Guerre totale De CLAUSEWITZ à la logique militaire de l’impérialisme

vendredi 20 mars 2020.
 

A) Clausewitz : Une référence en matière stratégique (Wikipedia)

Les écrits de Clausewitz sont une base majeure de la théorie stratégique moderne. Ses idées suscitent toujours des interprétations parfois contradictoires et d’ardentes discussions :

- l’œuvre de Clausewitz n’était pas destinée, à l’origine, à être publiée. Son traité majeur, De la guerre (Vom Kriege), est avant tout une compilation d’écrits épars. Toutefois, cette imperfection n’empêche pas son œuvre d’être l’une des plus réalistes et des plus complètes en matière de stratégie militaire ;

- les notions qu’il aborde dépassent largement le simple domaine militaire et influencent un grand nombre de sciences humaines, en particulier la science politique ou l’économie ;

- ses théories sont essentiellement descriptives : Clausewitz ne cherche pas à imposer des solutions qu’il aurait découvertes au cours de ses campagnes, mais il donne plutôt au lecteur des instruments conceptuels et dialectiques extrêmement puissants, pour lui permettre de saisir toute la complexité de la stratégie et de gérer l’incertitude. C’est ce qui a permis à son œuvre de traverser deux siècles et d’être toujours pertinente.

Les controverses qui entourent l’œuvre de Clausewitz résident principalement dans l’interprétation des notions qu’il développe et dans l’importance que chacun des lecteurs a accordé à tel ou tel concept pour soutenir ses propres théories. C’est ce qui explique que tant de personnes aussi diverses que le duc de Wellington, Moltke, Liddell Hart, J. F. C. Fuller, Lénine, Mao Tsé Toung, George Patton, Dwight Eisenhower, Henry Kissinger, Adolf Hitler, Raymond Aron, Colin Powell, René Girard1, etc., l’aient considéré comme une référence intellectuelle essentielle. On a retrouvé un exemplaire annoté de De la guerre dans une cache d’Al-Qaïda à Tora Bora2.

L’écrivain et essayiste Guy Debord s’est inspiré des écrits de Clausewitz pour concevoir son Jeu de la Guerre en 1965.

B) LE CONCEPT CLAUSEWITZIEN DE GUERRE ABSOLUE, ARBITRAIRE ET INUTILE (Georges BARTHÉLEMY)

À la lecture de De la guerre, on peut se trouver embarrassé dès le début par l’étrangeté de la démarche. Clausewitz, en esprit ordonné et soucieux de rigueur, a consacré le premier chapitre à une définition de la guerre. À ce titre, il est proposé initialement : acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. Qu’en penser ? Qu’en faire ?

Faut-il y voir la caractérisation la plus générale possible de l’idée de guerre ? Il serait pourtant aisé d’objecter que certains conflits entrent mal dans ce cadre ; ceux, notamment, dans lesquels un des protagonistes cède sans combattre devant la menace. L’auteur ne commente nullement cette définition en termes de généralité ; il la présente comme étant le concept de la « guerre absolue ». Il n’explique pas comment il l’a établie, se contentant de prévenir, dès la préface, que cela relève de la « philosophie » plutôt que de l’ « expérience ».

La nature de ce « concept pur » est d’être une « essence ». Ce produit de l’ « entendement » recèlerait la vérité de la guerre, permettant à la « logique » de déployer puissamment ses déductions.

Immédiatement, d’ailleurs, trois lois sont établies dans ce registre afin de faire avancer la connaissance de la nature de la guerre. D’icelles, retenons que, dans l’absolu, la violence doit prendre les voies d’une décharge unique et extrême.

La contemplation de cette essence aide-t-elle à comprendre le reste de l’œuvre et à en tirer profit ? Il faut attendre le huitième et dernier livre pour que soient précisées les deux fonctions de ce concept : il constitue principalement un point de repère en tant qu’idéal ; accessoirement il invite le chef militaire à considérer la guerre qu’il dirige comme un tout.

