Willy Pelletier «  Les bourses du travail  : ce Nuit debout inventé par les ouvriers il y a un siècle  »

lundi 30 juillet 2018.
 

La Fondation Copernic, que coordonne Willy Pelletier, a lancé, le 28 janvier 2017 à Paris (1), « une nouvelle bourse du travail intellectuel » pour opposer « une force intellectuelle suffisante » à la coalition réactionnaire et libérale. Le sociologue publie également, aux Éditions du Croquant, les Classes populaires et le FN, un ouvrage collectif qui déconstruit les fantasmes autour du vote populaire pour l’extrême droite.

La Fondation Copernic, que vous coordonnez, fait peau neuve. Quel est l’objectif de cette nouvelle «  bourse du travail intellectuel  » que vous lancez à Paris, samedi 28 janvier  ?

Willy Pelletier Il s’agit de ­redonner force à ce dispositif d’échange formidable, ce Nuit debout avant l’heure, inventé il y a un siècle par le mouvement ouvrier  : les bourses du travail. En revenant à ses origines  : nous voulons une « Bourse du travail intellectuel », pour que s’y rencontrent sans hiérarchie (ce qui est très rare) salariés, chômeurs, retraités, syndicalistes, historiens, sociologues, économistes, juristes, philosophes, etc. Chacune et chacun y partagera ce qu’il sait. Davantage de critiques sociales solidement argumentées en sortiront. Bref, nous voulons continuer Nuit debout et le constituer en dispositif permanent.

Votre fondation s’est efforcée depuis dix-huit ans à tirer vers la gauche le curseur des débats publics. Comment analysez-vous cette difficulté à imposer, notamment dans les médias, d’autres voix face à cette coalition ultralibérale et réactionnaire  ?

Willy Pelletier L’information des grands médias ne dit pas la vie des salariés. Elle ne dit pas les logements chers, les mépris en cascade, les vies sacrifiées au travail, les galères. Faire effraction dans ce monde clos et hors du monde est ­compliqué. De plus en plus d’organes de presse, de maisons d’édition, de télévisions sont propriétés de groupes financiers. Les ­experts officiels y sont sans cesse convoqués, pour nous convaincre de consentir au monde tel qu’il va et qu’il faudrait, à les suivre, libéraliser davantage. Faire valoir d’autres solutions, nous y sommes parvenus contre le traité constitutionnel européen (TCE), la loi El Khomri ou pour la retraite à 60 ans. Mais nous n’opposons pas aux néolibéraux une force intellectuelle suffisante. Pour bousculer leur prêt-à-penser, il faut réunir un volume très élevé de capital symbolique. Ce que nous cherchons à faire  : ont signé pour cette bourse du travail beaucoup d’économistes atterrés, énormément de sociologues « en dialogue » avec Bourdieu (Beaud, Pialoux, Mauger, Pinto, Lebaron, Lahire, Montlibert, Lagrave, Pudal, Fillieule, Geay, Saint-Martin, Jounin, etc.), des historiens importants ­(Tartakowsky, Le Cour-Grandmaison, Riot-Sarcey, Lemercier, Rolland-Diamond, Pennetier, Combe, etc.), des sociologues du genre et du travail (Delphy, Kergoat, Linhart, Béroud, Laval, etc.), des philosophes qui discutent Marx (Bidet, ­Montferrand, Renault, etc.), des anthropologues (Fassin, Amselle, etc.), des politistes (Neveu, Blondiaux, Lacroix, Achin, Lefebvre, Marlière, etc.). Et il faut, en effet, dire et ­redire, etc., puisque, avec cet appel, ce sont plus de 400 universitaires qui s’engagent à conjuguer leurs travaux, mais surtout à travailler avec des syndicalistes et des salariés. Pour déchirer le prêt-à-penser libéral comme se déchire la ­chemise d’un DRH qui licencie.

Le débat a fait rage, il y a un an, sur « la disparition des intellectuels de gauche ». Vous démontrez qu’ils sont bien vivants  ?...

Willy Pelletier Les promoteurs de ce débat prennent leurs rêves pour la réalité ou confondent leurs intérêts avec leurs rêves de réalité. Les intellectuels de gauche furent mobilisés contre la loi El Khomri et contre la loi d’autonomie des universités. Mais, chose nouvelle à présent, comme après 1968 ou après l’appel de Bourdieu en 1995, ils s’engagent à reconstruire des espaces d’échanges non plus éphémères mais « en continu » entre chercheurs et militants ou salariés. Sans bruit, sans discontinuer, nous allons monter partout, à Vesoul, Pau, Dunkerque, Saint-Nazaire… dans les endroits méprisés des élites, des rencontres aujourd’hui rares entre des producteurs de sciences sociales et des citoyens parfois éloignés de la culture savante. Ces rencontres montreront que les savoirs critiques forment un gai savoir. Dont la diffusion permet de rire des autorités de toutes espèces, et des mécanismes d’où elles tirent leurs puissances et nos impuissances. C’est une mobilisation joyeuse qui s’amorce, très égalitaire, ce sera « la rigueur et la rigolade », comme écrit Michel Gollac.

