L’histoire secrète des négociations entre Washington et les talibans

dimanche 14 septembre 2008.
 

Dès le 5 décembre 2001, les différentes factions afghanes aboutissaient, à Bonn, à un accord béni par les Nations unies, la communauté internationale et les Etats-Unis. Ce « miracle » n’en est pas un. Il aurait été impossible, surtout compte tenu des circonstances, d’amener tous ces groupes à s’entendre s’ils ne s’étaient pas rencontrés auparavant. En réalité, les contacts durent depuis des années, et les projets prétendument proposés depuis le 11 septembre sont discutés depuis plus de trois ans...

Le départ des Soviétiques, le 15 février 1989, n’a pas signifié le retour à la paix en Afghanistan. Mais il est vrai que les Etats-Unis, qui n’avaient fait la guerre que par Afghans interposés, via les services secrets pakistanais - l’Inter Services Intelligence (ISI) -, se désintéressent alors de la question. Selon M. Vincent Cannistraro, ancien de la Central Intelligence Agency (CIA) et du Conseil national de sécurité des Etats-Unis, rejoint sur ce point par le général pakistanais Hamid Gul, ancien chef de l’ISI et fondamentaliste radical qui qualifie le départ des Américains de « crime », « quand l’armée rouge s’est retirée, les objectifs des Etats-Unis étaient atteints ». « Qu’ont-ils fait ?, ajoute-t-il. Ils sont rentrés à la maison. Ils ont abandonné l’Afghanistan à ses seuls moyens, sans aucune des réalisations qu’ils avaient l’obligation de faire pour aider à reconstruire le pays et restaurer la stabilité. (...) Ils ont laissé un énorme vide (1). » C’est d’ailleurs pour combler ce vide qu’apparaît dans le pays l’Organisation des Nations unies (ONU) : elle ne quittera plus jamais la scène afghane.

L’Afghanistan devient officiellement une République islamique le 28 avril 1992. Le lendemain, les premiers visiteurs arrivent à Kaboul : le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, accompagné, entre autres, de son chef d’état-major et du prince Turki Al Fayçal, chef des services de renseignement saoudien et protecteur de M. Oussama Ben Laden, alors encore en Arabie saoudite après son retour de la guerre contre les Soviétiques. Le même jour, le commandant Massoud entre dans Kaboul, pour commencer une bataille qui laissera la ville en ruine.

Le 28 juin, l’islamiste modéré Burhanuddin Rabbani (fondateur en 1962 du premier parti islamiste d’Afghanistan, le Jamiat-e-Islami) est désigné chef du gouvernement. Les combats se poursuivent, entrecoupés de trêves sous l’égide (généralement) de l’Iran, du Pakistan ou de l’Arabie saoudite. En janvier 1994, l’ONU, qui a nommé M. Mahmoud Mestiri envoyé spécial pour l’Afghanistan, se fixe trois objectifs : exister sur place ; convaincre les pays qui œuvrent en sous-main de cesser leurs ingérences ; obtenir la libération de l’ancien président Mohamed Najibullah, réfugié dans un bâtiment des Nations unies (2). Il est également question de stabiliser le pays par la tenue d’une assemblée (choura) et peut-être des élections. La mission capotera en 1995, mais la lutte contre l’ingérence étrangère restera l’objectif permanent des Nations unies, avec la tenue d’assemblées locales de toutes sortes, devant mener à la paix.

Accusés d’avoir « laissé tomber » l’Afghanistan, les Etats-Unis, en réalité, s’y sont rapidement intéressés en raison de sa proximité avec la mer Caspienne, censée être le nouvel eldorado des hydrocarbures. Dès juin 1990, créant une foire d’empoigne entre compagnies pétrolières venues de tous horizons, la société Chevron s’implante au Kazakh-stan, alors encore soviétique. Les majors font un intense travail de lobbying en recrutant toutes sortes de consultants, parmi lesquels M. Richard Cheney, l’ancien secrétaire à la défense de M. George Bush senior, futur vice-président de M. Bush junior et, le plus actif sans doute, M. Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller à la sécurité nationale du président James Carter et consultant chez Amoco, qui sera longtemps le mentor de Mme Madeleine Albright, la secrétaire d’Etat nommée par le président William Clinton en 1997.