Cette dernière idée n’est-elle pas quelque peu forcée ? Est-il besoin de concevoir la guerre comme un acte de violence destiné à désarmer l’adversaire (puisque telle est la forme seconde de la définition) pour appréhender la guerre que l’on mène comme un tout ; c’est-à-dire pour ne pas se contenter d’un résultat partiel tel que la prise d’une capitale, mais penser à détruire l’armée ennemie ? Ne suffit-il pas de faire de cela un principe, une de ces lois dont la valeur hautement générale s’établit par une réflexion poussée sur la base de l’observation ?

La fonction de repère idéal, pour sa part, avait déjà été présentée à travers des allusions à la physique ; à l’électrostatique occasionnellement, à la mécanique surtout.

Toute machine réelle pâtit de frottements qui l’éloignent de la perfection. Pourtant, que la machine idéale ne puisse exister n’empêche pas de la prendre en considération dans une étape théorique de la conception. Le mécanicien qui entend s’appuyer sur les lois de la physique commence par là et cette démarche est dans le droit fil de la science elle-même. Galilée, modèle en cela, a établi la loi que suivraient les corps dans leur chute s’il se pût que rien ne vînt les gêner et les retarder.

La guerre réelle, semblablement, est tenue éloignée du concept pur par une « friction » faite d’incertitude, d’étalement dans le temps, d’intervention du hasard. L’absence de cette friction est si peu envisageable que notre philosophe finit par se plaindre de ce que « la guerre peut être quelque chose qui sera tantôt plus et tantôt moins la guerre ». L’ incorrigible réalité ose narguer la logique !

Tout comme une machine réelle peut être perfectionnée de façon à se rapprocher de l’idéal, par la réduction de la friction, la guerre réelle doit pouvoir se rapprocher de son concept pur. Or, selon notre auteur, c’est bien ce qui venait de se produire. Napoléon Bonaparte, en effet, se voit crédité de ce surcroît de gloire, sans égal peut-être dans l’histoire. Grâce aux conditions issues de la Révolution, la guerre, devenue nationale, a pu prendre la forme de l’acte de violence quasi parfait, celle de la décharge à la brutalité illimitée par lequel on désarme d’un seul coup l’adversaire. L’idéal aurait ainsi été approché au plus près lors les campagnes de 1805, 1806 et 1809.

L’étrange est que, dans le reste de l’ouvrage, ce concept pur brille plutôt par son absence.

Lorsqu’il traite de la guerre réelle, Clausewitz se montre soucieux de mesure et de réalisme ; il se garde du pédantisme et de l’esprit de système ; il fuit le simplisme autant que la sophistication superflue. L’esprit du corps de l’ouvrage est si raisonnable que l’on n’est nullement étonné de ce qu’il soit reconnu impossible de fonder un enseignement utile sur la notion de guerre absolue.

On pourrait même croire tout oubliée la fière attitude philosophique du premier livre lorsqu’il est posé, vers la fin du sixième, consacré à la défense, un principe digne des Douze Tables : « Aucun État ne doit admettre que son destin, c’est-à-dire son existence même, dépende d’une seule bataille, si décisive qu’elle puisse être. »

Le prétendu constat d’une réalité, celle des guerres napoléoniennes, qui aurait approché au mieux l’idéal, ne livrerait-il pas une clef d’ordre psychologique de cette étonnante schize ?

On pourrait interpréter la position de Clausewitz comme une rationalisation, une construction intellectuelle visant à faire passer pour rationnelle un fort penchant personnel pour les conflits menés avec une violence extrême, dans lesquels on cherche à obtenir au plus vite une décision irrémédiable. Mais on pourrait aller jusqu’à l’interpréter comme traduction d’un rêve, ou d’une obsession, issu des circonstances : éliminer la friction de façon à vaincre Napoléon de la façon même dont ce dernier avait vaincu la Prusse, à savoir le temps d’une petite marche et d’une double bataille.

Ne dirait-on pas que l’officier prussien, ébranlé au plus profond de son patriotisme par la catastrophe d’Iéna et d’Auersteadt, n’avait pu envisager de revanche que sous une forme identique ? Quoi qu’il en ait été, on ne perd pas grand-chose à se passer de ce prétendu concept pur, plus encombrant qu’utile. Décréter qu’il constitue l’idéal par rapport auquel on pense la guerre n’est qu’un choix personnel parmi plusieurs possibles. À l’ériger en absolu, on rigidifie la pensée et l’on se prive d’une bénéfique variété de points de vue.

