35 ans après Salvador Allende : le côté sombre du Chili d’aujourd’hui

samedi 13 septembre 2008.
 

Qu’est-ce qui a changé au Chili depuis le renversement du gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende ? 35 ans se sont écoulés, 17 ans de dictature militaire, 18 ans de "transition à la démocratie" conduite par une coalition hégémonizée par les parti Socialiste, Démocrate Chrétien et Pour la Démocratie, suivis d’autres moindres, comme le parti Radical, la dénommée Concertation de Partis pour la Démocratie.

La première observation est que la « transition » compte déjà plus d’années que la dictature. Mais les conditions de vie du peuple se sont dramatiquement aggravées depuis l’époque d’Allende. Et il y a peu de marge pour protester. Aujourd’hui, il existe une perverse démocratie formelle qui limite l’accès des pauvres à la politique et qui exclut de toute participation la minorité communiste et les autres groupes de gauche. Il existe un système binominal d’élections qui a été créé justement pour que deux grands blocs – la droite et la Concertation – s’alternent perpétuellement au pouvoir, comme les démocrates et les républicains aux Etats-Unis.

La fin de la dictature n’a pas été uniquement le résultat de la lutte du peuple, qui a généreusement versé son sang, instigué par ceux qui gouvernent aujourd’hui le pays, mais c’est un accord politique qui a prévalu, sous l’impulsion des mêmes facteurs internationaux qui ont provoqué la chute de Salvador Allende, c’est-à-dire les Etats-Unis, la CIA, l’USAID, le Fonds National pour la Démocratie (NED, en anglais) et les grandes corporations transnationales, dont les marchés d’exploitation des ressources naturelles se sont particulièrement accrus pendant ces 18 dernières années, d’après tous les indicateurs. Les secteurs qui produisent le plus de profits au capital local et international sont l’extraction minière de cuivre, dont 70% est privé, et l’industrie de la cellulose qui est extraite des forêts du territoire indigène.

Néo-droite « progressiste »

La dictature est toujours présente, mais sous une autre apparence, dans le modèle à succès du « développement démocratique » dont souffre le Chili, mais qui s’exporte comme une image que d’autres pays pourraient envier. La grande charte de la dictature, datant de 1980, a été rendue légitime par de successives réformes constitutionnelles « rafistolées » concertées par le gouvernement avec la droite parlementaire. Chaque fois qu’ils en ont l’occasion, les organisations patronales de la droite économique manifestent leur satisfaction pour le cours de leurs affaires sous l’administration concertationniste, notamment sous le mandat présidentiel de Ricardo Lagos (2000-2006).

Pendant ces 18 ans de « transition vers la démocratie », la Concertation est devenue une néo-droite, avec une apparence socialiste et sociale-chrétienne, comme cela est arrivé aux partis « progressistes » en Europe et sous d’autres latitudes, où la social-démocratie a imité la démocratie-chrétienne comme une nouvelle expression partisane rénovée de la droite traditionnelle. Le socialisme d’aujourd’hui n’est pas le même que celui du temps d’Allende. Le parti du président immolé qui a prétendu effectuer des réformes sociales recule aujourd’hui sur le même chemin qu’ont suivi leurs collègues socialistes d’Espagne, de France, les laboristes du Royaume-Uni, le parti « trabalhista » du Brésil, entre autres. On peut librement circulé dans le Chili d’aujourd’hui mais sur des routes privées. Santiago a un réseau d’autoroutes urbaines payantes. Les gens ont l’air triste, car ils sont endettés, même s’il y a un peu de travail, mais précaire et « flexibilisé ». Les employeurs n’ont pas à se compliquer avec la sécurité sociale de leurs travailleurs. L’éducation, la santé, la retraite sociale ont été privatisées, se transformant ainsi en affaires ou « industries ».

Une nouvelle classe politique à l’apparence « démocratique et progressiste » s’est incrustée au pouvoir de l’État pour gérer la spoliation du peuple chilien et de ses ressources naturelles avec plus d’ « efficacité » que les militaires et avec peu de plaintes de la part des travailleurs, à cause du contrôle de la Concertation sur la Centrale Unique des Travailleurs (CUT). Cette classe politique a également mis en marche un processus de corruption aux dépens des fonds publics sans précédent dans l’histoire politique républicaine du pays.

