Des économies « avec marchés ». Un point de vue marxiste (par Gérard Duménil et Dominique Lévy)+

lundi 5 novembre 2007.
 

Introduction

Dans les premières décennies de l’après-guerre, l’expression « économie de marché » servait à désigner les économies distinctes de celles des pays du « socialisme réel », dites « économies planifiées ». C’est dans cette acception que le Traité de Rome, instituant la Communauté Économique Européenne, faisait usage de l’expression en 1957 (« une économie de marché ouverte, où la concurrence est libre »). Même si le capitalisme de cette époque de compromis social n’avait pas la violence propre au capitalisme néolibéral, cette terminologie s’imposait déjà pour désigner les économies capitalistes. De fait, « économie de marché » constitue une manière détournée de dire « capitalisme ». Il est facile de comprendre le succès de cette for-mule euphémique, désormais consacrée, car parler de « capitalisme » suggère directement l’existence de « capitalistes », c’est-à-dire d’une classe sociale dominant un système hiérarchisé, alors que « économie de marché » renvoie à une société d’égaux.

Les expressions « économie de marché » et « économie capitaliste » ne peuvent, pour-tant, être jugées synonymes. On peut penser, par exemple, à une petite production marchande pré-capitaliste, même si son existence historique est incertaine. Et l’équivalence des notions ne saurait en aucun cas être postulée, lorsque référence est faite au marché dans les analyses consacrées au « socialisme de marché » !

Qu’est-ce donc qu’un marché, une économie de marché ? C’est la première question qu’on abordera (section 1) et qui conditionne les autres développements. Bien des mécanismes essentiels à la production capitalistes ne peuvent pas être compris par la seule référence au marché, même si le marché y joue un rôle. On peut résumer les thèses principales qu’on va soutenir à ce propos en deux propositions : (i) l’existence du marché ne dit rien quant aux (fonctions) objectifs des agents ; et (ii) l’existence du marché ne préjuge d’aucune théorie particulière de détermination des prix (section 2). Par ailleurs, le marché opère toujours aux côtés de l’organisation. Dans l’entreprise, et d’une manière plus générale encore au niveau de la société dans son ensemble, l’organisation constitue un second facteur de coordination des actions individuelles, d’égale importance. C’est à partir de ce couple marché/organisation, qu’on peut analyser les formes de la coordination dans le capitalisme (section 3).

L’expression « économie de marché » apparaît ainsi bien inadaptée. Il faudrait lui pré-férer la formule, plus rigoureuse : « économie avec marchés ». Le marché peut être présent ou absent, mais il ne « définit » pas la nature d’une économie. Le point est d’importance, car la compréhension des rouages du capitalisme n’est pas seule en jeu ici, également la dynamique des trajectoires historiques longues sur lesquelles les sociétés humaines sont engagées, dans le capitalisme et au-delà du capitalisme (section 4).

1 - Qu’est-ce qu’un marché ? Une économie « avec marchés » ?

La notion de marché renvoie à la confrontation d’un offreur et d’un demandeur, jouissant tous deux d’une suffisante liberté d’action. L’offreur n’est pas sûr de trouver preneur pour le bien qu’il a produit, aux conditions qu’il souhaite. Le demandeur recherche le bien qu’il veut ac-quérir, également à certaines conditions. Et c’est une caractéristique fondamentale d’un marché : rien n’est réglé par avance dans cette confrontation .

L’expression « économie de marché » a l’intérêt de suggérer la réunion de la produc-tion et de l’activité proprement commerciale. Car les processus qui se déroulent sur le marché rétroagissent sur la production et les prix affichés. Le producteur-vendeur peut juger de l’état du marché en observant les niveaux plus ou moins élevés de ses stocks d’invendus et le taux d’utilisation de ses capacités de production. Il ajuste à la hausse ou à la baisse les niveaux de sa production et de ses prix. En amont de ces mécanismes, se trouve la décision d’investir, c’est-à-dire de préparer à plus long terme la capacité de produire. L’échelle de temps change alors, mais la logique est la même : les signaux enregistrés sur le marché rétroagissent sur la production.

On comprend ici que toute l’économie n’est pas un marché.

