Le Sénat, Chambre anachronique, par Paul Alliès.

mercredi 24 septembre 2008.
 

La plupart des Etats de par le monde connaissent ou ont connu l’existence d’une seconde chambre parlementaire, le plus souvent liée à leur histoire nationale spécifique. Généralement, ces chambres ont été créées pour protéger les intérêts de catégories ou de communautés devenues minoritaires dans les sociétés modernes après y avoir été dominantes. Elles se sont maintenues cas par cas quand elles ont pu justifier leur existence par de nouvelles fonctionnalités constitutionnelles ou politiques. Le Sénat français ne fait pas exception à cette règle historique. Par contre, il se distingue nettement de l’évolution récente du bicaméralisme. Confrontées au défi du nombre et du suffrage universel la plupart des secondes chambres ont réussi à trouver une nouvelle légitimité dans la représentation des collectivités territoriales, même dans les Etats unitaires. Le Sénat lui, reste cantonné dans une confusion des genres aggravée par une représentativité problématique. Après un quart de siècle d’une décentralisation qui aurait dû être sa chance, il est devenu la chambre la plus archaïque du monde parlementaire connu.

Tout s’est passé comme si la « haute assemblée » de la V° République avait parcouru à reculons l’histoire de celle-ci : à chaque occasion où elle aurait pu voir transcroitre ses pouvoirs et fonctions, elle choisit de « renouer avec la chaîne des temps » comme disait vouloir le faire la Restauration en 1814 pour faire oublier 1789. En 1969, alors qu’elle pouvait être une chambre de représentation des structures socio-économiques d’une France devenue urbaine, elle préféra rester le « Sénat conservateur » de la France impériale du XIX° siècle. En 1981 quand enfin la France réforme son Etat territorial, elle renforce les traits de sa naissance républicaine quand, en 1874 Gambetta lui assignait le rôle de « grand conseil des communes françaises » adossé aux départements. Si bien qu’alors que monte en puissance un pouvoir régional et d’agglomération, le Sénat reste fidèle à une France rurale fantomatique.

Une Chambre conservatrice

Justifier la division de la volonté nationale dans sa représentation même a toujours été en France sujet de controverses et de violentes divisions. Il a fallu attendre que la Révolution soit finie pour que le Directoire parvienne à imposer un Conseil des Cinq cents et un Conseil des Anciens. Cette division servit ensuite à contenir les effets du suffrage universel et de l’extension du principe d’égalité dans la représentation. La seconde chambre devint très tôt en France l’instrument de limitation de la démocratie majoritaire. Tout s’est passé comme si les classes dominantes, effrayées à l’idée de devoir partager ou perdre le pouvoir préféraient briser son unité législative. Le Sénat incarnerait ainsi un idéal libéral, celui du « gouvernement modéré » selon lequel tout pouvoir, qui plus est populaire doit être limité. En se posant comme chambre de réflexion qui prend le temps de discuter la loi selon une temporalité plus ample que celle de l’Assemblée nationale (la durée du mandat des sénateurs, leur renouvellement par tiers jusqu’à la réforme de 2003) le Sénat est longtemps resté fondé sur ce principe jusque dans la Constitution de 1958. Sans pour autant gagner un pouvoir spécifique en matière de décentralisation, il y a conservé une part importante du pouvoir législatif puisque pour être adoptée une loi doit faire l’objet de deux lectures au cours desquelles les sénateurs ont des moyens équivalents à ceux des députés, dans le cadre de la procédure d’amendements notamment. Grâce à la navette, il infléchit le plus souvent la volonté de l’autre chambre. Quand le gouvernement l’estime opportun, il peut laisser en chantier un texte voulu par l’Assemblée nationale, le Sénat gagnant alors un véritable droit de veto. Il peut aussi utiliser la question préalable contre un texte ; il l’a fait plusieurs fois contre la loi de finances. Ces libertés conduisent souvent à l’enlisement de projets de lois quand le gouvernement ne tient pas vraiment à leur adoption. Le résultat de cette activité « modératrice » est impressionnant : du refus du statut de la Nouvelle-Calédonie et de la Corse au rejet de la saisine du Conseil constitutionnel par les justiciables en passant par la lutte permanente contre l’impôt sur le revenu ou sur la fortune, contre le Pacs, la parité, le champ législatif du Sénat est un cimetière des réformes. La cause en est dans les facultés de temporisation, de révision, de recours, de rectification des textes qu’il possède. Le paradoxe est qu’il fut conforté dans ce rôle par la gauche dès son arrivée au pouvoir alors même que l’alternance s’avérait impensable en son sein. François Mitterrand en inaugurant son premier septennat ne déclarait-il pas : « la défense du droit à la liberté, le progrès de la démocratie, la permanence du dialogue, dans un esprit de compréhension et de générosité exigent que le Sénat remplisse dans leur plénitude les fonctions qui lui sont dévolues par la Constitution et la tradition républicaine » ?.