De son côté, et pour les mêmes raisons, le Pentagone a déjà commencé à s’implanter dans les anciennes républiques soviétiques : celles-ci constituent des zones de réserves d’hydrocarbures susceptibles de diminuer à terme la dépendance énergétique des Etats-Unis envers les pays du Golfe. Sous couvert de préparation à des interventions « humanitaires » (dont on voit mal ce qu’elles représentent exactement), les Etats-Unis ont signé dès 1996 des accords, baptisés Central Asia Batallion (Centrasbat), avec l’Ouzbékistan, le pays le plus puissant de la région, puis le Kazakhstan et le Kirghizstan. Ces trois pays ont organisé, en 1997 et 1998, des exercices militaires conjoints, et des soldats, notamment ouzbeks, sont allés s’entraîner dans le centre de formation des forces spéciales américaines, à Fort Bragg. Inquiets des développements de cette coopération militaire à leur marche, les Russes y ont envoyé des observateurs dès 1998.

Deux compagnies pétrolières se disputent un ambitieux projet de gazoduc censé traverser l’Afghanistan, via le Turkménistan et le Pakistan. « La seule route possible », a affirmé, devant une commission de la Chambre des représentants américains, M. John J. Maresca, vice-président international d’Unocal, la douzième compagnie américaine, en concurrence avec la société argentine Bridas (3). Compte tenu de l’ampleur de l’investissement, il faut à la fois l’accord du président du Turkménistan, M. Saparmourad Niazov, et du premier ministre du Pakistan, Mme Benazir Bhutto. C’est chose faite le 16 mars 1995. Et, après une intense campagne de lobbying menée à l’initiative des autorités américaines, le président turkmène signe un accord avec Unocal (4), le 21 octobre suivant, pour construire le gazoduc afghan - qui devient désormais une question centrale.

Mais il faut d’abord assurer la stabilité en Afghanistan. En janvier 1995, alors que la guerre fait rage, les premiers combattants talibans apparaissent en nombre, « inventés » de toutes pièces par l’ISI pakistanais et peut-être financés par la CIA et l’Arabie saoudite. On dit même qu’Unocal et son associé saoudien Delta Oil ont joué un grand rôle dans l’« achat » de commandants locaux (5). Sécuriser l’Afghanistan est apparemment leur unique fonction.

Le 26 septembre 1996, les talibans prennent Kaboul. Responsable de la CIA sur le terrain afghan pendant la guerre contre les Soviétiques (et actuellement voix officieuse de la CIA), M. Michael Bearden rappelle l’état d’esprit régnant à l’époque chez les Américains : « Ces gars [les talibans] n’étaient pas les pires, des jeunes gens un peu fougueux, mais c’était mieux que la guerre civile. Ils contrôlaient tout le territoire entre le Pakistan et les champs de gaz du Turkménistan. Peut-être, pensions-nous, était-ce une bonne idée parce que nous pourrions ainsi construire un gazoduc à travers l’Afghanistan et amener le gaz et les sources d’énergie au nouveau marché. Donc, tout le monde était content (6). »

Le soutien d’Unocal aux talibans n’est guère dissimulé par le vice-président de la firme, M. Chris Taggart, qui a qualifié leur avance de « développement positif ».Affirmant que la prise de pouvoir par les talibans est « susceptible de favoriser le projet »de gazoduc, il envisage même une reconnaissance des talibans par Washington (7). Une information fausse, mais qu’importe : c’est la lune de miel entre les Etats-Unis et les « étudiants en religion ». Pour le gaz et le pétrole, tout est bon. A tel point que, en novembre 1997, Unocal invite une délégation de talibans aux Etats-Unis et que, début décembre, la compagnie ouvre un centre de formation à l’université d’Omaha (Nebraska) pour faire connaître à 137 Afghans les techniques de construction des oléoducs.

La situation politique et militaire ne s’améliorant pas, certains à Washington commencent cependant à considérer le soutien aux talibans et au projet de gazoduc comme une erreur politique. C’est le cas notamment du sous-secrétaire d’Etat Strobe Talbott qui, le 21 juillet 1997, avertit : « La région pourrait devenir une pépinière de terroristes, un berceau de l’extrémisme politique et religieux, et le théâtre d’une véritable guerre (8). »Car un facteur important interfère dans les affaires intérieures afghanes et la relation que Kaboul entretient avec le reste du monde : la présence de M. Oussama Ben Laden, arrivé du Soudan à la recherche d’un refuge. Le 22 février 1998, depuis l’Afghanistan, il lance le Front international islamique, avec le soutien des talibans. A cette occasion, il émet une fatwa qui autorise des attentats contre les intérêts et les ressortissants américains.

