Communisme ou démocratie radicale ? (Chantal Mouffe)

dimanche 5 octobre 2008.
 

- REPENSER EN PROFONDEUR LES PRINCIPES DU PROJET COMMUNISTE

- SOCIALISME ET DÉMOCRATIE RADICALE

- ANTAGONISMES ET HÉTÉROGÉNÉITÉ

Article d’origine : Mouffe Chantal, « Communisme ou démocratie radicale ? », Actuel Marx, 2/2010 (n° 48), p. 83-88.

Que devons-nous penser du renouveau actuel de l’idée de communisme chez certains intellectuels de gauche ? « L’hypothèse communiste » est-elle absolument nécessaire à l’élaboration d’une politique de l’émancipation ? Faut-il concevoir l’idéal égalitaire comme si intimement lié à l’horizon du communisme que son accomplissement entraîne nécessairement le retour d’un modèle aussi contesté ? Ou bien n’est-il pas temps d’envisager les choses différemment ?

REPENSER EN PROFONDEUR LES PRINCIPES DU PROJET COMMUNISTE

Tout en étant d’avis qu’il est impératif de récuser la position largement partagée selon laquelle l’échec désastreux du modèle soviétique implique le rejet du projet émancipateur dans son intégralité, je suis convaincue que cette expérience tragique a d’importantes leçons à nous apprendre, et qu’il est nécessaire de repenser en profondeur quelques-uns des principes essentiels du projet communiste. Il serait en effet trop facile de se contenter de déclarer que « le socialisme tel qu’il existe » ne représente que la mise en œuvre imparfaite d’un idéal qui n’a pas encore vu le jour. Bien sûr, nombre des facteurs qui l’ont dévoyé pourraient être évités, et les conditions actuelles offrent probablement un contexte plus favorable. Mais certains des problèmes rencontrés ne peuvent se réduire à une simple question de mise en œuvre et sont liés à la manière dont cet idéal a été conceptualisé. Si nous voulons rester fidèles aux idéaux qui ont inspiré les divers mouvements communistes, nous devons analyser comment ces mouvements ont conçu leurs buts, de manière à comprendre pourquoi ils se sont si désastreusement fourvoyés.

Je suis persuadée que c’est l’idée même de « communisme » qu’il faut problématiser, parce qu’elle convoque une vision anti-politique de la société, où tout antagonisme aurait été supprimé et où la loi, l’État et les autres institutions régulatrices auraient perdu toute pertinence. À mon sens, le défaut majeur de l’approche marxiste réside dans son incapacité à reconnaître le rôle crucial du politique. C’est dans le but de pallier ce défaut qu’Ernesto Laclau et moi-même, nous sommes attaqués à plusieurs principes centraux du marxisme dans notre ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste.

Notre motivation, à l’époque (l’ouvrage a paru en 1985), était à la fois théorique et politique. Nous voulions intervenir dans le débat qui avait alors cours sur la nature des nouveaux mouvements sociaux et le rôle qu’ils étaient censés jouer dans la lutte socialiste. Mais notre intention était également d’offrir de nouvelles bases théoriques qui nous permettraient de comprendre le défi que la politique radicale devait relever. Il nous semblait clair que les difficultés auxquelles la gauche se heurtait à l’époque (aussi bien dans ses versions communistes que sociales-démocrates) provenaient de son incapacité à saisir la spécificité des luttes démocratiques, qui ne se résumaient pas à des questions de classe. Selon nous, cela était lié à l’essentialisme et au réductionnisme inhérents à cette approche, qu’il fallait donc impérativement changer.

Nous inspirant du post-structuralisme et d’Antonio Gramsci, nous avons proposé une approche différente, centrée sur la notion du social comme espace discursif et mettant en avant le rôle majeur du moment politique dans la structuration de la société. Deux concepts clés nous semblaient indispensables à l’analyse du politique : « l’antagonisme » et « l’hégémonie ». D’une part, il est nécessaire de reconnaître comme dimension du « politique » la présence toujours possible d’antagonismes, ce qui requiert, d’autre part, d’accepter l’absence de terme final et l’indécidabilité caractéristique de tout ordre et de concevoir la société comme le produit d’une série de pratiques dont le but est d’établir l’ordre dans un contexte contingent. Ces pratiques qui créent l’ordre social et déterminent le sens des institutions, nous les appelons « pratiques hégémoniques ». Le politique est lié aux actes d’institution hégémonique. C’est en ce sens qu’on peut distinguer le social du politique. Le social est le domaine des pratiques sédimentées, c’est-à-dire des pratiques qui ne laissent pas paraître les actes originels de leur institution politique contingente, et qui sont tenues pour acquises comme si elles étaient fondées en nature.