Est ainsi oubliée la tentative du Général De Gaulle de moderniser radicalement le Sénat en en faisant une chambre de représentation des intérêts socio-économiques. Elle renouait avec une ancienne tradition apparue dans l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire du 22 avril 1815. Reprise par St Simon, elle ne cessera de cheminer sous des acceptions diverses mais républicaines. Ainsi Duguit proposait que la chambre élue au suffrage universel direct représente les individus, l’autre représentant « les groupes sociaux que lie la communauté des intérêts.(...) Un pays où la double représentation des individus et des groupes n’est pas assurée n’a point de Constitution » [1]. Dans les années Trente, l’idée fut reprise à droite avec les acceptions corporatistes que l’on sait mais aussi à gauche, notamment dans les réflexions constitutionnelles de Léon Blum (Lettres sur la réforme gouvernementale, 1918). L’Irlande fut la seule à la réaliser complètement en 1937 et l’a maintenue jusqu’à aujourd’hui. Après la deuxième guerre mondiale, l’engouement pour la planification la remit en selle. De Gaulle l’évoque en 1946 dans le discours de Bayeux : le Conseil de la République devrait comprendre trois sections. L’une représenterait les collectivités locales métropolitaines, une autre les activités socio-économiques et culturelles et une troisième l’outre-mer . L’idée sera défendue encore par Pierre Mendès-France en 1962 en ces termes : « La seconde assemblée sera conçue de manière à représenter les groupes sociaux et les intérêts professionnels, forces nouvelles auxquelles l’Etat doit reconnaître un rôle et qui doivent participer à son fonctionnement. » [2]. L’échec du référendum du 27 avril 1969 a sans doute marqué la fin de ce cheminement. Il s’est traduit par un renforcement de la fonction politiquement conservatrice du Sénat que son opposition systématique aux projets des gouvernements de gauche mais aussi de droite allait conforter.

Le fait que le Sénat assume à titre principal ce rôle de frein des majorités populaires pose sous un jour nouveau la question de sa représentativité. Son recrutement doit être différent de celui de la Première Chambre mais pas au point de se confondre avec celui-ci sans quoi l’aveu d’un doublonnage anti-démocratique pourrait mettre en question son existence même. C’est ce qui est arrivé en Suède comme au Danemark où ces Chambres ont disparu à partir de 1970. Partout l’équation est la même ; s’il ne veut pas apparaître comme responsable d’un dysfonctionnement des institutions, le bicamérisme doit satisfaire deux conditions : avoir une légitimité représentative et une utilité reconnue. Ainsi les secondes chambres performantes ne sont pas forcément celles qui ont le plus de représentativité ou de pouvoirs. Ce sont celles dont le statut traduit un équilibre entre une représentativité imparfaite mais spécifique et des moyens d’action limités mais réels. [3] Ces conditions sont complètement réunies dans le fédéralisme, mais aussi dans les systèmes de représentation égalitaire ou pondérée des territoires. C’est la voie que le Sénat français s’est avéré incapable de prendre.

