Comprendre l’islamisme et l’islamiste (Fethi Benslama, extraits)

jeudi 31 août 2017.
 

Le meilleur analyste de l’islamisme se nomme Fethi Benslama, membre de l’Académie tunisienne, psychanalyste, Professeur de professeur de psychopathologie clinique et directeur de l’UFR d’études psychanalytiques à l’université Paris Diderot.

Il a participé à l’élaboration du premier centre de réinsertion et de citoyenneté, à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire). Il s’intéresse au fait religieux et à ses manifestations radicales dans une optique psychanalytique. Il est notamment l’auteur de la Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (2002) et de Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (2005).

Liens vers les articles dont sont extraits les textes ci-dessous :

http://www.liberation.fr/debats/201...

http://www.lesinrocks.com/2016/05/1...

http://www.humanite.fr/fethi-bensla...

A) Adolescence et attirance vers l’islamisme

Pourquoi le psychanalyste que vous êtes s’intéresse-t-il à la ­radicalisation des jeunes  ?

FETHI BENSLAMA Mon travail de chercheur sur l’islam depuis une trentaine d’années et mon expérience de clinicien durant quinze ans dans un service de la protection de l’enfance en Seine-Saint-Denis me permettent d’affirmer que l’on ne peut pas se limiter à une explication sociologique, religieuse et géopolitique pour décrypter la question de la radicalisation. Or, l’approche psychanalytique, les mutations qui atteignent le psychisme des ­individus sont souvent négligées, faussant, ainsi, l’analyse de ce phénomène qui nous touche de près.

Y a-t-il un «  profil type  » des djihadistes, souvent présentés comme des «  détraqués  »  ?

FETHI BENSLAMA On ne peut absolument pas dire qu’ils sont tous atteints de troubles psychopathologiques, ni qu’ils sont tous défavorisés socialement. Les données dont nous disposons montrent une diversité qui ne permet pas d’établir des profils, encore moins des «  profils types  » du radicalisé ou du candidat au djihad. Ils sont issus de toutes les classes sociales et de tous sexes. Cependant, selon les chiffres gouvernementaux, 75 % des personnes signalées ont entre 15 et 25 ans. Il s’agit donc d’adolescents et de jeunes adultes. Ce qui est un fait significatif.

Les deux tiers ont donc entre 15 et 25 ans, et 25 % sont même mineurs. Pourquoi ?

Les procédés de recrutement dans l’offre jihadiste exploitent un grand nombre des difficultés qui caractérisent cette période de la transition juvénile. Pour ceux qui se trouvent fragilisés psychologiquement, voire qui souffrent de troubles psychiques ou bien qui ont basculé dans la délinquance, l’offre de radicalisation peut apparaître comme une solution à leurs problèmes. J’ai vu des jeunes très déprimés se sentir tirés vers le haut en adoptant cette offre : alors qu’ils ne supportaient plus leur vie, qu’ils se considéraient comme des moins que rien, ils étaient subitement portés par un élan de toute-puissance. Leurs difficultés semblent effacées. Au fond, la radicalisation intervient comme un traitement. Un traitement par l’idéal qui se révèle plus fort que certaines substances. Ce traitement donne au sujet une conscience de son importance qu’il n’avait pas auparavant. La radicalisation religieuse confère aussi un sens à sa vie. En défendant une grande cause, le sujet se croit missionné. Il se rêve en sauveur de son groupe, car si l’enfant se pose en thérapeute de sa famille, l’adolescent veut soigner la société, sauver le monde. L’offre de radicalisation crée donc une demande à partir d’un état de fragilité identitaire, qu’elle transforme en une puissante armure.

En quoi la période de l’adolescence est-elle importante  ?

FETHI BENSLAMA C’est un moment de transition critique. Certains adolescents peuvent se trouver dans une situation de précarité subjective, et pas seulement sociale. Mais il n’est pas question de ramener la radicalisation à une causalité directement liée aux troubles de l’adolescence  ; ce serait une erreur, en France comme ailleurs dans le monde musulman, d’isoler un élément causal unique. Il faut garder à l’esprit que les symptômes des adolescents reflètent ou expriment des conflictualités sociales, auxquelles un certain nombre d’entre eux croient pouvoir apporter une solution par leurs engagements. Si l’enfant se pose comme thérapeute de sa famille, l’adolescent croit qu’il peut être le guérisseur de son groupe social, le sauveur de sa société, voire de l’humanité.

