Georg Lukács, théoricien révolutionnaire à redécouvrir

dimanche 12 octobre 2008.
 

B) Georg Lukács, situation critique

Philosophe marxiste hétérodoxe subissant l’ostracisme du «  camp socialiste  » de son vivant, il est maintenant la cible d’attaques dans son pays, la Hongrie, et fait l’objet d’une sous-estimation en France.

Pourquoi Lukács  ?, de Nicolas Tertulian. Ontologie de l’être social, de Georges Lukács. La Destruction de la raison, de Georges Lukács. Épistémologie et philosophie politique. Pour une théorie de la liberté, de Lucien Goldmann. Éditions de la MSH, 382 pages, 42 euros. Éditions Delga, 486 pages, 24,40 euros Éditions Delga, 217 pages, 20,30 euros. Éditions Delga, 222 pages, 15 euros.

Le philosophe Georg Lukács (1885-1971) est connu pour ses analyses de la réification, de l’histoire et des formes littéraires, ainsi que pour sa théorie du réalisme critique. Il est l’auteur de la Théorie du roman (1916) et d’Histoire et conscience de classe (1923), mais aussi d’amples travaux d’esthétique et d’ontologie sociale (étude de la genèse et des catégories fondamentales de la réalité sociale). Intellectuel hongrois germanophone, marxiste, Lukács compta aussi parmi les protagonistes de plusieurs des épisodes les plus mouvementés de l’histoire hongroise (République des conseils de 1919, insurrection de Budapest de 1956), et ses écrits mêlent élaborations philosophiques et considérations politiques (1).

L’œuvre et la vie de Lukács ont toujours suscité les réactions les plus diverses et contradictoires. Mais aujourd’hui c’est la possibilité même de les constituer en objet d’étude qui se trouve menacée  : Lukács est la cible en Hongrie d’attaques visant à l’expulser de l’espace public comme intellectuel, tandis que son œuvre peine en France à gagner une reconnaissance théorique à sa hauteur.

Budapest tente maintenant d’effacer le simple souvenir de l’intellectuel hongrois

En Hongrie tout d’abord, suivant les directives du gouvernement conservateur de Viktor Orbán, la municipalité de Budapest s’emploie à rendre impossible toute activité de recherche à son sujet. Depuis 2010, elle tente notamment sous divers prétextes de fermer les Archives Lukács de Budapest. Ces dernières sont situées dans l’ancien appartement du philosophe, qui a été transformé après son décès en lieu de consultation, mais également de rencontre et de travail éditorial autour de ses écrits. Si la fermeture est aujourd’hui en suspens, notamment grâce à l’indignation internationale qu’elle a déclenchée – une pétition internationale de 2016 y a contribué –, le fonctionnement des Archives n’en est pas moins profondément affecté (réduction des effectifs à une seule employée, impossibilité de prolonger le bail d’une partie du lieu) et son futur reste incertain. Une fondation internationale des Archives Lukács récemment créée organise en avril une rencontre internationale à Budapest pour soutenir l’existence des Archives.

Mais la municipalité tente maintenant d’effacer le simple souvenir de l’intellectuel hongrois  : décision de retirer l’unique statue à son effigie présente à Budapest, et tentative d’interdire l’usage du nom de Lukács pour ce qui relève du domaine public – tentative heureusement rejetée à la suite d’un vote des membres de l’Académie des sciences.

Dans ce contexte, nous ne pouvons que nous réjouir des quelques parutions qui contribuent en France à rendre visible son œuvre. En effet, il n’est pas exagéré de dire que la recherche et l’édition lukácsiennes souffrent toujours d’une forte marginalisation et d’un manque de légitimité universitaire. Cela tient en partie à la condamnation de l’œuvre de Lukács comme produit d’un stalinien dogmatique – approche malheureusement fréquente, mais qui témoigne d’une méconnaissance aussi bien de ses textes que des conditions historiques de leur élaboration.

Saluons ainsi la parution du livre Pourquoi Lukács  ? aux éditions de la Maison des sciences de l’homme (MSH). Son auteur, Nicolas Tertulian, philosophe d’origine roumaine et spécialiste d’esthétique, est un fin connaisseur de la vie et de l’œuvre de Lukács. Sous la forme d’une autobiographie intellectuelle, il nous offre une étude passionnante de l’histoire et de la réception européenne des œuvres lukácsiennes. Il nous donne également un aperçu de l’ostracisme politique et intellectuel dont Lukács fut l’objet dans les pays socialistes et détaille ainsi les nombreux obstacles rencontrés par la diffusion de ses écrits. L’intérêt de l’ouvrage réside notamment dans son attention constante au contexte historique et intellectuel de l’élaboration de ces écrits (en Roumanie et en Hongrie, mais également en France et en RDA), et sa connaissance précise du parcours personnel de l’auteur et de sa correspondance inédite (conservée aux Archives).

La réception française de Lukács reste cependant entravée par un grand retard dans l’édition et la traduction de ses œuvres (notamment en comparaison avec d’autres pays, comme l’Italie). L’un des rares éditeurs portant actuellement de l’intérêt à Lukács est assurément les éditions Delga, qui ont produit en quelques années une retraduction partielle de la Destruction de la raison ainsi qu’une traduction inédite, également partielle, de l’Ontologie de l’être social.

Par ailleurs, Delga a fait paraître plusieurs textes de Lucien Goldmann fortement nourris des travaux du jeune Lukács. Si ce travail d’édition contribue à rendre Lukács accessible au lectorat français, il est regrettable qu’il ne satisfasse pas à certains des critères d’exigences philologiques permettant à la recherche lukácsienne de se doter d’une édition française de référence (peu d’appareil critique, traductions de qualité inégale). Il s’agit pourtant d’une condition nécessaire, aussi bien à une plus large diffusion de ses écrits qu’à leur légitimation dans les champs intellectuel et universitaire. On peut néanmoins estimer que la situation tend à s’améliorer, car plusieurs travaux de Lukács trouvent aujourd’hui une place croissante dans la philosophie sociale critique française (thèmes de l’aliénation et de la réification, critique contemporaine du capitalisme).

(1) Né le 13 avril 1885 dans une famille de la bourgeoisie juive de Budapest, il fait des études de philosophie à l’université Humboldt de Berlin. Il devient l’assistant de Max Weber. En 1917, il adhère au marxisme, entre au Parti communiste de Hongrie.

Alix Bouffard, Doctorante en philosophie


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