Lors d’une visite à Kaboul, le 16 avril 1998, M. William Richardson, représentant américain auprès des Nations unies, évoque le cas Ben Laden avec les talibans, qui minimisent le problème. Selon M.Tom Simons, ambassadeur au Pakistan, les talibans lui affirment : « Ben Laden n’a pas l’autorité religieuse pour lancer une fatwa et donc ça ne devrait pas être un problème pour vous. » Mais le 8 août 1998, des engins explosifs détruisent les ambassades américaines de Dar-es-Salaam et Nairobi, faisant 224 morts, dont 12 Américains. Les Etats-Unis ripostent en envoyant 70 missiles de croisière sur l’Afghanistan et, marginalement, le Soudan. Le chef d’Al-Qaida devient alors leur ennemi public numéro un. Curieusement, ils vont tout de même attendre plus de six mois pour lancer un mandat d’arrêt international contre lui. C’est que, à défaut de sa capture, ils espèrent négocier avec les talibans une expulsion de M. Ben Laden sous d’autres cieux. Les attentats du mois d’août 1998 ont tout de même fait une victime collatérale : le projet de gazoduc afghan, auquel Unocal renonce publiquement.

Une promesse de « jackpot »

Depuis1997, une instance nommée Groupe 6 + 2 réunit les six pays voisins de l’Afghanistan (Iran, Pakistan, Chine, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan), ainsi que la Russie et les Etats-unis, sous la supervision de l’ONU et de son envoyé spécial pour l’Afghanistan, M. Lakhdar Brahimi, un diplomate algérien de grande expérience arrivé à ce poste en juillet 1998. Après l’échec, sur le plan tant militaire que politique, des missions précédentes, l’organisation internationale est redevenue un acteur fondamental dans la région.

De nombreuses initiatives diplomatiques se sont développées au cours de l’année 1998. Le 12 mars 1999, après l’Iran, les Etats-Unis se rapprochent de la Russie sur la question afghane. Sous-secrétaire d’Etat pour l’Asie, M. Karl Inderfurth se rend à Moscou. A l’évidence, Russes et Américains ont des positions fort peu éloignées, y compris quant au rôle qu’ils attribuent à Téhéran : « L’Iran est un voisin [de l’Afghanistan] et peut aider à mener ce conflit à sa fin. Nous pouvons voir l’Iran jouer un rôle positif et le Groupe 6 + 2 fournir une structure. » M. Inderfurth ajoute : « Ironie du sort, l’Afghanistan est une partie du monde où Russes et Américains peuvent travailler ensemble afin de trouver une solution » aux combats - combats auxquels les Russes participent pourtant activement en soutenant ouvertement l’Alliance du Nord !

Les premières références aux préoccupations actuelles apparaissent également en 1998, notamment les initiatives de certaines factions proches des partisans de l’ancien roi Zaher Chah, renversé en 1973 et qui vit en exil à Rome. Dans un rapport au Conseil de sécurité, le secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, se félicite de « la méthode informelle, pratiquée de longue date en Afghanistan pour résoudre les différends et préconisée par certains dirigeants des factions afghanes non belligérantes, la Loya Jirgah (Grande Assemblée) ». Il suggère d’encourager « la mission spéciale des Nations unies en Afghanistan à entretenir les contacts utiles qu’elle a noués avec ces dirigeants (9) ». D’autres initiatives diplomatiques sont prises autour de l’ONU, notamment une réunion des 21 pays « ayant une influence en Afghanistan (10) ».

Début du nouveau jeu diplomatique autour de l’Afghanistan, la réunion plénière du Groupe 6 + 2 a lieu le 19 juillet 1999, à Tachkent, en Ouzbékistan. Pour la première fois, des représentants talibans et des membres de l’Alliance du Nord se retrouvent à la même table. Contrôlant 90 % du territoire afghan, les talibans dénient toute représentativité à cette dernière. La réunion échoue, mais, désormais, une grande partie des initiatives diplomatiques passeront par le biais du Groupe 6 + 2.

Ne renonçant pas à obtenir la livraison du chef d’Al-Qaida par les talibans, Washington continue cependant à entretenir toutes sortes de contacts et encourage différents mécanismes visant à rechercher une solution politique. C’est ainsi qu’avec sa bénédiction a lieu à Rome, du 22 au 25 novembre 1999, une réunion organisée à l’initiative de l’ex-roi Zaher Chah afin de promouvoir la Loya Jirgah. Auparavant, le Conseil de sécurité des Nations unies avait voté, le 15 septembre, une résolution exigeant des talibans l’extradition de M. Ben Laden ainsi que des sanctions limitées.