Notre approche discursive affirme l’historicité radicale de l’être, et par conséquent la nature purement humaine, non transcendantale, de la vérité. Elle envisage le monde comme une construction purement sociale d’êtres humains, qui ne repose pas sur une nécessité métaphysique extérieure à elle : ni Dieu, ni « formes essentielles », ni lois « nécessaires » de l’histoire. Tout ordre résulte de l’articulation temporaire et précaire de pratiques contingentes. Les choses auraient toujours pu être différentes. Tout ordre se fonde sur l’exclusion d’autres possibilités, et il est toujours l’expression d’une structure particulière de relations de pouvoir. Ce qu’on accepte à un moment donné comme étant l’ordre « naturel », avec le « sens commun » (Gramsci) qui lui est associé, est le produit de pratiques hégémoniques sédimentées : ce n’est jamais l’expression d’une objectivité plus profonde qui lui fait voir le jour. La société ne doit pas être conçue comme déploiement d’une logique qui lui serait extérieure, quelle que soit la source de cette logique : forces de production, développement de l’Esprit, lois de l’histoire, etc.

SOCIALISME ET DÉMOCRATIE RADICALE

En plaçant le socialisme dans le champ plus vaste de la révolution démocratique, nous indiquions que les transformations politiques qui nous permettront de transcender la société capitaliste dépendent de la pluralité des agents sociaux et de leurs luttes. Ainsi, plutôt que d’être limité à un « agent privilégié » comme la classe ouvrière, le champ du conflit social s’élargit. C’est pour cette raison que nous avions reformulé le projet émancipateur en termes de démocratie radicale. Nous avions mis l’accent sur le fait que l’extension et la radicalisation des luttes démocratiques n’aboutiraient jamais à l’accomplissement ultime d’une société pleinement libérée. C’est pourquoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée, qui implique très clairement la fin de la politique, doit être abandonné. À la différence du marxisme, pour lequel le communisme entraînait logiquement la disparition de l’État, de notre point de vue, le projet émancipateur ne peut plus se concevoir comme élimination du pouvoir et gestion de leurs affaires par les agents sociaux identifiés du point de vue de la totalité sociale. Antagonisme, luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais.

En ce qui concerne l’intervention politique, il est clair que penser la réalité sociale en termes de pratiques hégémoniques a des conséquences cruciales sur la manière d’envisager ses formes. La politique radicale ne peut plus se concevoir comme démarche extérieure à tout arrangement institutionnel ou processus de désertion, mais comme tentative de transformation de ces institutions en étant aux prises avec elles. Le but est de désarticuler les discours et les pratiques qui ont cours et qui fondent et reproduisent l’hégémonie existante, de manière à en construire une nouvelle. Nous inspirant de Gramsci, nous avions proposé de visualiser cette stratégie comme une « guerre de position », qui consiste en une série d’interventions contre-hégémoniques, dont le but est de désarticuler l’hégémonie existante et de la remplacer par une nouvelle, plus progressive, grâce à une ré-articulation d’éléments nouveaux et anciens en une configuration de pouvoir différente.

Une « guerre de position » de ce genre ne peut se satisfaire de simplement séparer les différents éléments dont l’articulation constitue les points nodaux où se fondent ces pratiques et ces institutions. Le deuxième temps, celui de la ré-articulation, est crucial. Sinon, nous nous retrouverions face à une situation chaotique de dissémination pure, qui laisserait la voie ouverte aux tentatives de ré-articulation par des forces non progressistes. De fait, l’histoire nous offre de nombreux exemples de situations où la crise de l’ordre dominant a suscité des solutions de droite. Il est par conséquent important que le temps de la « dés-identification » soit suivi du temps de la « ré-identification », qu’à la critique de l’hégémonie existante soit associée la proposition d’une alternative. C’est là une chose que de nombreuses approches de gauche omettent, tout particulièrement celles qui envisagent le problème en termes de réification ou de fausse conscience et croient qu’il suffit de se libérer du poids de l’idéologie dominante pour qu’advienne un ordre nouveau sur lequel ne pèsent plus pouvoir ni oppression. Étant donné que l’approche hégémonique reconnaît que la réalité sociale est construite discursivement et que les identités sont le produit de processus complexes d’identification, ce n’est que par l’insertion dans une multiplicité de pratiques et de jeux de langage que des formes d’individualités spécifiques sont construites. De plus, puisque le politique a un rôle structurant fondamental, les relations sociales sont contingentes et toute articulation dominante résulte d’une confrontation antagoniste dont l’issue n’est jamais donnée à l’avance.

