Émile Zola redoutait la « mêlée ». L’auteur de « Germinal » avait même refusé l’appel des socialistes à rejoindre leurs rangs. Alerté sur la condamnation de l’officier Dreyfus, l’écrivain s’était d’abord défendu d’un « constat », laissant aux politiques le soin de conclure... Mais face à l’essor des thèses antisémites et l’incurie de l’État devant le « crime » de la Grande Muette, Zola prend conscience du danger et se jette corps et âme dans la bataille. La portée de son « J’accuse », en une de « l’Aurore » du 13 janvier 1898, est immense. Ce texte majeur, qui fonde l’acte premier de l’engagement total d’un intellectuel, résonne toujours puissamment. Zola signe là, selon Jules Guesde, « le plus grand acte révolutionnaire du siècle ».
« Attendu, en dernière analyse, que de l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ; et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié de crime ou de délit ; dès lors, par application du paragraphe final de l’article, aucun renvoi ne doit être prononcé. » C’est par ces mots que, le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, prononce « l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus ».
Un arrêt définitif, puisqu’il n’y a pas de renvoi au tribunal militaire, comme ça avait été le cas en 1899, après la cassation du jugement de 1894 qui dégradait le jeune capitaine et l’envoyait au bagne à l’île du Diable pour avoir prétendument livré des documents secrets à l’Empire allemand. Un an plus tôt, en septembre 1893, le Bureau de statistiques – les services de renseignements du ministère de la Guerre – avait découvert qu’un espion agissait en son sein. L’affaire était sérieuse, il fallait un coupable. Un jeune capitaine de 35 ans, originaire de Mulhouse, était là. Il était juif. Quelle aubaine !
Cinq gouvernements s’étaient succédé de 1893 à 1896. La France était en crise. Elle venait d’être secouée par le mouvement populiste du général Boulanger, qui s’était suicidé en 1891. La petite-bourgeoisie se sentait mal. L’énorme scandale de Panama (1892) l’avait spoliée, en même temps qu’il révélait les turpitudes du monde des finances et de l’État. Au plus, le peuple voulait la revanche sur les Prussiens, lesquels avaient annexé l’Alsace et la Lorraine en 1871 – c’est pourquoi la famille Dreyfus avait quitté Mulhouse. Enfin, la lutte des classes s’aiguisait : le 1er mai 1891, la troupe avait tiré sur les ouvriers à Fourmies ; en novembre, Paul Lafargue était élu député du Nord ; un an après, la grève de Carmaux révélait un tribun : Jean Jaurès. Aux élections générales d’août 1893, les socialistes, dans leur diversité, avec 49 sièges, avaient progressé. Cependant, la publication de « la France juive » d’Édouard Drumont, en 1886, avait donné des ailes aux antisémites, dont la presse agitait l’opinion.
Jeté en pâture à la presse
Vraiment, Alfred Dreyfus, c’est une bonne affaire !
Mais pour en faire un coupable, il faut des preuves de sa culpabilité. La seule pièce à disposition est le « bordereau » trouvé par le contre-espionnage dans une poubelle de l’ambassade. Une note sur papier pelure, non signée et non datée, adressée à l’attaché militaire. On va donc comparer l’écriture de cette note à celle du capitaine. Il y a là un commandant, Armand du Paty de Clam, qui passe pour un « expert » en écriture. Il affirme tout de go que Dreyfus est « l’auteur probable » du « bordereau ». Certains ont des doutes ; on convoque d’autres experts. Ils ne sont pas d’accord entre eux, qu’importe ! Armand du Paty de Clam, nommé entre-temps officier de police judiciaire chargé de l’enquête, fait arrêter le jeune capitaine, l’inculpe d’intelligence avec l’ennemi et l’envoie à la prison du Cherche-Midi, à Paris ; nous sommes le 13 octobre 1893. Armand du Paty de Clam espère des aveux, l’état-major aussi ainsi que le ministre de la Guerre, le général Auguste Mercier.
Alfred Dreyfus n’avoue pas. Il n’y a pas d’autre preuve que ce bout de papier, alors on va dire que le capitaine a effacé les autres. Et on va le jeter en pâture à la presse. « La Libre Parole », « l’Autorité », « le Journal », « le Temps », « la Croix » se déchaînent. L’état-major les abreuve. Le Conseil de guerre se réunit le 19 décembre à huis clos. Fait inhabituel et tout à fait illégal, le ministre de la Guerre fait transmettre au président du Conseil de guerre, le colonel Émilien Maurel, un « dossier secret » afin qu’il fasse office de preuve. On apprendra que ce dossier ne contient rien, sinon des faux.