Une Chambre illégitime

Selon l’article 24 de la Constitution de 1958, « le Sénat est élu au suffrage indirect. Il assure la représentation des collectivités territoriales de la République ». Le principe est à la fois géographique et démographique ; il est fondé donc sur la double exigence de la représentation du territoire des collectivités et des populations qui y résident. Il intéresse donc à la fois le nombre de sénateurs élus dans chaque Département mais aussi la composition du collège des grands électeurs réunis dans ce cadre. En effet, le Sénat a cette spécificité constitutionnelle de devoir représenter des collectivités dotées d’une personnalité juridique qui assurent, au deuxième degré, son élection.Pour autant il n’a aucune attribution constitutionnelle spécifique concernant la décentralisation. C’est l’héritage du compromis républicain de 1875 qui s’est avéré pérenne. Le problème est que la base de ce compromis n’a plus aucune pertinence : Gambetta avait le souci de l’intégration des paysans à la République via la démocratie communale ; la réforme de 1884 avait promu les gros bourgs, donc la moyenne bourgeoisie pour assumer cette tâche. C’est chose faite depuis longtemps et la paysannerie est d’ailleurs entrée dans un cycle de quasi-extinction. Pourtant la structure rurale du collège des grands électeurs demeure, bafouant le principe constitutionnel de l’égalité du suffrage dans la délimitation des circonscriptions électorales fixé par le Conseil constitutionnel (décision des 1 et 2 juillet 1986). Ce dernier, dans sa décision n° 2003-475 du 24 juillet 2003 a estimé que la composition du collège électoral sénatorial ne pouvait être contestée tant que les règles définissant la désignation et le domaine d’application de celui-ci ne sont pas modifiées en tant que telle par la loi. Or ce sont bien celles-ci et celui-là qui forment un obstacle insurmontable.

L’ordonnance du 15 novembre 1958 a repris le système de répartition des sièges datant de 1948. Elle s’est contentée de légèrement augmenter la représentation des grandes villes. Mais l’essentiel de la composition des collèges sénatoriaux n’a pas changé. On sait que les communes de moins de 500 habitants ont chacune droit à un délégué tandis que celles de plus de 30.000 habitants ont droit à un délégué supplémentaire par tranche de 1000 habitants supplémentaires. Les petites et moyennes communes se taillent ainsi la part du lion. Les conseils municipaux des communes de moins de 500 habitants (qui abritent 7% de la population) désignent 16% des grands électeurs. Celle des communes de 500 à 1500 habitants (15% de la population) 25%. Seules les villes comprises entre 1500 et 15 000 habitants sont à peu prés équitablement représentées. Mais la France urbaine (plus de la moitié de la population dans les villes de plus de 190.000 habitants) ne dispose que de 30,8% des délégués. Si l’on retient les départements comme base de la comparaison l’inégalité est tout aussi criante : la Creuse a un sénateur pour 65.000 habitants alors que le Var, un pour 271.000. Les départements les moins peuplés pèsent deux fois plus que les départements les plus peuplés. Plus de quarante départements, tous ruraux, sont ainsi surreprésentés depuis plus d’un siècle alors que la dizaine de départements les plus peuplés, les plus urbains et les plus riches sont restés quasi-inexistant [4]. Les lois du 16 juillet 1976 et du 30 juillet 2003 ont tenté de corriger ces distorsions en augmentant le nombre de sièges à pourvoir. En 2010 on passera de 331 à 346 sénateurs ce qui se traduira par un plus grand nombre d’élections à la représentation proportionnelle. 30 départements élisant 4 sénateurs et plus, soit 180 sénateurs (52% des sièges) seront élus selon ce mode de scrutin. L’extension de la proportionnelle est un biais par lequel certains espèrent voir corriger les inégalités trop violentes. En effet, la règle du scrutin majoritaire corrélée à celle de l’avantage donné aux départements ruraux est bien faite pour avantager les votes conservateurs.

On revient ainsi à la fonction finalement essentielle du Sénat français, celle d’une chambre politiquement conservatrice. On attend de la proportionnalisation qu’elle politise la représentation donc la démocratise. Mais les effets pervers demeurent : c’est dans les départements les plus peuplés que la gauche pourrait espérer avoir l’avantage et donc profiter de l’effet amplificateur du scrutin majoritaire à deux tours. Le bénéfice de celui-ci est réservé aux 70 départements n’élisant que trois sénateurs au maximum. Ces dispositions influent évidemment sur la sociologie de la chambre.Les 150.000 grands électeurs sélectionnent plutôt des hommes (il n’y a avait que 3% de femmes sénatrices avant l’adoption de la loi sur la parité dans les scrutins de liste), appartenant à une formation de droite, exerçant une profession libérale ou propriétaire d’une entreprise commerciale, industrielle ou le plus souvent d’une exploitation agricole (50% du total). Le sénateur est également un super-cumulard de mandats : ceux de maire d’une petite commune, de conseiller général, de présidents et vice-présidents d’assemblées départementales.