L’investissement et la pro-duction ne sont pas purement et simplement les reflets des mécanismes de marché ; les fonc-tions objectifs des acteurs jouent un rôle central, et ce sont elles qui permettent de qualifier la nature du système économique. Dans « une économie de marché », les décisions sur les mar-chés – au moins ceux des biens et services –, quelle que soient leurs logiques, doivent être validées par une demande. Le marché est une source d’informations irremplaçable, mais le marché, en tant que tel ne détermine pas les comportements.

Les notions de validation ex post et de sanction sont centrales. Dans les décisions con-cernant l’investissement et la production, les calculs ex ante (les anticipations) jouent un rôle non négligeable ; ils se font en corrigeant les calculs précédents sur la base de nouvelles in-formations fournies par le marché. Il s’agit là d’une caractéristique essentielle : la rectification est un des principes guidant les actions. Il ne s’agit pas là d’une propriété du seul marché : on peut rectifier un plan au vu des résultats obtenus, ou on le devrait. Mais la force du marché est qu’il oblige les agents à vérifier la justesse de leurs comportements, aussi bien à court terme, en ce qui concerne la production, qu’à plus long terme, concernant l’investissement. Globalement, on peut affirmer que le marché « sanctionne » des logiques qui se définissent ailleurs que sur le marché.

On parle d’autres types de marchés que ceux des biens et services : marché « du tra-vail », ou plutôt, de la force de travail, des crédits, des ressources naturelles. Il y a beaucoup d’aspects communs entre ces différents marchés. Notamment, le demandeur y recherche ce qu’il veut acquérir. Le vendeur doit trouver un débouché pour ce qu’il veut ou doit vendre. Dans tous les cas, rien n’est garanti ex ante, et le déséquilibre est au cœur de tous ces marchés. Les différences fondamentales entre ces diverses catégories de marchés se situent du côté de la « production » : la force de travail, les crédits, les ressources naturelles ne sont pas des pro-duits. Il en résulte que les signaux émis par le marché, et les sanctions qu’il impose, n’ont pas les mêmes conséquences pour ces différents objets sociaux (ne pas vendre un produit, n’a pas le même type de conséquences que le fait de rester sans emploi pour le travailleur, ou que ne pas accorder un crédit pour une banque).

Chez de nombreux marxistes, on observe une réticence à considérer la force de travail comme une marchandise. On retrouve cette méfiance dans les analyses de Karl Polanyi, qui identifie trois « marchandises fictives » : le travail, la terre et la monnaie . En réalité, ce qui est en question est que ces trois objets sociaux ne sont pas des produits, et donc que les théories des prix qu’il faut leur appliquer sont distinctes (voir section 2).

Il ne faut pas croire qu’il y a un accord entre tous les économistes sur la manière de théoriser – de modéliser – les marchés, même le marché des produits ; la théorie du marché est loin d’être une chose consensuelle . En dépit de la simplicité des mécanismes de sanction ex post, la théorie économique orthodoxe manifeste une réticence certaine à les intégrer. Les déséquilibres de court terme (la hausse des stocks ou leur baisse, l’utilisation des capacités de production à un niveau différent de leur niveau normal) sont difficilement pris en compte. Les modèles d’équilibre de la théorie dominante ont horreur du déséquilibre et en élimine la possibilité en déterminant (par le calcul) un système de prix d’équilibre. Un modèle keynésien, comme celui dit « du multiplicateur », garantit l’égalité de l’offre et de la demande de biens et services, tout en acceptant l’hypothèse d’une utilisation quelconque des capacités de production, ce qui représente un progrès.

Ainsi dans la pensée, ou les pensées, dominante(s), la notion de « marché » en vient-elle à se confondre avec celle d’« équilibre », d’apurement du marché, d’égalité des offres et des demandes. La théorie des « économies de marché » devient la théorie de l’« équilibre de marché » ; les processus propres au déséquilibre disparaissent, seul l’équilibre demeure. Se profilent derrière ces choix théoriques des options politiques. Cette problématique est appli-quée au « marché » du travail, dans la postulation du caractère « volontaire » du chômage, dans le contexte idéologique que l’on sait.