Les rebelles sont des jeunes

Les dissidents, parmi lesquels des centaines de milliers de militants de gauche allendistes, n’ont pas de place dans cette démocratie car le système électoral binominal leur bloque l’accès au Parlement. Les jeunes refusent de s’inscrire volontairement sur les registres électoraux. C’est-à-dire qu’ils refusent d’acquérir le droit de vote. Une fois inscrits, ils auraient l’obligation d’aller voter sous peine de sanctions sévères car le vote est obligatoire au Chili. Et le gouvernement prétend légiférer sur une inscription automatique lors de la majorité à 18 ans, pour maintenir le caractère obligatoire du vote, dans un effort désespéré pour récupérer la représentativité perdue. Paradoxalement, ceux qui s’opposent à cette mesure totalitaire sont les héritiers politiques du pinochetisme qui jouent à présent au populisme électoral dans le style du Parti Populaire espagnol.

Lorsque certains syndicats qui ne sont pas sous le contrôle de la Concertation et certains secteurs de la société chilienne manifestent leur mécontentement vis-à-vis du nouveau modèle politique et économique qui favorise les riches, ils sont brutalement réprimés par le gouvernement dit « socialiste », au nom du sacré système légal hérité de la dictature qui garantit la spoliation néolibérale. Les plus affectés ont toujours été les syndicats de travailleurs des entreprises de sous-traitance - avec des emplois précaires et « flexibles » -, les étudiants et l’ethnie mapuche, dont le territoire demeure occupé militairement depuis des années, n’ayant rien à envier à la Palestine. Et de même qu’en Israël, le Chili fait la sourde oreille aux recommandations des organismes de défense des Droits de l’Homme des Nations Unies. La région mapuche, avec ses habitants en extrême pauvreté perpétuelle, est un territoire occupé par les Carabineros sous un état de siège permanent, pendant que leurs terres sont exploitées par les industries du bois des groupes économiques les plus riches du Chili.

Le gouvernement de la "socialiste" Michele Bachelet a choisi le chemin de la répression, avec 1.500 détentions de jeunes étudiants au mois de juillet 2008. La police militarisée des Carabineros exerce une brutalité sans restrictions, y compris lors de détentions régulières dictées par les tribunaux. La mort d’un chef de police dans un accident aérien au Panama, alors qu’il était allé faire les magasins avec sa famille et des amis, a été transformée en tragédie nationale par le gouvernement et les médias, avec un deuil officiel et un arsenal de propagande qui a élevé le défunt à la catégorie de saint.

Le rôle des médias

Tout cela a lieu alors qu’il existe une criminalisation croissante de la protestation civile, qui a commencé en réduisant à 14 ans la responsabilité pénale des jeunes. Les étudiants qui protestent dans les rues courent le risque d’être accusés en tant qu’auteurs de crimes, et non pas de désordres publics, comme c’est déjà le cas dans des pays comme El Salvador, qui a fait sienne la loi antiterroriste des Etats-Unis, la Patriot Act. Cependant, lorsqu’un étudiant de 15 ans est arrêté et frappé par les Carabineros dans les rues de n’importe quelle ville, il doit rester détenu jusqu’à ce que ses parents aillent le récupérer au commissariat. C’est-à-dire qu’il y a un double standard entre les droits des citoyens et la responsabilité pénale qui opère toujours contre les jeunes.