Pourquoi cette tranche d’âge se tourne-t-elle, parfois, vers la radicalisation islamiste  ?

FETHI BENSLAMA Ceux que j’ai rencontrés dans mon activité clinique en Seine-Saint-Denis, qui adoptaient subitement un discours ultra-islamiste, avaient la volonté de s’enraciner ou de se ré-­enraciner dans un au-delà pour contester ce qui est sur terre. La radicalisation peut être comprise comme le symptôme d’un désir d’enracinement protestataire de ceux qui n’ont plus de racines ou qui le vivent comme tel. Le passage de l’adolescence constitue une crise, parce que les idéaux de l’enfance volent en éclats et doivent être remplacés en urgence par de nouveaux. Cette avidité d’idéaux provient du fait que le sujet doit désormais s’approprier soi-même. Il veut s’appartenir en se réinventant. Or, il doit le faire tout en vivant les remaniements des limites les plus cruciales de l’existence humaine  : entre le moi et le non-moi, entre la vie et la mort, entre son sexe et l’autre sexe, entre le réel et l’irréel, le monde et l’au-delà. Les discours et les procédés de l’offre djihadiste exploitent un grand nombre des motifs de la transition subjective juvénile, comme un chasseur tendant ses filets en connaissant le chemin de sa proie. Les jeunes à qui s’adressent les recruteurs sont dans une attente de la traversée, à l’affût d’une solution ou au milieu du gué. C’est particulièrement vrai pour ceux dont le passage adolescent est difficile à cause de failles personnelles résultant d’accidents dans leur vie ou/et de défaillances dans leur environnement familial et social.

Récemment, le psychiatre Boris Cyrulnik a traité les Merah et autres Coulibaly de « gogos de l’islam ». Olivier Roy y voit une forme de nihilisme. Le psychiatre américain Marc Sageman exclut les troubles psychologiques chez les jihadistes. Pourquoi tant de points de vue ?

Il faut regarder concrètement ce qui se passe, étudier les cas réels avant de proposer des brutalités théoriques. Les jihadistes ne sont pas des « gogos », c’est de la psychologie de bazar. Ce sont des jeunes qui répondent à un engagement fort qui peut aller jusqu’au combat et à la mort. Il y a 25 % de convertis et même jusqu’à 40 % en comptant les familles musulmanes sécularisées. Il n’y a pas de profil type, mais des sous-ensembles de trajectoires avec des récurrences. Au départ, certains sont dans une situation d’errance : ils cherchent une cause qui les fixe, qui arrête le défilement permanent des idées, le tourbillon incessant qui les envahit. D’autres ont déjà manifesté des troubles psychopathologiques, ils ne sont pas fous, mais en état limite et, dans certains cas, psychotiques.

La plupart sont néanmoins responsables. Ils se sentent déracinés et cherchent un ancrage. Ils s’éprouvent comme étranger à leur famille, au monde dans lequel ils vivent. Ce déracinement peut être intérieur ou correspondre à une réalité : enfants de migrants, ils voient leurs parents vivre l’exil comme un déchirement auquel ils s’identifient. D’un coup, l’offre de radicalisation leur permet un enracinement. Il faut prendre ce terme au sérieux, car dans « radicalisation », il y a « radical », qui signifie la racine. La radicalisation répond à cette recherche d’enracinement.

L’autre trajectoire est celle du délinquant. Son adhésion jihadiste lui permet de recycler sa culpabilité, d’anoblir ses actes antisociaux au prix de sa vie et de celle des autres. En somme, la bonne cause masque ses crimes, dont il obtient plus de jouissance.

B) Le « surmusulman », ses ennemis et le martyr

Quel est le sens de la notion de « surmusulman »  ?

FETHI BENSLAMA À la base des mouvements islamistes, il y a la thèse de la défection des musulmans quant aux fondements de leur foi  ; une partie importante d’entre eux sont revenus au temps préislamique en se sécularisant. Pour ces fondamentalistes, l’ennemi de l’islam, c’est le musulman lui-même. Certes, il y a l’ennemi extérieur – l’Occidental, le laïc –, mais le plus dangereux c’est l’ennemi intérieur, celui qui se renie. Cet ennemi intérieur n’est autre que ce que Freud nomme le « surmoi ». Celui-ci est un surveillant permanent et cruel qui détecte le moindre écart moral et déclenche les autoreproches et le sentiment de culpabilité. C’est ce qui amène le sujet à faire plus pour expier et démontrer sa fidélité. Mais ce n’est jamais assez. La définition que je propose du « surmusulman » est la suivante  : c’est le musulman qui veut être plus musulman que le musulman qu’il est. Cela peut passer par la multiplication des signes extérieurs de fidélité  : des marques corporelles et vestimentaires, un lourd carcan rituel, l’obsession de la pureté, cela peut conduire à la défense violente de la religion.