Le 22 décembre, Alfred Dreyfus est condamné à la peine maximale, applicable en vertu de l’article 76 du Code pénal : le bagne à perpétuité. Bien évidemment, il est destitué de son grade et subit la dégradation militaire. Cela se passe dans la cour Morland de l’École militaire à Paris. Alors qu’un adjudant brise son sabre sur son genou, Dreyfus clame : « Soldats, on dégrade un innocent, soldats on déshonore un innocent ! Vive la France ! Vive l’armée ! » Dans la foule énorme qui assiste à la scène, on entend : « Mort aux juifs ! »
L’affaire Dreyfus n’est pas encore l’Affaire. Tout aurait pu s’arrêter là. Au fond, l’ex-capitaine n’intéresse pas grand monde, sinon son frère Mathieu, convaincu de son innocence, et le journaliste anarchiste Bernard Lazare, qui vient de publier à Paris « l’Antisémitisme, son histoire et ses causes », et fera paraître, en 1896, à Bruxelles, « l’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire », le premier écrit dreyfusard.
En juillet 1895, les services de renseignements accueillent un nouveau chef, le lieutenant-colonel Georges Picquart. Le 21 janvier 1896, il découvre une carte télégramme écrite par Maximilian von Schwartzkoppen, l’attaché militaire allemand. Le « petit bleu », comme on l’appellera, est destiné à un officier français, le commandant Ferdinand Esterhazy, et est tout à fait révélateur des relations entre les deux militaires. De plus, c’est la même écriture que celle du bordereau. Picquart constate également que le « dossier secret » ne contient aucune preuve.
Il en fait part à ses chefs. L’état-major et le ministre Mercier estiment que la chose jugée est la chose jugée. Dreyfus doit rester à l’île du Diable. Le général Picquart est muté dans l’Est, puis carrément en Tunisie. Mais Mathieu Dreyfus a eu connaissance de l’affaire Esterhazy et d’autres avec lui, comme le sénateur Auguste Scheurer-Kestner. Mathieu porte plainte auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy.
L’Affaire commence. En novembre 1897, Scheurer-Kestner rencontre un écrivain au faîte de la gloire : Émile Zola. Celui-ci ne s’est guère intéressé jusque-là aux malheurs de l’ex-capitaine, mais il a publié, le 16 mai 1896, dans « le Figaro », un article au titre provocateur « Pour les juifs », dans lequel il fait part de son « dégoût croissant » pour les campagnes antisémites qui ont lieu en France. « L’antisémitisme, écrit-il, dans les pays où il a une réelle importance, n’est jamais que l’arme d’un parti politique ou le résultat d’une situation économique grave. »
Il n’est pas encore question de Dreyfus. Mais, après sa rencontre avec le sénateur Auguste Scheurer-Kestner, Émile Zola s’engage à fond. Le 25 novembre, il publie dans « le Figaro » un article intitulé « Scheurer-Kestner ». Il s’insurge contre « la marée d’invectives et de menaces » que subit le vice-président du Sénat depuis qu’il a réclamé la révision du procès de 1894. « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », conclut l’auteur de « Germinal ». Ce sera le mot d’ordre des dreyfusards.
Le 1er décembre, Émile Zola dénonce la propagande antisémite contre « la banque juive » (« Le Syndicat ») ; le 5 décembre, le « poison de l’antisémitisme » (« Procès-Verbal »). « Le Figaro » prend peur. Qu’à cela ne tienne, Émile Zola édite chez Fasquelle, un libraire de la rue de Grenelle, deux brochures : la « Lettre à la jeunesse » et la « Lettre à la France » : « Je t’en conjure, France, sois encore la grande France, reviens à toi, retrouve-toi. »
Un parti dreyfusard commence à se constituer. On y rencontre les écrivains Octave Mirbeau, Anatole France, l’universitaire Lucien Lévy-Bruhl, le bibliothécaire de l’École normale supérieure Lucien Herr, Léon Blum et Jean Jaurès, les frères Clemenceau, Albert et Georges, qui s’investissent dans le combat pour la révision du procès. On commence à parler d’« intellectuels ». Cependant, rien ne bouge vraiment quand, jugé lors d’un simulacre de procès où les faux abondent, Esterhazy est acquitté le 11 janvier 1898. Le lieutenant-colonel Picquart est inculpé de « violation du secret professionnel » et mis aux arrêts au fort du mont Valérien. De violentes émeutes antidreyfusardes et antisémites éclatent un peu partout.
Le camp dreyfusard est consterné mais pas abattu. Deux jours après l’acquittement d’Esterhazy, le 13 janvier 1898, un titre barre la « une » de « l’Aurore » : « J’accuse ». Émile Zola y dresse un véritable réquisitoire contre la justice militaire et le pouvoir.