L’originalité de cette démarche consiste à créer une « maison commune intellectuelle », où pourrait se confronter le travail des chercheurs avec les propres expériences de « la société civile ». Quel est le but de cette « mutualisation » des savoirs  ?

Willy Pelletier Premier chantier  : des ateliers où syndicalistes, usagers, universitaires, élus se mêlent, s’écoutent, diagnostiquent et proposent. Pour réinventer une civilisation des services publics, articuler social et écologie, inventer une école non ségrégative, une santé non marchandisée, une protection sociale élargie, un impôt qui redistribue, et démocratiser la démocratie… Second chantier  : nous voulons faire entendre, fort, très fort, les indignations de ceux qui subissent. Et qui doivent « la ­fermer » face aux violences de classe, aux réorganisations du travail, aux discriminations, à l’insupportable, au sexisme. Trop longtemps, ces paroles, jugées illégitimes, ont été étouffées. Cela suffit. Parce que les anonymes qui triment, lèvent la tête, haussent le ton, se défendent, sont, dans ce monde, héroïques  ; des héros anonymes. Et chantier parallèle  : en des ateliers d’écriture ou par vidéo, nous voulons que ceux qui vivent l’histoire disent leur histoire, disent sans filtre ce qu’ils vivent, restituent les rapports de forces, les souffrances, les solidarités, les bonheurs, les colères, qu’ils affrontent. Si chacun se réapproprie son histoire et perçoit à quel point elle s’entremêle à celle des autres, la connaissance ne restera plus un instrument de pouvoir réservé aux élites. Elle deviendra arme critique.

Vous publiez parallèlement les Classes populaires et le FN (2), codirigé avec le sociologue Gérard Mauger, un livre issu de deux journées d’études organisées par la Fondation Copernic en juin dernier. Vous estimez que l’urgence est là, ­déconstruire les fantasmes autour du vote Front national  ?

Willy Pelletier Hors campagne électorale, quel silence  ! Or il faut d’urgence résister au FN. Mais lutter suppose de viser juste. Ce livre, rendu possible grâce à Gérard Mauger, donne les moyens de viser juste en expliquant pourquoi adviennent tant de votes FN en milieux populaires. Viser juste, c’est saisir les causes sociales des votes FN  : les effets, entre autres, de la déstructuration des solidarités populaires et des solidarités militantes, les inquiétudes diverses face aux avenirs différemment incertains suivant les groupes sociaux, les effets des mille déconstructions des collectifs de travail, les effets des modernisations libérales qui accentuent les concurrences de tous contre tous, et qui avivent les microconflits pour conserver un peu de respectabilité quand « plus rien ne permet de tenir bon », et que l’ordre des choses démoralise, alors qu’on avait cru, un temps, pouvoir s’en sortir… Ce livre montre le déclin des pratiques collectives et des « entre-soi » anciens en monde rural, alors que dans les bourgs il n’y a plus ni bureau de poste, ni médecin, ni infirmière, ni pharmacie, plus de bistrot, des magasins clos… Il aide à saisir pourquoi les votes FN prolifèrent. Il fait comprendre les processus sociaux divers qui se conjuguent pour qu’au final les plus proches soient vus comme des rivaux, des menaces, quand seul reste le chacun pour soi, un sauve-qui-peut général où personne ne peut secourir personne. Ce livre analyse les causes sociales des votes FN, car on ne fera pas reculer ces votes sans en savoir les causes.

Vous affirmez que l’électorat frontiste n’existe pas et préférez parler de « conglomérat électoral ». En quoi est-ce important pour lutter contre la poussée de l’extrême droite  ?