Comment s’étonner que le Sénat demeure ainsi une assemblée de notables au sens donné à ce mot au XIX° siècle. Désigné par le suffrage censitaire de 150.000 grands électeurs, il réalise un amalgame des différentes collectivités au détriment des plus modernes (les agglomérations et les régions qui restent très faiblement représentées même par le mécanisme du cumul). Il ne représente même pas de manière équitable les diverses collectivités de la République. La réforme de 1884 procédait d’une certaine inspiration fédérative en faisant reposer la désignation du Sénat sur la désignation d’un délégué par commune. Elle a été complètement oubliée si bien qu’on doit considérer que l’article 24 de la Constitution est dénué de sens et de portée [5]. Procédant exclusivement d’élus locaux, c’est une assemblée qui ne peut, au mieux qu’assurer la défense de groupes d’intérêts divers et souvent opaques. La préférence accordée au Département dans les lois de décentralisation de 1981 a scellé cette impuissance du Sénat à s’ouvrir à une représentation territoriale équitable. Il est la chambre corporative des 37.000 communes et il ne deviendra pas l’instance de représentation des nouveaux territoires, des pays, des agglomérations, des régions.

Une Chambre à refaire

Une moindre réforme du Sénat semble impossible tant la résistance de l’institution s’est avérée radicale et puissante. Elle se vit menacée d’une réforme de son mode d’élection à la suite d’une déclaration de Lionel Jospin, Premier ministre (« Une Chambre comme le Sénat, avec autant de pouvoirs, où l’alternance n’est jamais possible, qui n’est pas élue au suffrage universel direct, est une anomalie parmi les démocraties » [6]). Le Président du Sénat, Christian Poncelet suscita le dépôt de deux propositions de loi en février 1999, l’une sur le mode d’élection des sénateurs, l’autre sur l’âge d’éligibilité (de 35 à 23 ans). Elles maintenaient le statu quo pour les communes de moins de 9 000 habitants (là où, on l’a vu, gisent les inégalités de représentation les plus grossières) ; elles donnaient un délégué supplémentaire par tranche de 700 habitants aux conseils municipaux de plus de 9 000 habitants. La volonté auto-réformatrice du Sénat était donc une fois de plus très limitée. Mais la loi du 30 juillet 2003 n’est pas allé beaucoup plus loin puisqu’elle s’en est tenue à une augmentation de quinze sièges, une réduction de l’age d’éligibilité à 30 ans, une diminution de la durée du mandat à six ans et un renouvellement toujours triennal mais portant sur la moitié des sièges. L’entièreté du déficit représentatif du Sénat est donc restée intacte.

La persistance de ce défaut majeur et l’impossibilité d’une vraie réforme emportent-il la conséquence qu’il vaudrait mieux supprimer purement et simplement cette chambre anachronique comme cela s’est fait sans dommage en Scandinavie, en Israël ou en Nouvelle-Zélande ?

L’examen comparé des trajectoires des secondes chambres dans les différents régimes constitutionnels confirme leur maintien pour peu, on l’a dit, que leur légitimité et leur rôle ne soient pas discutables. Leur évolution, vers des assemblées représentatives des « forces vives » économiques, sociales et culturelles reste très minoritaire à l’exception de l’Irlande, même si on en trouve des traces en Italie ou aux Pays-bas. L’évolution la plus nette est celle qui fonde la justification de la seconde chambre sur une représentation principielle des territoires ce qui les autorise à jouer un rôle législatif spécifique mais dépourvu de tout droit de veto. L’idéaltype reste ce que l’on nomme « le compromis de Phidadelphie » grâce auquel en 1787 les conventionnels américains surmontèrent les antagonismes entre petits et grands Etats : la Chambre des représentants représenterait en proportion la population, le Sénat à égalité les Etats membres de la République quelles que soient leur démographie et richesse. Ce compromis s’est étendu à la planète, des Etats-Unis à l’Afrique du Sud en passant par l’Allemagne et l’Inde et au-delà même des Etats fédéraux. Il permet de fonder l’existence de la seconde chambre sur la représentation des entités territoriales quelle que soit leur place dans le système constitutionnel. Ce compromis va avec un autre phénomène connu sous le vocable de « paradoxe de Madison » [7]. Il dit bien comment, quand ces chambres « fédératives » sont incontestées, elles gagnent un rôle politique essentiel, polarisées qu’elles sont par des clivages nationaux plus que locaux. Tout au moins la politisation des enjeux dit locaux leur donne une autorité législative basée sur la spécificité de leur représentation. Le Sénat américain est bien connu pour exercer un contrepoids essentiel à la Chambre des représentants, bien au-delà de la défense des intérêts des Etats fédérés qu’il représente. Les secondes chambres deviennent ainsi utiles pour l’efficience et la qualité du travail législatif. Elles permettent de donner « du temps au temps » ; Clemenceau l’avait bien perçu quand il disait que « le temps de la réflexion, c’est le Sénat ». C’est une manière de dire que le bicamérisme a sa justification, non plus dans la résistance réactionnaire à l’expression de la volonté populaire mais dans la production d’une conception pluraliste de la légitimité et d’une représentation diversifiée de la volonté nationale.