C) La conflictualité clausewitzienne en guerre économique

Source : http://www.infoguerre.fr/industries...

​Carl Von Clausewitz (1780-1831), général de l’armée prussienne, occupe une place particulière parmi les auteurs militaires. Son Traité De la guerre, paru en 1832, conserve une étonnante modernité, tant sur le plan de la pensée militaire théorique qu’au titre de la stratégie économique des puissances actuelles. Examinons ici en quoi la doctrine stratégique élaborée par Clausewitz peut nous éclairer sur la conflictualité dont est empreinte la guerre économique qui se joue à notre époque.

La guerre, qu’elle soit de nature économique ou militaire, peut être définie par sa finalité. Clausewitz nous apprend qu’elle est un duel, « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », en commençant par désarmer l’ennemi. D’autres auteurs évoquent « la capacité de plier l’autre à sa volonté » à travers des axes de conquête et de domination. Nous constatons donc que les finalités de l’une et de l’autre se rejoignent, se superposent, et que s’exprime dans les deux domaines « la collision de deux éléments fondamentalement destructifs » (chapitre 2 de l’esquisse du livre VIII relatif au plan de guerre).

Clausewitz précise que, si le désarmement de l’adversaire est l’objectif théorique des opérations de guerre, des objectifs intermédiaires sont toutefois assignés aux belligérants : destruction des forces ennemies (soit pour anéantir l’adversaire principal, soit pour lui faire sentir notre supériorité), conquête de ses provinces (pour le priver de ressources), action politique visant à agir sur ses alliances (et conduisant parfois à leur retournement). La définition et la réalisation de ces buts intermédiaires vont inspirer les décisions et actions des décideurs économiques et stratégiques des entreprises, celles qui toucheront in fine le centre de gravité de l’adversaire et le feront vaciller, ou le mettront à terre.

En effet, de semblables situations conflictuelles sont assez aisément transposables à la guerre économique. Ainsi nous apprenions récemment que General Motors, géant américain de l’automobile, avait noué depuis plusieurs mois des contacts avec l’Iran afin de s’y réimplanter, au détriment de ses concurrents français Peugeot et Renault. Ces deux dernières sociétés travaillaient avec Iran Khodro (IKCO), constructeur automobile iranien, avant la décision occidentale d’infliger des sanctions à Téhéran pour contrer ses ambitions nucléaires. La multinationale de Detroit, voulant marquer sa supériorité sur ses concurrents, a décidé d’exporter vers l’Iran des véhicules (modèle Camaro), via l’Azerbaïdjan. La subtilité, pour ne pas dire la ruse, qu’il convient de souligner est que l’initiative commerciale de GM, appuyée politiquement par le gouvernement américain, ne viole cependant pas l’Executive Order Act 13645 signé le 3 juin 2013 par Barack OBAMA. En effet, ce décret présidentiel sanctionne toute entité étrangère qui vend ou fournit des pièces ou des services au secteur automobile iranien mais ne proscrit pas la fourniture de véhicules. La destruction des forces ennemies (concurrentes) dont parle Clausewitz trouve ici une illustration ; Renault étant le principal opérateur étranger avec 90 000 véhicules produits en 2012, le décret américain vise clairement les intérêts de la France. En outre, le 16 juillet dernier, un puissant lobby américain (United Against Nuclear Iran) a adressé à Carlos GHOSN, Pdg de Renault, une sommation de se retirer d’Iran sous peine de sanctions américaines.