Qu’est-ce qui fait que des «  surmusulmans  » basculent dans un «  furieux désir de sacrifice  »   ?

FETHI BENSLAMA L’offre djihadiste a trouvé un ­débouché inédit à travers Internet, puis avec Daech l’utopie d’une cité islamique idéale est passée dans la réalité. Du coup, le recrutement est devenu très large, il a engrangé des personnes en situation de mal-être ou fragiles, des délinquants qui trouvent dans l’engagement djihadiste un moyen de repentir, certains d’entre eux en usent pour anoblir leurs pulsions antisociales. Ils peuvent donc commettre des délits et des crimes au nom d’une loi supérieure. Il y a aussi des jeunes dont l’estime d’eux-mêmes est si basse que leur existence n’a pas de valeur à leurs yeux. Ceux-là trouvent dans l’offre djihadiste un moyen de venger une vie dévaluée, d’acquérir un sentiment d’existence supérieur, en devenant des héros. L’offre de radicalisation se sert de l’état de fragilité identitaire, qu’elle transforme en une puissante armure. Il en résulte, pour le sujet radicalisé, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance. Il devient un autre, choisit un autre nom, adopte des comportements identiques aux membres de son groupe, ainsi que leurs discours. C’est ce qui crée l’automate religieux. D’autres qui ont des tendances suicidaires trouvent dans ­l’autosacrifice un moyen élevé d’échapper à leur vie d’une manière flamboyante. La mort peut présenter pour beaucoup de personnes en détresse une issue. Il y a, en France, 250 000 tentatives de suicide par an, dont 10 000 réussies. Plus de mille jeunes entre 25 et 34 ans figurent parmi les morts par suicide. L’offre djihadiste a cette particularité de pénétrer dans les failles subjectives pour les transformer en un furieux désir de sacrifice.

Comment expliquez-vous ce furieux désir  ?

FETHI BENSLAMA Il y a eu un détournement de la figure du martyr en islam. Dans la tradition, le martyr est un combattant qui rencontre la mort sans la vouloir, elle fait partie du risque de son engagement. Or les mouvements djihadistes l’ont transformé en un désir d’aller vers la mort par haine de la vie. Or le martyr a un destin surhumain. Il ne meurt qu’en apparence et accède à une jouissance exceptionnelle. Des personnes peuvent accepter de mourir pour une vie supérieure, quand pour eux la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.

Que pensez-vous de la comparaison entre le ­radicalisme islamiste et l’emprise sectaire  ?

FETHI BENSLAMA Face à une nouvelle situation, le premier réflexe consiste à la rapprocher des réalités connues. Cela peut conduire à des analogies trompeuses. Il existe, certes, des ressemblances entre l’enrôlement sectaire et celui du djihadisme, comme ce qu’on appelle « l’emprise mentale », mais ce phénomène existe partout dans les relations humaines aliénantes. Je récuse l’assimilation du recrutement djihadiste à celui de la secte. Dans la secte, l’individu s’assujettit aux fantasmes ou à la théorie délirante d’un gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle. Le djihadiste, quant à lui, adhère à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels ou imaginaires. La différence est patente.

Ce surengagement est-il une forme de fanatisme ?

En effet, le fanatique est celui qui croit détenir une vérité suprême, et cette vérité lui permet de ne pas avoir le sentiment d’errer. Il est fixé, il adopte des automatismes qui dissolvent sa singularité. Beaucoup de personnes aimeraient être soulagées de leur singularité et de la responsabilité qui va avec. Il est plus facile de vivre quand on délègue sa conscience à un Dieu ou à un maître absolu.

C) Racines historiques de l’islamisme

Comment le «  surmusulman  » a-t-il été enfanté  ?