Willy Pelletier Ce livre tord le cou à beaucoup d’idées fausses sur les votes FN. Lesquelles empêchent d’agir efficacement. Parler d’électorat suppose une continuité des itinéraires de votes. Or, par exemple en 2007, la moitié des votants Le Pen de 2002 ne votent plus pareil et 40 % des votants Le Pen n’avaient pas voté pour lui en 2002. Mais, surtout, des groupes sociaux différents votent FN pour des causes différentes et des motifs différents ou opposés. Daniel Gaxie l’expose parfaitement dans le livre. Ce conglomérat électoral qui vote FN à un moment donné est disparate et divisé. Il « réunit », l’espace d’une élection seulement, des membres de catégories sociales dont les intérêts sont contradictoires en bien des domaines. Juste quelques exemples. Des membres des professions indépendantes sont dans une hostilité de principe aux aides et protections sociales, alors que nombre de salariés qui votent FN regrettent certains de leurs usages abusifs, notamment chez les immigrés, mais n’envisagent pas un instant d’en réclamer la suppression. Les fractions basses des classes populaires qui votent FN et dont la survie dépend de ces aides sociales y sont encore plus attachées et ne réclament qu’une priorité d’accès sans vouloir nécessairement en priver les autres bénéficiaires. Même s’ils peuvent voter pour le même candidat, les membres du petit patronat n’ont pas les mêmes conceptions que les salariés en matière de salaires, de conditions de travail et de licenciement, sur les indemnités chômage ou maladie, les services publics… Les électeurs du FN sont divisés sur les problèmes qui relèvent du « libéralisme économique » mais aussi du « libéralisme culturel ». Les plus jeunes s’opposent nettement aux segments rigoristes, notamment aux catholiques traditionalistes, en matière de mœurs, de droits des femmes, de sexualité.

Dans cet ouvrage, vous livrez un témoignage personnel du soir du 21 avril 2002, où, avec le bureau politique de la LCR, vous décidez de gagner la rue, comme des centaines de milliers de citoyens, pour protester contre la présence au second tour de la présidentielle de Jean-Marie Le Pen. Et de conclure  : « Les croisades morales anti-FN ne convainquent que des convaincus. On peut même se demander si ces “croisés” ne sont pas des pompiers pyromanes. » S’agit-il d’un mea-culpa  ?

Willy Pelletier Il faut deux mea-culpa. Primo  : les leçons « d’éthique » dispensées par des manifestants dont le ton et l’allure valent repoussoirs pour ceux qui votent FN ne confortent dans leurs certitudes que ceux qui les donnent  ; lesquels s’autocélèbrent et se valorisent. Secundo  : comme militants, pris dans et par le jeu politique, nous croyons que les programmes politiques, les idées, déterminent les votes. Il y a cette croyance, qui universalise notre propre rapport concerné et informé à la politique, qu’il suffit, pour combattre les votes FN, de dénoncer les programmes, les élus FN, et qu’il suffit de convertir les mal-pensants. C’est là beaucoup de prétention et d’idéalisme dangereux. Le livre montre qu’ils sont nombreux ceux qui votent Le Pen sans connaître son programme et y adhérer. Ils votent Le Pen pour d’autres raisons.

Vous démontez dans ce livre tous les fantasmes selon lesquels le FN serait devenu « le premier parti ouvrier de France », et démontrez au contraire que « l’abstention est le nouveau parti de la classe ouvrière ». L’urgence serait donc la reconquête démocratique des classes populaires  ?

Willy Pelletier Dans ce conglomérat volatil qui vote FN ne figure qu’un ouvrier sur sept, mais il inclut néanmoins une composante populaire non négligeable  : plus de la moitié des votes FN se recrutent chez les ouvriers et les employés (actifs ou retraités). Si ce vote FN d’une fraction des classes populaires, dont le premier parti est, et de loin, celui de l’abstention, ne surprend pas ceux qui les assimilent à la figure du « beauf » machiste, homophobe, raciste, il interpelle les autres. Les enquêtes ethnographiques rassemblées dans ce livre tentent d’élucider les raisons de ces votes populaires en faveur du FN. Que veut dire l’ouvrier ou la femme de ménage qui votent FN  ? Un ouvrier qui vote FN est-il un « ouvrier raciste » et que signifie « raciste » dans son cas  ? L’est-il au même sens qu’un aristocrate qui vote lui aussi FN  ? Ces enquêtes portent à conséquences politiques  : outre qu’elles invitent à rectifier la vision stéréotypée de « l’électeur FN », elles montrent que la lutte politique contre le FN peut prendre appui sur les contradictions latentes au sein de ce conglomérat pour travailler à son implosion. Mais il n’y aura pas de raccourci, il faudra aussi du temps long pour refaire de l’intérêt commun entre les membres divers des divers milieux populaires. Et des dispositifs pour reconstruire des intérêts communs. Raison de plus pour ne pas tarder.

(1) Samedi 28 janvier de 13 heures à 18 heures.Foyer Grenelle, 17, rue de l’Avre, 75015 Paris.(2) Les Classes populaires et le FN, ouvrage collectif coordonné par Gérard Mauger et Willy Pelletier. Éditions du Croquant, 282 pages, 18 euros.

Entretien réalisé par Maud Vergnol

Chef de la rubrique Politique de L’Humanité


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