La politique démocratique radicale que nous préconisons ne se fonde pas sur le postulat dogmatique d’une quelconque « essence du social », mais sur l’affirmation de la contingence et de l’ambiguïté de toute « essence », ainsi que sur le caractère constitutif de la division sociale et de l’antagonisme. Je souhaiterais préciser que notre concept d’antagonisme ne doit pas se comprendre comme une relation objective, mais comme un mode de relation qui révèle les limites de toute objectivité. Les limites de la société sont par conséquent antagonistes, et la division sociale est inhérente à la possibilité d’une politique, et, plus encore à la possibilité même d’une politique démocratique.

ANTAGONISMES ET HÉTÉROGÉNÉITÉ

Notre approche post-marxiste remet en question le type d’ontologie qui informe la conception marxiste, laquelle n’envisage la négation que sur le mode de la contradiction dialectique. C’est précisément parce qu’elle ne peut admettre la négativité radicale qu’elle est incapable de penser l’antagonisme. À l’inverse, l’approche hégémonique reconnaît que l’antagonisme est irréductible. Son terrain ontologique d’élection est celui de la division, de l’échec de l’unicité. En soulignant la dimension de négativité radicale qui fait obstacle à la totalisation absolue de la société, nous mettons en question la possibilité même d’une société réconciliée. Si l’antagonisme ne peut être éradiqué, tout ordre est obligatoirement un ordre hégémonique, et l’hétérogénéité ne peut être éliminée ; l’hétérogénéité antagoniste révèle les limites de la constitution de l’objectivité sociale. L’objectivité sociale ne peut jamais être pleinement constituée, et par conséquent un consensus pleinement inclusif, ou une démocratie « absolue » reste hors de portée.

La politique est une lutte entre des projets hégémoniques qui visent à incarner l’universel de manière à définir les paramètres de la vie sociale. L’hégémonie est réalisée par la construction de points nodaux qui fixent de manière discursive le sens des institutions et des pratiques sociales à travers lesquelles une conception spécifique de la réalité est établie. Un tel résultat sera toujours contingent et précaire, et tout ordre est susceptible d’être ébranlé par des interventions contre-hégémoniques visant à le désarticuler afin d’installer une autre forme d’hégémonie. La politique se déploie toujours dans un champ où s’affrontent des antagonismes et la penser simplement comme une manière « d’agir en commun », conception tellement à la mode aujourd’hui, a pour conséquence l’effacement de la dimension ontologique de l’antagonisme (le politique), qui offre la condition quasi transcendantale de sa possibilité. Une intervention politique digne de ce nom est une intervention qui est aux prises avec un certain aspect de l’hégémonie existante et vise à en désarticuler/réarticuler les éléments constitutifs. Elle ne peut jamais se concevoir comme désertion, ou sur le mode de « l’événement ».

Une dimension cruciale de la politique hégémonique consiste en la formation de « chaînes d’équivalences » entre diverses revendications démocratiques, de manière à les transformer en exigences qui ébranleront la structure existante des relations de pouvoir. Il est clair que les multiples revendications démocratiques qui existent dans notre société ne convergent pas nécessairement, et qu’elles peuvent même entrer en conflit les unes avec les autres. C’est pourquoi il est nécessaire de les articuler politiquement. Il convient ici de préciser que la création de « chaînes d’équivalences » représente une forme d’unité qui respecte la diversité et n’arase pas les différences. Ce n’est que dans la mesure où les différences démocratiques se heurtent à des forces ou à des discours qui les nient toutes que ces différences peuvent se substituer les unes aux autres. L’enjeu, ici, est la création d’une « volonté collective » (Gramsci), d’un « nous » ; et ceci requiert la détermination d’un « ils ». C’est pourquoi la construction d’une volonté collective nécessite qu’un adversaire soit défini. Un tel adversaire ne peut se concevoir subsumé dans une catégorie homogène comme le « capitalisme », mais bien en termes de points nodaux de pouvoir qu’il convient de cibler pour ébranler l’hégémonie existante. Il faut lancer la « guerre de position » en des lieux multiples, et pour cela, il faut établir une synergie entre de nombreux acteurs : mouvements sociaux, partis et syndicats. L’enjeu n’est pas l’étiolement de l’État ou des diverses institutions qui organisent le pluralisme, mais une transformation profonde de ces institutions, de manière à ce qu’elles deviennent un vecteur qui permette l’expression des multiples revendications démocratiques et étende le principe d’égalité au plus grand nombre de relations sociales possible. C’est là tout l’enjeu de la lutte pour la démocratie radicale. ?

Chantal Mouffe

Notes

(Traduit de l’anglais par Brigitte Marrec)

[1] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, préface d’Etienne Balibar, Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2009 (1985).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message