2 - La place des marchés dans le capitalisme

La référence au marché en tant que mode exclusif de coordination est une mystifica-tion. Comme on le verra à la section 3, l’organisation y joue un rôle au moins équivalent. Mais ce n’est pas le point de vue de cette section. On s’attachera ici à rappeler que, si l’on veut interpréter les comportements des agents économiques dans le capitalisme, la seule référence au marché est complètement insuffisante : on ne peut pas justifier les fonctions objectifs des agents économiques, en particulier des entreprises, à partir de mécanismes de marché.

Un élément clef dans ces comportements capitalistes est la recherche de la rentabilité la plus élevée, la maximisation du profit – du taux de profit. Cette maximisation est présentée de manière un peu différente selon les théories. On va considérer ici la décision d’investissement dans l’analyse classique et marxienne : ce qui est souvent appelé l’« allocation du capital », c’est-à-dire l’arbitrage des décisions d’investissement (au sens large, dans toutes les composantes du capital, monnaie, stocks et capital productif) entre branches. Pour atteindre cet objectif de maximisation du taux de profit, les « capitalistes » utilisent une information qui provient du marché : les taux de profit enregistrés dans les diverses activités. C’est la rentabilité « différentielle », un écart de rentabilité entre divers usages alternatifs du capital qui est la variable clé. Davantage d’investissement se dirige vers les branches à taux de profit supérieur, et inversement si les rentabilités sont comparativement faibles. Ce mécanisme produit selon les classiques et Marx une tendance à l’égalisation des taux de profit entre branches . Les « capitalistes » peuvent être des entrepreneurs individuels, le conseil d’administration d’une société, ou des institutions financières qui jouent aujourd’hui un rôle considérable dans ces processus par leur double capacité d’appréciation des opportunités et de mobilisation de fonds importants.

Les marchés jouent des rôles distincts dans la détermination des prix :

1) Toujours selon la théorie classique et marxienne des prix dans le capitalisme, les prix observables sur les marchés (dits « prix de marché ») gravitent autour de « prix de production », indépendants de l’offre et de la demande. Ceux-ci sont déterminés par les conditions de production : technique et salaire. L’offre et la de-mande sont appréhendées comme les facteurs d’un « processus opératoire », c’est-à-dire de forces conduisant, dans la concurrence, à la prévalence des prix de pro-duction comme centres de gravitation. Cette analyse suppose la possibilité de mul-tiplier le nombre d’entreprises (abstraction faite de la disponibilité de ressources naturelles).

Aucune confrontation de l’offre et de la demande de capitaux dans une branche n’intervient ici sur un quelconque marché des capitaux pour déterminer l’investissement dans cette branche. Les capitaux sont investis en comparant les rentabilités de plusieurs branches, et – encore une fois, ex post – les taux de profit obtenus et observés sanctionnent la décision et rétroagissent sur les flux à venir. Le marché est toujours en bout de chaîne, puisque les biens et services doivent être vendus, et en début de chaîne, puisque les taux de profits doivent être calculés. Mais la décision d’investissement n’est pas un mécanisme de marché. Elle « intè-gre » des signaux du marché.

2) Marx décrit la formation du taux d’intérêt de manière opposée. Il n’existe pas de « taux normal ». Ce taux est largement le jouet de l’offre et de la demande. Marx reconnaît également que le taux d’intérêt est manipulé par les grandes banques se-lon des procédures qui préfigurent les interventions des banques centrales et les politiques qui en découlent, comme dans le capitalisme contemporain.

3) La problématique de l’offre et de la demande ne suffit nullement à rendre compte des trajectoires du salaire. La logique première de détermination du salaire réel est gouvernée par un rapport de force sans cesse renouvelé, marqué par une grande dépendance vis-à-vis des trajectoires antérieures (notamment selon l’histoire des luttes). Les multiples réglementations auxquelles ce « marché » est soumis – et qui font qu’il est peu « flexible », selon la terminologie qu’affectionne la Droite –, sont une expression de cette dépendance.