Le débat parlementaire a lieu à huis clos, presque comme au temps de la dictature, à la différence près qu’aujourd’hui la salle est plus grande et qu’il y a plus d’acteurs de la classe politique jouissant d’un salaire payé par « tous les Chiliens ». Il n’y a pas non plus de débat public démocratique dans la presse, où toutes les opinions n’ont pas leur place et où il n’existe pas de marge pour les critiques et les dissidents. Les grands médias – dont la propriété est extrêmement concentrée – soutiennent les mesures répressives et autres politiques de gouvernement qui plaisent aux groupes économiques et ou aux pouvoirs de fait. Les médias exercent un double jeu de soutien et de critique, même si les unes des journaux les plus populaires sont consacrées à des sujets banals. Deux hommes d’affaires contrôlent la presse écrite du pays, Agustin Edwards et Alvaro Saieh, à travers leurs journaux enseignes El Mercurio et La Tercera. La télévision exhibe le même signe idéologique, stigmatise les protestations sociales, cultive la banalité et criminalise péjorativement les protagonistes de celles-ci à travers toutes les chaînes. Le candidat présidentiel Sébastian Piñera, version locale de Silvio Berlusconi, a sa propre chaîne de télévision, alors qu’une autre répond au Vatican, une troisième chaîne appartient au multimillionnaire Ricardo Claro, de l’Opus Dei, deux autres appartiennent au magnat mexicain Angel Gonzalez et la chaîne de l’Etat est cogouvernée par les intérêts communs d’un directoire accordés en quotes-parts entre la droite et la Concertation.

Députés « désignés » au doigt et à l’œil

Il est impossible de décrire in extenso dans une simple chronique le Chili d’aujourd’hui, 35 ans après la mort de Salvador Allende. Il y a de multiples coups de pinceau pour illustrer cette situation. Par exemple, ces derniers jours, les Chiliens ont appris la prise de fonctions d’un nouveau député qui n’a jamais été soumis au vote populaire. Il s’agit du remplaçant socialiste du défunt Juan Bustos, président de la Chambre. La loi a permis que le successeur soit désigné au doigt et à l’œil par le parti du défunt. Le prix est retombé sur Marcelo Schilling, qui s’est rendu célèbre comme organisateur de « La Oficina », une instance d’espionnage internet créée par Patricio Aylwin (2000-2004) que Ricardo Lagos a transformé en Agence Nationale d’Intelligence (ANI), pour surveiller les dissidents nationaux.

Les hommes d’affaires exportateurs de produits primaires, tels les raisins, les pommes et les poires se plaignent depuis des années de la dévaluation du dollar, qui est un phénomène mondial, et non pas chilien. Avec l’argent provenant des ventes de 30% du cuivre que l’Etat continue à détenir (Allende a nationalisé cette ressource à 100%), la Banque Centrale a destiné 8 milliards de dollars à l’achat de dollars tout au long de l’année 2008, faisant monter artificiellement le prix de la monnaie étrangère sur le marché interne pour bénéficier les exportateurs. Avec cette mesure s’est déchaînée une inflation qui élève dramatiquement le coût de la vie et de l’énergie, qui est généralement importée, comme le gaz d’Argentine. De ce fait, une des normes sacrées de l’économie néolibérale a été violée, en manipulant « la main libre du marché », mais cela n’a pas d’importance pour des journaux comme El Mercurio, qui défend avec acharnement le néolibéralisme. Le ministre du Trésor, Andrés Velasco, en est arrivé au point de dire que les derniers chiffres de hausse du chômage sont un bon signe, car ils prouvent qu’il y a plus de gens qui cherchent du travail (sic).

Et mon voisin a été expulsé…

Le Chili a été le pays le plus frappé par la rétrograde expérience néolibérale mondiale qui a commencé dans les années 70. Justement, pour cette expérience, avec un peuple attaché, emprisonné ou assassiné, sans capacité pour réclamer, une dictature militaire a été établie. Aujourd’hui, ses chiffres macro-économiques sont bons, ils sont tenus pour exemplaires par les autres pays, mais les chiffres ne bénéficient exclusivement qu’à ceux qui sont déjà riches et au capital étranger. Les grandes entreprises ont l’habitude de dire à la télévision qu’à présent le pays est « sur la bonne voie » de la croissance. Mais une croissance dans quel sens ? Vers quoi ?... Alors que j’écris cette histoire en cette matinée de lundi, la police, un tribunal et les forces de police sont arrivés pour expulser et mettre à la rue mon voisin, de classe moyenne, car il n’avait pas payé son appartement… Comme dirait Bertolt Brecht, quand viendront-ils me chercher ?...

Ernesto Carmona, Rebelión, 10 septembre 2008.

Traduit par eli


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