Le 18 janvier 2000, un diplomate espagnol, M. Francesc Vendrell, remplace M. Brahimi, l’envoyé spécial des Nations unies, qui, lassé de ne rien voir venir, a démissionné. Deux jours plus tard, M. Inderfurth se rend à Islamabad afin de rencontrer le nouveau maître du Pakistan, le général Pervez Moucharraf. Il s’entretient également avec deux dignitaires talibans et leur adresse une demande, toujours la même - « Donnez-nous Ben Laden » -, avec à la clé la régularisation des rapports entre Kaboul et la communauté internationale.

Bien que Washington prétende publiquement le contraire, les talibans, dénoncés dans le monde entier pour leur politique envers les femmes, leur attitude à l’égard des droits humains et leur protection continue de M. Ben Laden, restent encore des interlocuteurs pour les Etats-Unis. Le 27 septembre, l’adjoint du ministre taliban des affaires étrangères, M. Abdur Rahmin Zahid, donne même une conférence à Washington dans les locaux du Middle East Institute. Il y réclame, une fois de plus, la reconnaissance politique de son régime et laisse entendre que le cas Ben Laden pourrait alors être réglé (11).

Le 30 septembre 2000, à l’initiative des Iraniens, Chypre accueille une nouvelle négociation. On y note la présence des partisans de l’ancien « boucher de Kaboul », l’extrémiste islamiste Gulbuddin Hekmatyar, autrefois soutenu par les Américains et les Saoudiens contre les Soviétiques, et désormais réfugié en Iran. L’Alliance du Nord y noue notamment des contacts avec les délégués de Rome, qui avancent sous la bannière de l’ex-roi Zaher Chah. Ces contacts aboutiront, le 6 avril 2001, à une première réunion commune entre le « processus de Rome », favorable à une Loya Jirgah sous les auspices de l’ancien roi, et le « processus de Chypre », dirigé par les Iraniens. Bien qu’en désaccord avec les pro-Iraniens les autres factions conviennent de se rencontrer à nouveau. Elles ne cesseront plus de discuter.

Le 3 novembre 2000, M. Francesc Vendrell annonce publiquement que les deux factions, les talibans et l’Alliance du Nord, ont étudié ensemble un projet de paix sous l’égide du Groupe 6 + 2 (12). Cette période coïncide avec une crispation des talibans, essentiellement due aux sanctions internationales, la tension aboutissant, au printemps 2001, à la destruction spectaculaire des bouddhas géants de Bamiyan. Entre-temps, le Groupe 6 + 2 a entamé une nouvelle phase. Ultime, croient les Américains. On crée discrètement un sous-groupe « de niveau 2 », supposé plus efficace, constitué de diplomates ou de spécialistes ayant été en poste le plus récemment possible dans la région, et dirigé en sous-main par les chancelleries respectives des délégués. Aux réunions, qui se tiennent à Berlin, ne participent que les Etats-Unis, la Russie, l’Iran et le Pakistan.

Parmi les délégués, M. Robert Oackley, ancien ambassadeur américain et lobbyiste d’Unocal (13) ; M. Naiz Naik, ex-ministre des affaires étrangères du Pakistan, spécialisé dans les rencontres officieuses difficiles pour le compte de son pays ; M. Tom Simons, ancien ambassadeur américain, dernier négociateur officiel avec les talibans ; un ex-envoyé spécial russe en Afghanistan, M. Nikolaï Kozyrev ; M. Saeed Rajai Khorassani, qui fut représentant iranien à l’ONU.

En novembre 2000 et en mars 2001, lors des deux premières réunions, qui préparent une négociation directe entre talibans et Alliance du Nord, les participants discutent d’un engagement politique visant à permettre aux talibans de sortir de l’impasse. M. Naik indique : « En parlant d’engagement, nous voulions répondre à ce qu’ils pourraient nous dire à propos de leur comportement, du fond de leur pensée au plan international, d’un gouvernement élargi, des droits de la personne, etc. Puis nous devions discuter avec eux et essayer de leur dire que, au cas où ils feraient ces choses, peu à peu, ils pourraient recevoir le "jackpot", c’est-à-dire quelque chose en retour de la part de la communauté internationale. »

D’après les Pakistanais présents à la réunion, si les talibans acceptent de revoir les questions des droits humains « dans un délai de deux ou trois ans » et s’ils acceptent un gouvernement de transition avec l’Alliance du Nord, ils bénéficieront d’une assistance internationale massive, financière et technique, pour la reconstruction du pays dans son entier. « Dans notre esprit, assure M. Naik, c’était naturellement pour restaurer la paix et la stabilité, et ensuite le gazoduc, et peut-être pourrait-on convaincre les talibans que, une fois tout ceci résolu, dès que le gouvernement élargi serait installé, dès que le gazoduc serait en route, alors arriveraient des milliards de dollars de commissions, et naturellement ils auraient des contreparties. » Le « jackpot », effectivement.

