Le lepénisme médiatique de l’info en continu

lundi 14 juillet 2014.
 

Des approches nuancées, des discours alternatifs, de la complexité ? Pas le temps, et ça gâcherait le spectacle ! Comment BFMTV, LCI et i>Télé font progresser les idées du Front national ? Analyse.

Les chaînes d’info en continu en font-elles trop avec le Front national ? La question s’est posée aux dernières élections municipales, quand le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) est intervenu pour exiger de BFMTV qu’elle ramène la couverture du parti de Marine Le Pen à de plus justes proportions. A deux semaines du scrutin, elle lui accordait 43 % de temps de parole, soit bien plus que son poids politique réel. Même distorsion à trois semaines des européennes : la concurrente i>Télé consacrait 37 % de temps de parole au FN. Simple « effet loupe » dû à une actualité chargée ou véritable biais idéologique ?

« La question dépasse un quelconque positionnement partisan, nuance d’entrée de jeu Arnaud Mercier, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine et fondateur de l’Observatoire du webjournalisme. Les chaînes d’info n’ont aucun intérêt à apparaître trop politiquement marquées, elles risqueraient de s’aliéner une partie du public. Mais leur manière de traiter l’actualité, leurs choix journalistiques impliquent des idéologies implicites, invisibles même pour les reporters qui y travaillent. C’est cela qu’il convient d’interroger. » Pour Christian Salmon, auteur de Storytelling (2007) et de La Cérémonie cannibale (2013), la nature économique des chaînes est l’une des premières données à examiner. A part la confidentielle Euronews et la peu visible France 24, elles appartiennent toutes à de grands groupes privés (i>Télé à Vivendi, LCI à Bouygues, BFMTV à NextRadioTV). Ce qui influence, selon lui, les discours envisageables à l’antenne. « Par le choix des rédacteurs en chef, les actionnaires surdéterminent les contradictions tolérées ou non à l’intérieur des rédactions, explique-t-il. Les personnalités ou expressions qui ne cadrent pas avec leur néolibéralisme sont décrédibilisées. »

Les discours alternatifs trouvent difficilement leur place

Peu de chance de bénéficier d’un autre son de cloche – BFMTV & Co passent leur temps à s’observer et à se copier. Conséquence, sur les chaînes d’info en continu, c’est toujours la même histoire : un flot tumultueux déversant non-stop conflits sociaux, faits divers brûlants, potins people, bulletins météo, naissances de bébé panda, annonces politiques majeures… Du « hard news » (infos brutes) à prétention neutre et objective, mais dans lequel les discours alternatifs (écologistes, altermondialistes, anti-austérité…) et les intellectuels développant des approches nuancées trouvent difficilement leur place. A l’image des affrontements caricaturaux organisés à l’antenne entre polémistes usés (comme ceux de Zemmour et Domenach sur i>Télé), le débat est polarisé à l’extrême. Pas de complexité, ça risquerait de gâcher le show.

Or, du spectacle, les chaînes d’info en ont furieusement besoin. Pour meubler le flux continu, les caméras sont braquées sur tout ce qui peut « faire événement ». La pertinence des propos compte moins que leur degré de transgression. Les paroles radicales, considérées comme neuves et non politiquement correctes, sont survalorisées, peu importe les thèmes qu’elles charrient. A ce petit jeu, le Front national est imbattable mais d’autres, comme les militants de la Manif pour tous, opposés au mariage pour les couples de même sexe, l’ont aussi bien compris. L’année dernière, pour séduire les caméras, ils ont choisi des porte-parole extravagants ; pour nourrir l’appétit des chaînes d’info, ils ont multiplié les conférences de presse ; pour asseoir leur influence, ils ont mis en scène de grandes manifestations télégéniques. Les Français ont suivi leur ascension, leurs revers, leurs victoires, leurs brouilles… comme un feuilleton à rebondissements. « Beaucoup de journalistes n’appréhendent le monde que sous l’angle narratif, confirme Christian Salmon. Ce sont des chasseurs d’histoires, qui ne conçoivent l’info qu’à travers ce paradigme. » Priorité est donnée à l’actu la plus facilement transformable en story – et tant pis si ce procédé est hautement simplificateur. Assez loin du journalisme ? Normal, ça n’en est plus tout à fait. « En réalité, l’info ne peut pas être continue, analyse André Gunthert, chercheur en études visuelles à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. C’est une promesse intenable, une limite inhérente à toute production éditoriale, car cela demanderait trop de moyens et ne serait jamais rentable. Du coup, les chaînes d’info trichent pour occuper le temps, notamment en multipliant les éditions spéciales sur le moindre sujet, comme si tout était hyperimportant. »