Ce caractère historique et politique de la détermination du salaire apparaît bien dans les contrastes résultant de la succession des différentes phases du capita-lisme. Notamment, depuis la Seconde Guerre mondiale, on a vu se succéder le « compromis social-démocrate » (jusqu’au début des années 1980) et le néolibéra-lisme. Dans la première phase, la recherche du plein emploi était un objectif des politiques économiques, ce qui favorisait une hausse continuelle du salaire ; dans la seconde, le chômage est instrumentalisé pour obtenir une stagnation, ou même une baisse du pouvoir d’achat. Cette période néolibérale renoue ainsi avec les tra-jectoires du XIXe siècle, où selon l’expression de Marx, « les dès [étaient] pipés » en faveur des employeurs.

4) La dépendance des conditions de production vis-à-vis de la disponibilité de res-sources naturelles (terre, minerais, sources d’énergie) crée un impact de long terme de la demande sur les prix. Dans tous les cas, les prix de marché dépendent de l’offre et la demande (ils s’ajustent compte tenu des déséquilibres). Il peut s’agir de déséquilibres en « proportions » (trop d’un produit ou d’un type de travail, et pas assez d’un autre...) ; soit de déséquilibres en « dimen-sion » : les fluctuations de la production économique marquant celles du prix des produits, du taux d’intérêt, des salaires, à travers des jeux d’offres et de demandes conjoncturels .

Au total, le marché est remis à sa place : celle de la sanction et de la rétroaction, de la détermination des « prix de marché », pas celle de l’apurement et de la détermination des prix « naturels », d’équilibre ou prix moyens. Quant à la « fonction objectif », propre au capita-lisme, elle n’a rien à voir avec le marché.

3 - L’autre mode : l’organisation

De tout temps, et en particulier dans le capitalisme avancé, les coordinations sociales ont eu recours à l’organisation, un mécanisme a priori, assignant à chaque agent ses fonctions et ses moyens, à l’intérieur d’un cadre chronologique, le tout étant défini par une autorité supérieure, qu’elle soit démocratique, basée sur la compétence et/ou l’autorité (quelle que soit la relation ambiguë entre ces deux termes). Dans le capitalisme, l’organisation s’est principalement dé-veloppée à deux niveaux : dans les entreprises et centralement, par le biais de l’intervention étatique.

Dans le capitalisme moderne , la configuration emblématique de cette coordination par l’organisation est la grande entreprise. Et on connaît l’ampleur, souvent planétaire, que revêtent ces institutions dans le capitalisme contemporain. Tout s’y règle hors marché, même si certaines pratiques du marché — comme des facturations internes, des calculs de rentabilité — y sont reproduites fictivement à des fins de maximisation du taux de profit.

C’est, par ailleurs, une trivialité que de rappeler qu’aucun marché sophistiqué ne peut fonctionner sans institutions et sans réglementation, des formes d’organisation collective cen-tralisées, souvent étatiques. Le droit, sa reconnaissance générale et son imposition, jouent ici un rôle prépondérant (droit commercial, lois et règlements définissant les différentes formes de propriété...).

La gestion de la monnaie et le contrôle de la finance relèvent aussi, et depuis leur ori-gine, d’une organisation centralisée, et n’ont jamais été régulés par le simple jeu des forces du marché. Déjà Marx décrivait le système bancaire comme l’« administrateur » du capital de prêt (ce par quoi il entendait le capital investi dans des crédits octroyés aux entreprises et les actions). Cette « administration » — plus que jamais caractéristique du capitalisme contem-porain, dans la configuration décrite par Rudolf Hilferding — fait du système financier un agent essentiel dans la dynamique du mode de production. Les auteurs de cette étude ont proposé le terme « finance » pour désigner les « fractions supérieures des classes capitalistes et leurs institutions financières, agents de leurs pouvoirs et revenus » au lieu des termes « capital financier », propres à Hilferding .

Dans le capitalisme moderne, on débouche ainsi naturellement sur le terrain des poli-tiques, et, en particulier sur le rôle des banques centrales engagées dans la conduite de poli-tiques macroéconomiques. Les objectifs sont multiples : maintien de la croissance, contrôle de la stabilité des prix, du taux de change, et gestion des risques de crises financières. L’inter-vention d’une institution à caractère étatique (en dépit des « autonomies » des banques cen-trales) est ici primordiale. Mais ce champ des politiques est très vaste : politiques industrielles, commerciales, etc. C’est un des principaux mérites de John Maynard Keynes d’avoir compris que la détermination des masses de crédit et de monnaie ne pouvait résulter d’une initiative privée, décentralisée, et d’avoir lutté pour l’établissement de procédures centrales étatiques ou paraétatiques visant à la stabilisation macroéconomique.