Tout à leur obsession, les Américains entendent toujours se voir livrer M. Ben Laden. D’après M. Simons, « s’ils[les talibans] donnaient Ben Laden ou s’ils entamaient des négociations sérieuses, alors nous serions prêts à démarrer un plan sérieux de reconstruction ». A Washington, le département d’Etat y tient d’autant plus que l’administration a changé et que les pétroliers sont sur-représentés au gouvernement, à commencer par le président George W. Bush lui-même. Les nouvelles négociations avec les talibans sont confiées à Mme Christina Rocca, devenue sous-secrétaire d’Etat pour l’Asie du Sud. Elle connaît bien l’Afghanistan pour s’en être occupée entre 1982 et 1987... au sein de la CIA.

Dès le 12 février, l’ambassadeur américain auprès des Nations unies assure que, à la demande de M. Francesc Vendrell, les Etats-Unis essaieront de développer un dialogue « continu » sur des bases « humanitaires »avec les talibans (14). Les Américains sont à ce point convaincus de l’avenir des négociations que le département d’Etat bloque l’enquête du Federal Bureau of Investigation (FBI) sur d’éventuelles implications de M. Ben Laden (et de ses complices talibans) dans l’attentat contre le navire de guerre américain USS-Cole, à Aden (Yémen), au mois d’octobre 2000. Au point même de faire expulser du Yémen, le 5 juillet, le « monsieur Ben Laden » du FBI, M.John O’Neil, afin de l’empêcher d’enquêter (15).

La troisième réunion aura lieu, une fois encore à Berlin, entre le 17 et le 21 juillet, en présence du représentant taliban, le ministre des Affaires étrangères Mollah Mutawakil, et du représentant de l’Alliance du Nord, le ministre des affaires étrangères Abdullah Abdullah. Peu avant, au début du mois, à Weston Park, près de Londres, a eu lieu une discrète réunion des 21 pays « ayant une influence en Afghanistan ». La solution de compromis autour de l’ex-roi Zaher Chah a été approuvée, notamment par les représentants de l’Alliance du Nord. Selon M. Naiz Naik, « nous devions dire aux talibans que, au cas où ils ne voudraient pas coopérer, alors nous aurions l’option du roi Zaher Chah ». Ce dernier devient désormais, pour toute la diplomatie mondiale, une option de remplacement.

Hélas, tout ce beau plan s’effondre. Première raison du refus des talibans, la présence de M. Vendrell : il représente les Nations unies, responsables des sanctions internationales dont ils font l’objet. D’autre part, on veut les obliger à discuter avec des interlocuteurs qu’ils récusent. Selon M. Naik, c’est alors que M. Tom Simons évoque une « option militaire ouverte » contre l’Afghanistan à partir de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Les lieux apparaissent plausibles puisqu’on sait ces pays liés par des accords de coopération militaire aux Etats-Unis. Mais, sur le fond, y a-t-il eu menace aussi précise ?

L’ambassadeur Simons le conteste à deux titres. D’une part, il n’était pas là officiellement et n’était pas mandaté pour proférer des menaces (mais les talibans, s’ils étaient venus, se seraient-ils déplacés pour des délégués officieux sans contact avec le département d’Etat ?). D’autre part, il aurait seulement déclaré que les Américains examinaient les preuves concernant l’USS-Cole et que, « si nous déterminions que Ben Laden était derrière, alors vous pourriez compter sur une action militaire ». Là encore, on pourrait remarquer que, le 5 juillet précédent, les Américains, convaincus de la présence des talibans à la négociation, ne recherchaient justement pas de preuves dans l’affaire de l’USS-Cole.