C’est bien là qu’est l’enjeu pour le Sénat français. Son illégitimité démocratique serait aisément corrigée par un double changement : celui de la circonscription de son élection qui devrait être la Région et celui du mode de scrutin qui devrait être la représentation proportionnelle intégrale. Au sein de la circonscription régionale, la représentation des différentes catégories de collectivités serait garantie : cela ne veut pas dire qu’il faille les représenter toutes également, la question du maintien de l’existence des Départements se posant depuis longtemps mais c’est un autre sujet. La proportionnelle obligerait les partis à construire des listes pertinentes à l’échelle de la Région ce qui supposerait que soit interdit le cumul des mandats sénatoriaux et locaux. Le Sénat deviendrait ainsi, outre la Chambre des territoires de la République, le grand conseil de ses opinions. Le compromis de Phidadelphie et le paradoxe de Madison seraient satisfaits, assurant à la seconde Chambre une place enfin démocratique.

Des perspectives s’ouvrent basées sur la dynamique d’un tel bicaméralisme dans le système français. Il donnerait un poids politique aux nouvelles collectivités locales créées par les lois de décentralisation et qui en sont aujourd’hui totalement dépourvues. Une régionalisation de l’Etat en serait favorisée, alimentée par une vraie respiration démocratique que les partis et le personnel politique auraient intérêt à encourager pour y tenir leur rang. Quant à la production de la loi, l’utilité de la contribution sénatoriale ne serait plus seulement marginale. D’ores et déjà le fonctionnement de la navette enseigne que ce mécanisme de dialogue des deux chambres peut améliorer grandement la qualité des textes. Quand le Sénat fait de la résistance et que le gouvernement déclare l’urgence en vertu de l’article 45 de la constitution qui l’autorise à interrompre la navette, du temps est évidemment gagné. Mais une loi votée en urgence nécessite beaucoup plus de décrets d’application qu’une loi votée selon la procédure normale. Autrement dit le temps gagné lors du vote est perdu lors de la mise en œuvre du texte. Sous la V° République, les navettes permettent d’aboutir dans 47% des cas (contre 18% en urgence) à un « texte d’application directe » c’est-à-dire sans décrets d’application. Par contre la quasi-majorité des textes votés en urgence ne rentre jamais totalement en application. Ces résultats seraient fortement encouragés par la relégitimation du Sénat qui serait ainsi une garantie nouvelle de l’efficacité de la loi et de son acceptabilité par les citoyens vu les conditions politiquement équilibrées de sa délibération.

Comment imaginer une telle refondation ? Elle dépend d’une volonté politique claire qui devrait trouver son expression dans deux scénarios : soit dans le cadre de l’une des procédures de révision de la Constitution de la V° République, soit dans l’avènement d’un nouveau régime. Dans le premier cas, la démarche est objectivement difficile à mener à bien vu la place tenue par le Sénat dans l’application de l’article 89. Celui-ci accorde « aux membres du Parlement » le droit d’initiative d’une révision. Pour être mis en oeuvre, il doit trouver l’appui des groupes politiques ainsi que celui du gouvernement qui a le monopole de l’inscription de la proposition à l’ordre du jour du Parlement. Mais c’est surtout l’accord de la majorité du Sénat qui en l’occurrence détient un véritable droit de veto avec des pouvoirs égaux à ceux de l’Assemblée nationale. En l’état actuel des choses, l’usage vraisemblable de ce droit empêchera que l’initiative parlementaire aille jusqu’au bout et permette aux citoyens de l’approuver par référendum. Reste alors l’autre voie, celle qui donne l’initiative de la révision au Premier ministre mais qui réserve au Président de la République sa mise en œuvre effective, le parfait accord entre les deux autorités étant requis. Ce dernier a le choix entre un vote de chacune des chambres suivi d’un référendum ou l’adoption par celles-ci réunies en Congrès à la majorité des 3/5°. À l’évidence ici encore le Sénat fera obstacle à l’aboutissement de l’entreprise.