FETHI BENSLAMA Les traumatismes historiques ont une onde de propagation très longue, surtout lorsqu’une idéologie les relaie auprès des populations. C’est le rôle principal de l’islamisme, dont l’invention est l’un des faits majeurs de l’histoire moderne des musulmans. Elle est en rapport avec l’effondrement du dernier empire musulman, celui des Ottomans en 1924. S’est alors installée la hantise mélancolique de la dissolution de l’islam dans un monde où il ne gouverne plus. La naissance des Frères musulmans, en 1928, constitue la réponse à cette cassure historique. Ils entendaient restaurer et venger « l’idéal islamique blessé ». L’islamisme promet le rétablissement du califat (principe de souveraineté en islam) par la défaite des États nationaux. Il véhicule le souvenir du traumatisme et le projette sur l’actualité désastreuse de populations souffrant du sort qui leur est réservé par les gouvernements, les expéditions militaires occidentales et les guerres civiles. L’effondrement historique s’est accompagné d’un clash inédit dans le modèle du sujet musulman.

Qu’entendez-vous par «  clash inédit  » dans le milieu musulman  ?

FETHI BENSLAMA La conception du sujet en islam a connu une transformation radicale depuis l’entrée des Lumières dans le monde musulman. La principale raison de cette mutation réside dans la confrontation entre les partisans et les anti-­Lumières. Ces derniers revendiquent la restauration de la souveraineté théologique et le retour à la tradition prophétique, au nom de la suffisance de l’islam à répondre à tous les problèmes. Une ­discordance systémique apparaît alors dans le rapport à la souveraineté et au pouvoir. Les uns veulent être citoyens d’un État, musulmans mais séparés de l’ordre théologique. Les autres veulent, au contraire, s’affirmer davantage musulmans. D’où l’émergence du « surmusulman ». La défense de l’islam devient pour ce dernier auto-immunitaire, au sens où elle détruit ce qu’elle veut sauver. C’est pourquoi, je le répète, le « surmusulman » a deux ennemis  : l’ennemi extérieur, l’Occident, et l’ennemi intérieur  : l’Occidenté, lequel refuse la soumission politique à la religion et se veut citoyen d’une nation. Pour le surmusulman, le musulman sécularisé est l’ennemi premier à éliminer.

La notion de «  surmusulman  » est-elle valable également en France  ?

FETHI BENSLAMA Je décris dans mon livre les grandes tendances qui font que la radicalisation se diffuse partout où il y a des musulmans. On estime au minimum à trois millions le nombre de musulmans vivant en France. Parmi eux, une partie des jeunes ne trouvent pas leur place dans la société. L’islamisme s’intéresse à elle et elle s’intéresse à son idéologie qui alimente sa révolte au nom d’une justice identitaire, on trouve le phénomène en Tunisie, en Algérie, en Syrie ou en Égypte, partout dans le monde arabo-musulman. Il pourvoit la jeunesse déshéritée et frustrée, réellement et imaginairement, d’un héritage et d’un testament pour lequel, avec lequel on peut mourir. Les déshérités ne sont pas uniquement les plus pauvres matériellement, mais tous ceux dont la blessure narcissique individuelle vient à coïncider avec l’idée d’une dépossession de l’héritage, donc d’un vol de jouissance. C’est ce que l’islamisme est parvenu à faire passer auprès d’une partie des musulmans.

D) Leaders et combattants islamistes

Généralement, les organisations terroristes essaient de récupérer vivants leurs combattants. Pas le jihadisme actuel. La mort est-elle une finalité ?

Il y a eu un détournement de la conception du martyr par l’islamisme, qui devient un désir de mourir et non ce qui peut arriver lors d’un combat. Dans la tradition chrétienne, le martyr n’a pas le même sens que dans l’islam. Il n’est pas un combattant, c’est celui qui subit la mort sans prendre les armes. A partir de la Première Guerre mondiale, le concept a été récupéré par le nationalisme. Mais le martyr devient un combattant, un soldat qui, en mourant, obtient le statut exceptionnel du héros de la patrie. C’est le cas dans l’islam, avec cette particularité que le martyr reste vivant, une sorte de mort-vivant, un être surnaturel en somme. Ce sont les mouvements islamistes qui ont ouvert la trappe de l’autosacrifice. Cette mutation a commencé avec le Hezbollah et les attentats suicides à la fin des années 70. Il ne s’agit plus seulement de combattre, mais de mourir au moyen du combat. La mort est devenue la matrice pour un humain exceptionnel qui va naître dans l’autre monde. Cette théorisation du chiisme révolutionnaire s’est ensuite répandue en passant par les Palestiniens. Bref, le martyr devient un but en soi. C’est ainsi que de nombreux jihadistes programment leur mort. Ils ne cherchent pas à s’en sortir. Derrière ce phénomène, il y a les vieux qui sacrifient leurs enfants, enfin surtout les enfants des autres. Ils fabriquent de la chair à jihad.