Le « théâtre de guerre » (Livre VI du Traité) dans lequel les entreprises françaises essaient de tirer leur épingle du jeu a préalablement subi plusieurs offensives orchestrées par GM (à moins que ce ne soit par l’administration américaine ?) : pour sensibiliser les Iraniens à son retour, le constructeur automobile s’est offert en 2012 une campagne de publicité dans plusieurs journaux iraniens, via un grand cabinet d’avocats d’affaires internationaux. D’autre part, très discrètement, des cabinets américains de chasseurs de têtes ont approché des cadres binationaux en Iran (y compris le Franco-iranien représentant Renault), probablement dans l’intention de se constituer une « armée » opérationnelle au cœur de ce marché porteur. Clausewitz aurait pu voir dans ce type d’actions (lobbying, publicité, pré-recrutements) des formes variées d’emploi des corps avancés, qui « non seulement obligent l’ennemi à se découvrir mais permettent aussi de gagner du temps (…) L’efficacité des corps avancés consiste dans leur présence plutôt que dans la force réellement déployée qu’ils représentent, dans la possibilité des engagements qu’ils pourraient livrer plutôt que dans ceux qu’ils livrent réellement » (Livre V, chapitre 8).

Le jeu en sous-main de l’administration américaine dans cette offensive est pourtant clair et doit nous alerter sur les points suivants :

Les ententes diplomatiques (entre Etats) et économiques (entres sociétés commerciales) évoluent au gré des intérêts propres de chaque belligérant/concurrent ; les affrontements économiques ne connaissent pas de règles intangibles. Exemple : en 2009, l’Allemand Siemens rompt subitement avec son partenaire français Areva pour s’allier avec le russe Rosatom. Les Etats font corps avec leurs entreprises ressortissantes pour les aider à conquérir de nouveaux marchés ou à maintenir leur avantage compétitif face à la concurrence étrangère. « Chaque Etat est comme une grande entreprise » disait l’ancien président américain Clinton en décembre 1992 à Little Rock.

Ce monde économique hyperconcurrentiel prend les attributs d’une guerre totale qui concentre toutes les forces de la bataille : entre firmes multinationales (brésiliennes : Petrobras et Embraer ; chinoises : Cnooc et Petrochina ; russes : Rosneft et Gazprom), entre entreprises de taille moyenne ou modeste, entre grandes nations industrialisées (Etats-Unis, Russie, Chine…) et pays émergents voire émergés (Inde, Brésil). Les affrontements sont parfois symétriques quand les adversaires sont de force équivalente, parfois déséquilibrés quand les capacités d’actions et/ou de défense sont inégaux (guerre dissymétrique). L’infographie reproduite ci-dessous en donne une illustration.

NOMBRE 1

La guerre réelle (Livre VIII) théorisée par Clausewitz se mue en guerre économique, avec ses acteurs, ses phases, ses techniques. Les troupes sont désormais les firmes multinationales, les territoires à conquérir ou à défendre sont des parts de marchés ou des débouchés, la logistique est dorénavant matérialisée par internet, les armes tout aussi destructrices prennent la forme de boycotts, d’embargos, les opérations d’influence et de désinformation ont remplacé la ruse. Clausewitz la décrit en ces termes : « La ruse ressemble à une imposture ; elle suppose une intention dissimulée et s’oppose à l’intention droite et directe. Celui qui l’emploie laisse celui qu’il veut tromper commettre lui-même les erreurs ». L’apport théorique du traité de Clausewitz est précieux pour ses fondements sur la nature de la guerre, ses rapports de force, ses modes opératoires. Aux décideurs de notre temps de s’en inspirer pour savoir défendre leurs intérêts et gagner les guerres d’aujourd’hui et de demain.

Pierre Vincent – Ecole de Guerre Economique

Bibliographie

CLAUSEWITZ Carl Von : De la guerre, Paris, 1955. LE ROY Frédéric : Stratégie militaire et management stratégique des entreprises, Economica, 1999. DURIEUX Benoît : Relire De la guerre de Clausewitz, Economica, 2005. HARBULOT Christian (sous la dir) : Manuel d’intelligence économique, PUF, 2012. http://lexpansion.lexpress.fr/econo... (source de l’infographie) HUISOUD Jean-Marc, MUNIER Frédéric : La Guerre économique, PUF, 2009. Le Figaro Economie, 4 octobre 2013 : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/... KEMPF Olivier (sous la dir) : Guerre et économie. L’Harmattan, 2013. http://abonnes.lemonde.fr/economie/... http://www.wto.org/french/tratop_f/... CHAUPRADE Aymeric : Géopolitique – Constantes et changements dans l’histoire, Ellipses, 2003.


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