Un tel blocage devrait renforcer le camp de ceux qui estiment que, sur ce point comme sur d’autres, le déséquilibre de la V° République n’est pas amendable et qu’il vaut mieux s’employer à l’avènement d’une VI° République. La théorie constitutionnelle distingue le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Le second appartient aux organes de l’Etat et leur donne une responsabilité dans la mise en œuvre, la discussion et l’écriture d’un projet de Constitution. Il est une sorte de concession démocratique à des commodités pratiques. Car le pouvoir constituant originaire appartient au peuple et à lui seul ; il l’exerce soit par l’élection d’une assemblée constituante soit par référendum, soit les deux. Le doyen Vedel, fin connaisseur de ces distinguo, remarquait en préambule au rapport du Comité pour la révision de la Constitution qu’il avait présidé que « si une constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu’à permettre le blocage indéfini des institutions (...) Aucune révision ne peut être imposée ni empêchée par un seul des organes de la représentation et si en cas de désaccord, la nation est arbitre, on a fait droit à la philosophie de l’Etat démocratique et à l’idée de Constitution » [8]. Face à la détermination d’une majorité politique déterminée à refonder nos institutions et en particulier le Sénat, « qui ne trouverait pas choquant que moins du quart des français vivant dans les communes de moins de 500 habitants, puisse s’opposer pratiquement à toute révision constitutionnelle » ? demandait déjà en 1972 Maurice Duverger. Il faisait écho à la leçon brillamment tirée de son expérience par le général De Gaulle : « Le Sénat a un privilège exorbitant et imparable, celui de tout bloquer. Le gouvernement n’a pas ce pouvoir puisqu’il peut être renversé par l’ Assemblée ; le président de la République ne l’a pas puisqu’il est tributaire du gouvernement lui-même tributaire de l’Assemblée ; l’Assemblée ne l’a pas puisqu’elle peut être dissoute. Seul le Sénat aurait la possibilité d’être contre tout sans qu’on puisse rien contre lui. S’il y a eu une erreur dans la Constitution de 1958, c’est bien celle-là : de créer un corps contre lequel on ne peut rien, alors qu’on peut quelque chose contre tous les autres » [9]. La disparition de cette anomalie démocratique n’a que trop tardé. Elle aggrave l’exception française dans la convergence constitutionnelle des pays membres de l’Union européenne. « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être » disait Danton. Il importe que les élites de ce pays en finissent avec cet insupportable archaïsme qu’est le Sénat de la V° République.

Paul Alliès

Professeur de science politique à l’Université de Montpellier I.


[1] L. DUGUIT, L’élection des sénateurs. In Revue Politique et Parlementaire. 1895, p.463.

[2] P. MENDES-FRANCE, La République moderne. Gallimard. 1962, p.93

[3] J. MASTIAS, Les secondes Chambres en Europe occidentale : légitimité ? Utilité ?. in : Revue Internationale de Politique Comparée, Vol 6, n°1,1999, p. 163 et s.

[4] F. CHEVALIER, Le sénateur français. 1875-1995. Montchrestien, L.GD.J., 1998.

[5] J.P. DUPRAT, Représentation territoriale et modération politique : le Sénat français. In Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 6, n°1, 1999, p. 81 et s.

[6] Le Monde,21 avril 1998

[7] R. DEHOUSSE, Le paradoxe de Madison : réflexions sur le rôle des Chambres Hautes dans les systèmes fédéraux. In Revue de Droit Public, n° 3, 1990

[8] Rapport au Président de la République. Propositions pour une révision de la Constitution. Paris, La Documentation Française, 1993

[9] Lettres, notes et carnets. Tome 12. Paris, Plon, 1988


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