Même si le couple marché/organisation a toujours été requis pour rendre compte des modes de fonctionnement du capitalisme dans leur diversité, il convient de souligner la di-mension historique de ces phénomènes. Marx s’y référait sous le vocable « socialisation » : l’avancée graduelle de procédures collectives où l’organisation est centrale, par exemple, la socialisation de la production dans la grande entreprise. Au fil de l’émergence des formes modernes de gestion (portée par la révolution managériale), du développement des politiques économiques, de l’émergence d’institutions internationales, a pris corps un « capitalisme or-ganisé » , bien davantage maître de lui-même que l’apprenti sorcier du Manifeste, quoique toujours sujet aux crises récurrentes.

Outre le droit, les réglementations et les politiques, l’organisation trouve une nouvelle expression dans les interventions de l’État au sein d’un secteur « hors-marché » . Ce « hors-marché » renvoie à des mécanismes de mise à disposition de biens et services à des prix qui ne reflètent pas les coûts de production (beaucoup de services sont distribués dans des condi-tions de gratuité partielle ou totale comme l’enseignement, les services médicaux ou l’usage d’infrastructures). Encore une fois, le terme « marché » est utilisé abusivement. L’expression « hors-capitalisme » serait plus rigoureuse, car ce qui est en jeu n’est pas seulement l’accès aux biens et services, mais aussi les mécanismes gouvernant les décisions de production et d’investissement, qui ne reposent pas sur la maximisation des profits.

4 - Trajectoires historiques

L’enjeu des choix théoriques apparaît avec le plus d’acuité quand est appréhendée la question des trajectoires historiques des sociétés humaines. On entend souvent que l’économie de marché (c’est-à-dire capitaliste) est « optimale ». Sur quelles hypothèses est fondée une telle prétention ? La théorie dominante, qui est devenue le cadre de référence de la plupart des économistes, aborde la question des choix d’une manière statique. Des « fonctions d’utilité » représentant les préférences des ménages sont supposées données, indépendantes du temps, ce qui limite considérablement le pouvoir explicatif de ces modèles. Cette hypothèse donne une représentation caricaturale des réalités sociales ; elle gomme l’influence de la publicité, et, plus généralement, le rôle des medias ou des pratiques « culturelles » dans la diffusion d’un mode de vie bien particulier ; elle occulte le fait que les fonctions d’utilité sont une construction sociale, et que les « préférences » sur lesquelles s’appuie la théorie dominante sont les produits de pratiques. On pourrait arguer que le pouvoir explicatif de ces modèles est naturellement limité, comme pour tous les modèles. Mais il est fait des conclusions de ces modèles un usage idéologique — politique, peut-on dire — qui outrepasse radicalement leur modeste confinement théorique. La théorie de l’« optimalité » propre à ce cadre théorique ne vise pas seulement à justifier une efficacité de court terme du marché (ce qui serait d’ailleurs déjà bien discutable). Cette optimalité fait l’objet d’une « projection » historique, selon une démarche dont il résulterait que toute volonté de « construire un autre monde » est irration-nelle ! Une fois mise de côté cette prétention de montrer par la théorie que le capitalisme est le meilleur système envisageable, il est facile de comprendre que la recherche du profit en-traîne au jour le jour les sociétés humaines sur des trajectoires historiques dangereuses, et dont bien des aspects sont sans doute irréversibles. Les choix d’investissement et les dépenses de recherche et développement sont guidés par les perspectives de rentabilité ; des modes de vie s’imposent (dont la consommation définit les moyens et la fin), dictés dans une large mesure, par la recherche de la rentabilité. Ces mécanismes ne déterminent pas seulement un état actuel des sociétés, mais dessinent les trajectoires à venir.