Des rumeurs de guerre

En tout cas, les membres de la délégation pakistanaise rapportent ces propos, exagérés ou non, à leur ministère de tutelle et surtout aux services secrets qui, on l’imagine, les répètent à leur tour aux talibans. Fin juillet, Islamabad et notamment les milieux militaires bruissent de rumeurs de guerre. Selon une source officieuse au Quai d’Orsay, il n’est pas exclu que les services secrets pakistanais aient cherché, en exagérant les propos de M. Simons, à faire pression sur les talibans pour obtenir l’expulsion du milliardaire saoudien. Une dernière fois, le 29 juillet 2001, Mme Rocca discute sans succès avec l’ambassadeur taliban au Pakistan. C’en est fini des négociations. Le FBI se met à rechercher activement des preuves contre M. Ben Laden.

Une hypothèse agite aujourd’hui encore les esprits. Et si, convaincu que les Américains allaient effectivement faire la guerre, M. Ben Laden avait tiré le premier ? En tout cas, le 11 septembre, les tours du World Trade Center sont détruites par des commandos activés à la mi-août. Trois jours plus tard, Unocal annonce dans un communiqué que son projet de gazoduc restera gelé et qu’elle refuse de négocier avec les talibans, anticipant ainsi une chute du régime de Kaboul et un changement politique. Un mois après, les Etats-Unis entament leurs bombardements, les Tadjiks et les Ouzbeks « acceptent » de fournir des facilités militaires aux forces armées américaines, la Russie, « spontanément », pour lutter contre le terrorisme, promet toute l’aide nécessaire aux Etats-Unis, les factions anti-talibans, enfin, finissent par se mettre d’accord. Tout cela en deux mois !

Le 27 novembre 2001, le secrétaire américain à l’énergie, M.Spencer Abraham, et une équipe du département à l’énergie se sont rendus à Novossibirsk, en Russie, pour faciliter l’achèvement et l’ouverture de l’oléoduc du Caspian Pipeline Consortium (CPC). Une liaison coûtant 2,5 milliards de dollars pour le compte de huit compagnies, parmi lesquelles Chevron, Texaco et ExxonMobil. Un nouveau jour pour les relations entre la Russie et les Etats-Unis, déclare M. Abraham (16). Et une avancée américaine de plus dans le vaste ensemble pétrolier de l’ancienne Union soviétique.

Au même moment est désigné le nouveau chef du gouvernement intérimaire afghan issu des réunions de Bonn, M. Hamid Karzai. On apprend à cette occasion que, lors des négociation ssur le gazoduc afghan, il avait été consultant pour le compte d’Unocal (17). Monsieur Brzezinski est sans doute content !

Pierre Abramovici.

(1) « Pièces à conviction », France 3, 18 octobre 2001.

(2) L’ex-président Najibullah sera finalement assassiné dans des conditions atroces, après que les talibans eurent violé les locaux de l’ONU.

(3) John J. Maresca, Vice President, International Relations, Unocal Corporation, US House of Representatives. Committee On International Relations, Submmittee On Asia And The Pacific, 12 février 1998.

(4) Associée avec la saoudienne Delta Oil.

(5) Olivier Roy, « Avec les talibans, la charia plus le gazoduc », Le Monde diplomatique, novembre 1996.

(6) « Pièces à conviction », op. cit.

(7) Financial Times, Londres, 3 octobre 1996.

(8) Strobe Talbott, US policy toward Central Asia and the Caucasus, The Central Asia Institute, Montana (Etats-Unis), 21 juillet 1997.

(9) Conseil de sécurité, S / PRST / 1998-1922, New York, 14 juillet 1998.

(10) L’Allemagne, l’Arabie saoudite, la Chine, l’Egypte, les Etats-Unis, la Russie, la France, l’Inde, l’Italie, le Japon, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Pakistan, les Pays-Bas, l’Iran, la Grande-Bretagne, la Suède, le Tadjikistan, le Turkménistan et la Turquie, ainsi que l’Organisation de la Conférence islamique.

(11) UPI, 27 septembre 2000.

(12) Conseil de sécurité, 3 novembre 2000.

(13) Il sera remplacé en mars 2001 par M.Karl Inderfurth.

(14) Nancy Soderberg, Mission des Etats-Unis auprès des Nations unies, New York, 12 février 2001.

(15) Déçu, M. O’Neil se retire du FBI fin août 2001, et prend les fonctions de chef de la sécurité du World Trade Center. Il y trouvera la mort le 11 septembre.

(16) US Department of Energy, Washington, 27 novembre 2001.

(17) « Le nouveau président est un proche des Américains », Le Monde, 5 décembre 2001.


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