Le pamphlet portait initialement le titre « Lettre à M. Félix Faure, président de la République ». Mais c’est la manchette du journal, « J’accuse », qui fera sa célébrité, en même temps que son efficacité. Émile Zola met en lumière la mécanique de l’erreur judiciaire ; il fait l’inventaire de procédures judiciaires contre Alfred Dreyfus ; il démontre la culpabilité d’Esterhazy ; enfin, il dénonce la collusion des pouvoirs publics et prononce nominalement, à l’égard de chacun des protagonistes, jusqu’au ministre de la Guerre, un « j’accuse » froid et précis.
« L’Aurore » tirait habituellement à 30 000 exemplaires. Le tirage du jeudi 13 janvier 1898 atteint les 300 000. Charles Péguy témoignera en 1902 dans « les Cahiers de la Quinzaine » : « Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent “l’Aurore”, coururent avec “l’Aurore”, en gros paquets sous le bras, distribuèrent “l’Aurore” aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. »
Dans les jours qui suivent, Émile Zola reçut plus de deux mille lettres, la moitié de l’étranger.
Le « J’accuse » marque un tournant dans l’Affaire et plus que cela dans l’histoire politique de la IIIe République, dans l’histoire tout court, même. Aussitôt l’article paru, son auteur est traîné devant les tribunaux. « Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme », écrivait-il en conclusion de sa « lettre ». « Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends. »
Émile Zola et Alexandre Perrenx, le propriétaire de « l’Aurore », sont convoqués devant les assises de la Seine, le 7 février 1898. Le 23, Émile Zola est condamné à la peine maximale : un an de prison et 3 000 francs d’amende. Un pourvoi en cassation est possible, mais les juges du Conseil de guerre ont porté plainte pour diffamation. Il y a toutes les chances qu’ils obtiennent satisfaction. Son avocat, Me Fernand Labori, conseille à Émile Zola de partir pour l’Angleterre. Le 18 juillet 1898, l’écrivain est à Londres. Cependant, le procès en révision du jugement de 1894 est en cours. Une décision, positive, est rendue le 3 juin. Le lendemain, Émile Zola rentre à Paris.
Le retentissant article de « l’Aurore », suivi du procès de son auteur, précipite de nouveaux engagements. Dix jours après la parution de l’article, Jaurès interpelle le gouvernement en dénonçant le mensonge, l’arbitraire, la propagande antisémite et la manipulation de la justice. Il publie dans son journal, « la Petite République », à partir d’août 1898, une série d’articles en faveur de Dreyfus qu’il rassemblera en septembre dans une brochure intitulée « Preuves ».
Jules Guesde, un autre socialiste mais pas du même courant, voit dans « la Lettre de Zola, (...) le plus grand acte révolutionnaire du siècle » ! Le 16 février 1899, le premier jugement cassé, Alfred Dreyfus est ramené en France. Mais un nouveau Conseil de guerre a lieu, à Rennes, le 9 septembre. À nouveau, il est reconnu coupable avec « circonstances atténuantes ». Émile Zola fulmine : « Et ce que je crie, c’est la détresse de notre généreuse et noble France, c’est l’effroi de l’abîme où elle roule ! » (« l’Aurore » du 12 septembre). Finalement, le pouvoir recule. Dreyfus est gracié le 19 septembre et libéré deux jours plus tard.
Le combat pour la révision continue. Il durera encore sept ans. Le 29 septembre 1902, Émile Zola meurt asphyxié par la fumée de sa cheminée. Son oraison funèbre est confiée à Anatole France, qui a exigé la présence de Alfred Dreyfus que le préfet de police voulait empêcher : « Devant rappeler la lutte entreprise par Émile Zola pour la justice et la vérité, m’est-il possible de garder le silence sur ces hommes acharnés à la ruine d’un innocent et qui, se sentant perdus s’il était sauvé, l’accablaient avec l’audace désespérée de la peur ? »
Réélu aux élections de 1902, Jean Jaurès rouvre le dossier de l’Affaire, que tout le monde à la Chambre des députés croyait clos, le 7 avril 1903. Trois ans plus tard, 12 juillet 1906, Alfred Dreyfus est réhabilité. Il est réintégré dans l’armée avec le grade de chef d’escadron. Le 20 juillet, il est fait chevalier de la Légion d’honneur.
En 1908, il assiste au transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon. Il y est blessé par balle. L’homme qui a tiré est un certain Louis Grégori, un journaliste connu pour son nationalisme et son antisémitisme. Jugé, il sera acquitté. Parmi les témoins de sa défense, on trouvait Armand du Paty de Clam, dont Zola l’avait accusé d’avoir été « l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire ».
Bernard Frederick
Humanité Dimanche
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