Qui sont ces « vieux » ? Les leaders islamistes ? Les dictateurs ?

Ceux qui veulent le pouvoir dans le monde musulman, et les islamistes ne reculent pas devant le sacrifice humain dans ce but. Il y a profusion de jeunesse dans ce monde déboussolé. L’explosion démographique a cassé les structures anthropologiques qui tenaient tant bien que mal jusqu’aux années 70. Par exemple, en Egypte, un million d’enfants naissent tous les ans, on a laissé tout filer. Quelle éducation, quels soins possibles avec un PIB par habitant qui représente le dixième de celui d’un Français ? Beaucoup de jeunes sont prêts à tout tenter pour sortir de leur monde. Certains essaient de rejoindre l’Europe et s’ils n’y arrivent pas, ils vont en Syrie, en Libye. C’est le désespoir.

E) Radicalité religieuse et autres radicalités

Ces derniers temps, pas mal d’ouvrages ont été publiés sur la radicalité islamiste et le phénomène du jihadisme. Ils se heurtent tous à la question du “désir sacrificiel” de certains jeunes au nom de l’islam. L’ambition de votre livre est-il de permettre de comprendre ce désir de mort ?

La radicalisation a été étudiée en France exclusivement par les sciences sociales. Or, ignorer le plan de la psychologie individuelle, c’est ne rien comprendre à ses motifs profonds. Je propose dans ce livre d’en approcher les ressorts psychiques à partir de mon expérience clinique, en articulation avec la dimension collective. La radicalisation est en effet, une condensation de plusieurs facteurs, ce qui nécessite le croisement des regards et des savoirs. Je pars du fait que les deux tiers des personnes signalées comme radicalisées ont entre 15 et 25 ans, et dans certains cas moins de 15 ans. Il s’agit de la tranche d’âge de l’adolescence telle qu’elle est devenue à l’époque contemporaine : elle commence de plus en plus tôt et se prolonge de plus en plus tard dans la vingtaine. C’est le temps d’une traversée subjective qui se caractérise par des difficultés normales plus ou moins importantes, et parfois par des troubles psychopathologiques. J’ai essayé de montrer comment l’offre de radicalisation, qui passe par internet et les réseaux sociaux, utilise les difficultés et les troubles de cette traversée pour capter les jeunes. J’ai travaillé pendant quinze ans dans un service public en Seine-Saint-Denis ; ces jeunes je les ai rencontrés et j’ai vu certains d’entre eux dans des états dépressifs et dépréciatifs d’eux-mêmes, dans une errance, dans un désespoir de leur monde. Lorsqu’ils rencontrent l’offre de radicalisation qui leur propose un idéal total, une mission héroïque au service d’une cause sacrée, ils décollent, ils ont l’impression de devenir puissants, leurs failles sont colmatées, ils sont prêts à monter au ciel. La radicalisation est en quelque sorte un traitement de leurs symptômes, d’autant plus opérant que la fanatisation, les transforme en automates religieux, ils perdent leur singularité. Lorsqu’ils sont enrôlés dans un groupe, là le piège de l’emprise se ferme sur eux, ce n’est pas seulement un processus de soumission, mais de dilatation des limites de l’individu, il se crée un corps collectif qui favorise la mégalomanie de chacun, les suicidaires peuvent alors s’auto sacrifier.

L’offre de radicalité islamiste joue-t-elle sur les mêmes ressorts que l’offre de radicalité d’extrême gauche dans les années 70 ?