La question de la préservation de la planète illustre ces logiques de la manière la plus frappante. Une fois retenue l’option des moteurs à combustion interne à hydrocarbures pour les véhicules, se construit graduellement des modes de transport, un mode de vie, une urbani-sation, entraînant l’humanité sur une trajectoire définie, difficilement réversible en dépit de l’évidence des périls. On dira que le « marché » signale les limites de ce mode de vie, dans la hausse des prix des carburants. Mais c’est une indication qui reflète la finitude des ressources et non la montée des risques. Comment substituer ? Comment renoncer ?

Le processus de « marchandisation » fournit une seconde illustration de ces mêmes logiques, toujours marquée de la même ambiguïté relative à l’usage abusif du terme « mar-ché ». Il serait plus rigoureux de parler d’un processus de « soumission au capital », car c’est, dans une large mesure, de l’extension du champ d’opération des relations capitalistes dont il s’agit ici. Le domaine couvert par le « marché capitaliste » n’est pas donné une fois pour toute. Il s’agit d’une progression dans l’espace et dans les champs ouverts par la diversité potentielle des interventions : terre, eau, vivant, etc. Il s’agit d’un enjeu de luttes dont le bi-nôme nationalisation/privatisation ne définit qu’une dimension.

On peut rappeler à ce propos la très juste formule de Marx : « seule la production ca-pitaliste transforme tous les produits en marchandises ». Elle désigne très clairement la « marchandisation » des produits (mais elle se généralise aisément aux ressources naturelles ou au travail) comme un processus social et historique, et souligne la complexité de la relation entre les deux aspects : marchand et capitaliste (le capitalisme « suppose » la marchandise, mais il est l’agent historique de sa généralisation, en fait, il la « pose » historiquement). Ce rapport revêt une importance particulière concernant la force de travail : la transformation de la force de travail en marchandise. Dans la pensée de Marx, ce qu’on appellerait aujourd’hui la « marchandisation du travail » est présentée comme un « pilier » de la production capitaliste : le fait que la force de travail soit traitée comme une marchandise, le fait qu’elle ait été historiquement « transformée » en marchandise dans le processus de l’accumulation primitive.

La montée des inégalités – dans un pays et entre pays –, dont témoigne dramatique-ment le capitalisme néolibéral, fournit une troisième illustration de la signification de ces dynamiques historiques. Elle est le produit d’une logique « capitaliste » ayant retrouvé beau-coup de sa violence première. Au-delà de l’aspect humainement inacceptable de ces hiérar-chies sociales, elle désarticule les sociétés, détruit les modes de vie et les cultures.

L’analyse des trajectoires futures suggère la référence à au moins trois types de lo-giques :

1) La première est celle du capitalisme, où la recherche du profit domine. Le capita-lisme stimule, et, s’il n’y est pas mis fin, continuera à stimuler, le développement d’organisations comme les entreprises transnationales, mues par la réalisation d’un maximum de profits pour leurs actionnaires, c’est-à-dire (malgré le développement de divers types de fonds, de retraites, de placement), une minorité privilégiée et de pays privilégiés.

2) La seconde est une logique organisationnelle et techniciste, dont une classe d’or-ganisateurs, de cadres, peut être l’agent. Déjà à l’œuvre dans le capitalisme, elle a vocation à s’émanciper. Mais les conséquences sociales de cette logique sont lar-gement indéterminées. Elle supprimerait la maximisation individuelle du profit comme mécanisme central gouvernant la dynamique de nos sociétés. Mais au pro-fit de quels objectifs ? La volonté de planification sociale, le culte du « progrès », de l’« efficience », de la croissance, ne sont pas dépourvus de danger, et ne disent rien, a priori, des éventuels bénéficiaires de ce « progrès ».

3) Enfin, on peut caresser l’utopie d’un autre monde, démocratique, où l’humanité construirait délibérément un avenir commun. Le marché a sa place dans toutes ces perspectives. Il ne trace aucune trajectoire, ne définit aucune configuration de classe particulière. Comme on a tenté de le montrer, le marché est sans doute une composante indispensable de tout ordre social quelque peu sophistiqué, mais il n’en détermine aucun. Économie « avec [des] marchés », plutôt que « économie de marché ». Mais alors, lesquels et, surtout, dans quelle société ?

RÉFÉRENCES

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