mais il est là, près de mes armes ;
Un instant, osons l’entrevoir.
Viens, mon drapeau ! viens, mon espoir !
C’est à toi d’essuyer mes larmes.
D’un guerrier qui verse des pleurs,
Le ciel entendra la prière :
Oui, je secouerai la poussière
Qui ternit tes nobles couleurs.
5) Le déluge (publié en 1847)
Air des Trois couleurs
Toujours prophète, en mon saint ministère,
Sur l’avenir j’ose interroger Dieu.
Pour châtier les princes de la terre,
Dans l’ancien monde un déluge aura lieu.
Déjà, près d’eux, l’Océan sur ses grèves
Mugit, se gonfle : il vient, maîtres, voyez !
Voyez, leur dis-je. Ils répondent : Tu rêves.
Ces pauvres rois, (bis) ils seront tous noyés.
Que vous ont fait, mon Dieu, ces bons monarques ?
Il en est tant dont on bénit les lois !
De jougs trop lourds si nous portons les marques,
C’est qu’en oubli le peuple a mis ses droits.
Pourtant les flots précipitent leur marche
Contre ces chefs jadis si bien choyés.
Faute d’esprit pour se construire une arche,
Ces pauvres rois, ils seront tous noyés.
Qui parle aux flots ? Un despote d’Afrique,
Noir fils de Cham, qui règne les pieds nus.
Soumis, dit-il, à mon fétiche antique,
Flots qui grondez, doublez mes revenus.
Et ce bon roi, prélevant un gros lucre
Sur les forbans à la traite employés,
Vend ses sujets pour nous faire du sucre.
Ces pauvres rois, ils seront tous noyés.
Accourez tous ! crie un sultan d’Asie :
Femmes, vizirs, eunuques, icoglans.
Je veux, des flots domptant la frénésie,
Faire une digue avec vos corps sanglants.
Dans son sérail tout parfumé de fêtes,
D’où vont s’enfuir ses gardes effrayés,
Il fume, il bâille, il fait voler des têtes.
Ces pauvres rois, ils seront tous noyés.
Dans notre Europe, où naît ce grand déluge,
Unis en vain pour se prêter secours,
Tous ont crié : Dieu, soyez notre juge !
Dieu leur répond : Nagez, nagez toujours.
Dans l’Océan ces augustes personnes
Vont s’engloutir ; leurs trônes sont broyés ;
On bat monnaie avec l’or des couronnes.
Ces pauvres rois, ils seront tous noyés.
Cet Océan, quel est-il, ô prophète ?
Peuples, c’est nous, affranchis de la faim.
Nous, plus instruits, consommant la défaite
De tant de rois inutiles enfin.
Dieu fait passer sur ces fils indociles
Nos flots mouvants si longtemps fourvoyés.
Puis le ciel brille et les flots sont tranquilles.
Ces pauvres rois, ils seront tous noyés.
6) Le vieux caporal
Après avoir combattu durant toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire, un vieux caporal est outragé par un "morveux d’officier" qu’il blesse. Condamné à être fusillé, il mène lui-même le peloton au lieu d’exécution et s’adresse aux soldats qui doivent tirer sur lui :
Au pas, au pas, au pas, au pas !
Un morveux d’officier m’outrage ;
Je lui fends !... il vient d’en guérir.
On me condamne, c’est l’usage :
Le vieux caporal doit mourir ;
Poussé d’humeur et de rogomme,
Rien n’a pu retenir mon bras.
Puis, moi, j’ai servi le grand homme.
Refrain :
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !
Conscrits, vous ne troquerez guère
Bras ou jambe contre une croix.
J’ai gagné la mienne à ces guerres
Où nous bousculions tous les rois.
Chacun de vous payait à boire
Quand je racontais nos combats.
Ce que c’est pourtant que la gloire !
Refrain
Robert, enfant de mon village,
Retourne garder tes moutons.
Tiens, de ces jardins vois l’ombrage :
Avril fleurit mieux nos cantons.
Dans nos bois, souvent dès l’aurore
J’ai déniché de frais appas.
Bon Dieu ! ma mère existe encore !
Refrain
Qui là bas sanglotte et regarde !
Eh ! c’est la veuve du tambour.
En Russie, à l’arrière-garde,
J’ai porté son fils nuit et jour.
Comme le père, enfant et femme
Sans moi restaient sous les frimas,
Elle va prier pour mon âme.
Refrain
Morbleu ! ma pipe s’est éteinte.
Non, pas encore... Allons, tant mieux !
Nous allons entrer dans l’enceinte ;
Ça, ne me bandez pas les yeux.
Mes amis, fâché de la peine.
Surtout ne tirez point trop bas ;
Et qu’au pays Dieu vous ramène !
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !
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