Un message bruyant mais creux

Cette accélération, Jean-Louis Missika l’a expérimentée. Auteur en 2006 de La Fin de la télévision, l’essayiste est passé « de l’autre côté » pour mener la campagne municipale d’Anne Hidalgo. Aujourd’hui adjoint à la mairie de Paris, il met en garde contre la prédominance du temps médiatique. « La logique des chaînes d’info est simple, dit-il. A chaque jour, son événement, à chaque semaine, son feuilleton. Le problème, c’est que la politique nécessite de la délibération, de la maturation. Si les élus ne résistent pas – et de fait, peu y parviennent –, nous tombons dans une logique de spasmes, avec comme unique moteur : quelle est l’indignation du jour ? »

Qui se soucie aujourd’hui de Leonarda, qui fut au cœur du tourbillon médiatique en octobre dernier ? Combien sont retournés à Brignoles, scène hypermédiatisée de la victoire électorale d’un conseiller général FN à la même époque ? Quand l’ensemble des médias suit l’emballement impulsé par les chaînes d’info, quand les politiques – shootés à BFMTV – se sentent obligés de réagir, le problème dépasse la sphère télévisée et devient démocratique. « Englouti notamment par la machine médiatique, l’homme politique finit par disparaître, au vu et au su de tous », diagnostique Christian Salmon. L’élu laisse alors place à un pantin dépossédé de son pouvoir, et réduit aux effets d’annonce. Reste un message bruyant mais creux quand tout, dans une période en pleine mutation, mérite réflexion. Résultat chez les téléspectateurs-citoyens : un désenchantement dévastateur. Et, selon la sémiologue Mariette Darrigrand, auteur de Comment les médias nous parlent (mal), un pessimisme politique aux effets tout aussi nuisibles. « Depuis le début de la crise économique, nous avons partout cette métaphore de la tempête qui va nous engloutir, explique-t-elle. C’est le “tsunami” de la finance, l’“onde de choc” dans les capitales boursières, le “naufrage” de notre système… Ces représentations nous sidèrent et inhibent notre capacité à penser et à réagir. Elles construisent le décor d’un horizon bouché, dont se nourrissent les populismes, comme celui de Marine Le Pen. » Redonner du sens au langage

Alors, quoi ? On éteint sa télé, on ferme son journal, on fait le mort ? La sémiologue préconise plutôt de promouvoir une nouvelle fonction du journalisme : le « word checking ». A la manière des rubriques entièrement consacrées à la vérification des chiffres et des faits (« fact checking »), ce décryptage des discours pousserait les journalistes à interroger les formules prêtes à l’emploi que les politiques livrent, et les mots qu’eux-mêmes utilisent. Une façon, selon elle, de redonner du sens au langage et de l’air à la démocratie. Christian Salmon, lui, suggère carrément de reprendre le pouvoir. « Au début des années 1980, le refus du contrôle des médias était une idée révolutionnaire, affirme-t-il. Aujourd’hui, c’est le contraire. La véritable révolution serait une reprise en mains. Pas par l’Etat, évidemment, mais par les citoyens. » Alléchant programme, qui pourrait revivifier la mise en scène de l’info et rendre la complexité du monde passionnante. Mais sa mise en oeuvre reste entièrement à imaginer. Avec, d’ores et déjà, une mise en garde : le quatrième pouvoir ne se laissera pas facilement réformer.

Illustration Jean Jullien pour Télérama


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