Certains aspects se ressemblent mais pas tous. La différence réside dans la dimension religieuse de l’engagement et dans l’état de guerre qui existe dans plusieurs pays du monde musulman et qui crée des points d’appel au feu. Les groupes de l’extrême gauche européenne devaient créer eux-mêmes leur état de guerre et le déclarer. Dans la situation actuelle, les terrains de guerres sont nombreux avec leurs horreurs, dont les images sont diffusées et utilisées pour lever chez les jeunes le sentiment de l’intolérable et le sursaut moral chevaleresque. De plus, dans les années 70, il n’y avait pas les moyens de communications actuels, accessibles à tous. Avec un banal téléphone portable, on devient émetteur et récepteur de tout et de n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand. C’est hallucinant. Nous sommes baignés en permanence dans un océan d’images, comme si nous rêvions éveillés. Notre monde est devenu imaginal, fabriqué par chaque humain télé augmenté. En ce sens, la radicalisation s’est privatisée et s’est accrue en corrélation avec les techniques de la communication sans limites. On pourrait donc parler du jihadisme pour tous. Il en résulte que les preneurs de l’offre sont des jeunes de plus en plus fragiles psychologiquement. Avant, les groupes d’extrême gauche, les nationalistes radicaux, les groupes fascistes, ainsi que les jihadistes étaient formés idéologiquement et encadrés, aujourd’hui c’est de la génération spontanée. La conversion est très rapide et se fonde sur des rudiments religieux, car la fabrique du terrorisme n’est plus regardante sur le recrutement. C’est pour cette raison qu’il y a eu ces cas de terroristes mal formés : celui qui s’est tiré une balle dans le pied en préparant un attentat contre une église, celui qui s’est fait neutraliser dans le Thalys alors qu’il avait une kalachnikov entre les mains, celui qui s’est fait exploser deux rues plus loin, parce qu’il n’a pas pu accéder au grand stade de France, et bien d’autres qui attendent le jouet mortel ou croupissent en prison d’avoir mal étudié le manuel pour terroriste amateur. Ce ne sont pas des “gogos”, comme le dit Boris Cyrulnik, qui se croit autorisé de parler de tout, probablement sans jamais avoir rencontré un islamiste radicalisé. Ces jeunes ne sont pas naïfs, mais fanatisés, ils sont déterminés et dangereux, il faut prendre au sérieux l’ennemi. En fait, on ne prend plus le temps de les former, la matière humaine est profuse, on fabrique de la chair à jihad industriellement. Depuis la disparition des grandes utopies laïques, la jeunesse n’a plus d’idéaux palpitants, ce sont les plus fragiles qui ne trouvent plus les moyens de sublimer leurs pulsions dans des causes politiques communes. Il se crée des inégalités dans le partage des idéaux du vivre ensemble et c’est dangereux pour la cohésion d’un pays. Il faudrait beaucoup de « Nuit debout » pour remettre en route le partage des idéaux politiques vivants et non ceux de la langue de bois et du replâtrage. Il faut rappeler que 25% des radicalisés ne viennent pas de familles musulmanes, la proportion monte à 40%, si on considère ceux qui sont issus de familles musulmanes sécularisées.

On peut se radicaliser sans devenir un tueur ou un martyr. Comment comprendre que certains acceptent de donner la mort ou de mourir ?

En effet, toute radicalisation ne se traduit pas par la violence, sinon nous aurions des centaines de milliers de tueurs et pas seulement du côté jihadisme. Mais l’une des valeurs de l’occident moderne, probablement la plus sacrée, celle de la vie, nous voile la réalité ordinaire du désir de mourir et des passages à l’acte. Il y a en France, chaque année, environ 200.000 tentatives de suicide, 10 000 personnes en meurent, dont 1000 jeunes. Mon hypothèse est que la radicalisation violente consiste à transformer en autosacrifice des pulsions suicidaires chez des jeunes happés par l’imaginaire fanatique d’un autre monde meilleur, et d’un au-delà merveilleux. Il faut garder à l’esprit que l’une des difficultés du passage adolescence est le trouble des limites entre la vie et la mort. Certains font des tentatives de suicides mais ne veulent pas mourir, ils aspirent à devenir d’autres personnes en traversant la mort. Après tout, la résurrection est un fondement de la foi chrétienne. Devenir un autre en allant au bout de soi-même, c’est aussi la visée des sports et des aventures extrêmes. D’autre part, il y a des délinquants qui sont prêts à anoblir leurs pulsions antisociales en actes héroïques au service d’une cause suprême. Ils peuvent donc poursuivre leurs exactions au nom d’une loi supérieure, et quoi de plus haut que Dieu ? Il se trouve qu’il y a des suicidaires qui sont en même temps des délinquants et qui veulent se recycler en tuant et en se tuant ; ils se purifient avec le sang des autres. Voilà ceux que la propagande de Daech capte dans ses filets. Un jour, un jeune dans état d’indifférence glaçante m’a dit : “je suis déjà mort, rien ne peut plus m’arriver”. Quelle puissance dans l’impuissance ! Nous savons cliniquement qu’il arrive que des personnes meurent subjectivement, tout en restant vivantes. Nous appelons cela la mort du sujet. Le vivant-mort acquiert une puissance extraordinaire, s’il est recruté pour une cause sacrée et transformé en une sainte arme de destruction de masse.

La propagande d’Al-Qaïda et surtout celle de Daech ont utilisé le ressort du désir et de la facilité de mourir, c’est pourquoi beaucoup de jeunes enrôlés dans le jihadisme répètent les mêmes formules “la mort c’est comme un pincement“, “nous aimons la mort comme vous (les occidentaux) vous aimez la vie“, etc. Ils prétendent que c’est l’islam. Mais les musulmans n’aiment pas la mort, et le martyr dans la tradition n’est pas quelqu’un qui veut mourir, mais qui trouve la mort en combattant. Il y a donc eu des musulmans qui ont transformé le martyre en un but en soi. Kant disait de l’islam qu’elle est une religion du courage, mais des musulmans l’on changé en religion de la sauvagerie. C’est ce que j’appelle le « surmusulman ». Les musulmans dont le fondement éthique de leur religion est l’humilité doivent lutter contre le surmusulman, non par l’humilité de l’humilié qui se venge, mais par l’humilité de l’humble, sans ressentiment. En fait, sous l’apologie de l’amour de la mort, qui est aussi un vieux slogan fasciste (“Viva la muerte”), il s’agit du schème hégélien dialectique de la lutte entre le maître et l’esclave. Le maître est celui qui est capable de risquer sa vie. En acceptant de mourir, il acquiert une puissance qui subjugue celui qui craint de mourir, veut rester vivant et accepte la soumission. C’est ainsi que l’islamisme violent veut prendre le pouvoir en transformant les jeunes en maîtres de la mort.

La sidération en Europe autour de la motivation de ces nouveaux jihadistes tient-elle au fait qu’on ne comprend pas ou plus ce que peut offrir “l’espérance religieuse” ?

Ce qu’on appelle religion dans l’occident sécularisé aujourd’hui, se limite à l’individu, à des groupes de communion temporaires, aux lieux du culte, à une mémoire et à des symboles, bref un passé désactivé de sa puissance. Ailleurs, dans la majeure partie de l’humanité, la religion a une effectivité qui traverse et organise toute la vie commune au présent. C’est un pouvoir sur les âmes et sur les êtres dans la réalité. Dans les pays sécularisés, l’espoir est placé du côté du progrès social, dans le monde sous l’empire de la religion, mise à part la charité, l’espérance religieuse est en vue de la mort, en tant qu’elle donne accès au monde éternel. Donc quand on parle de religion ici et là-bas, il arrive que l’on soit piégé par un mot qui ne correspond pas à la même réalité anthropologique. Ceci étant, l’occidentalisation du monde qui a commencé avec le colonialisme et se poursuit avec la mondialisation actuelle, sécularise d’une manière irrépressible l’humanité à travers le même modèle technoscientifique et économique. C’est pourquoi, il y a tant de réactions identitaires et de demandes de sens dans le monde. Or, historiquement, l’islamisme, né il y a plus d’un siècle, correspond à la perception par des musulmans du danger de la sécularisation et de l’occidentalisation. L’islamisme s’est présenté comme une défense de l’islam, face aux expéditions militaires occidentales et à l’arrivée avec elles des Lumières. Sous un certain angle, les Lumières signifient l’émancipation de ténèbres religieuses. L’islamisme est une mobilisation de la puissance religieuse contre la sécularisation, qui vient d’un occident qui a désactivé Dieu, mais aussi en interne contre des musulmans qui sont devenus partisans des Lumières et qui veulent que leurs sociétés soient gouvernées uniquement par la raison politique en tant que sphère autonome. D’où le fait qu’aux expéditions armées occidentales, se sont ajoutées des guerres civiles entre musulmans. Plus la sécularisation interne avance et plus l’islamisme devient virulent et auto-immunitaire, au sens où un organisme se détruit en se défendant. L’islamisme est avant tout menaçant pour les musulmans et pour leur civilisation. C’est un fondamentalisme comme on en trouve dans toutes les religions, sauf que celui-ci a été armé dans le jeu géopolitique entre grandes puissances et puissance régionales.


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