Nous reproduisons ici l’article que Jean-Jacques Marie avait consacré à l’ouvrage d’Alexandre Soljenitsyne "Deux siècles ensemble" (tome I., Juifs et Russes avant la révolution, 562 pages, Fayard éd., Paris, 2002). Au moment où la presse et les politiques (à quelques rares exceptions près [1]) ont entrepris la canonisation de ce parangon de la réaction obscurantiste, au moment où les mêmes ou presque décident de taxer d’antisémitisme toute critique (qu’on pense à la troïka Glucksmann-Finkelkraut-Bernard-Henri Lévy, faux philosophes et véritables spadassins de la plume au service des puissants ou puissants eux-mêmes, pour le troisième), l’article de JJ Marie, antistalinien de toujours et historien réputé, permet de remettre les pendules à l’heure. On peut retrouver cet article sur le site du CERMTRI.
Nombre de ceux qui ont vu dans Soljenitsyne un héros prophétique du combat contre le totalitarisme des temps modernes (et le messie d’un anticommunisme de bon aloi) à la suite de l’Archipel du Goulag devraient être quelque peu gênés aux entournures à la lecture de ce premier tome de la trilogie soljenitsynienne sur “Russes et Juifs”, qui s’annonce comme une trilogie solidement antisémite (1).
Imagination et histoire
Certes, l’Archipel du Goulag avait le mérite de sauver de l’oubli les souvenirs de quelque deux cents victimes du Goulag stalinien, et en ce sens, l’ouvrage mérite sa place au Panthéon de l’histoire. Mais les erreurs, voire les falsifications nombreuses qui s’y trouvaient montraient déjà chez l’auteur une capacité fâcheuse à soumettre l’histoire à ses préjugés idéologiques. On y trouve, par exemple, une conversation, entièrement inventée par Soljenitsyne, entre Staline et un détenu, futur responsable de camps, dénommé Naftali Frenkel, dont Soljenitsyne éprouvait alors le besoin de nous préciser qu’il s’agissait d’un “Juif de Turquie”. La précision n’est pas innocente, car Soljenitsyne lui attribue l’invention des mécanismes essentiels du Goulag (après les avoir attribués aux bolcheviks dès 1918 !). Cette conversation imaginaire et imaginée par Soljenitsyne, qui nous précise lui-même qu’elle n’eut ni témoin ni sténogramme (ce qui retire toute entrave à l’envol de l’imaginaire !), comme une conversation tout aussi totalement inventée par Soljenitsyne, prétendument tenue en novembre 1952 entre le ministre de la Sécurité d’Etat, Abakoumov (en prison depuis... juillet 1951, et donc réduit au silence !) et son adjoint, Rioumine, auraient dû attirer l’attention sur les capacités d’invention de l’ultra-nationaliste Soljenitsyne, dont l’antisémitisme perçait déjà sous les notes antitotalitaires.
Un refus obstiné...
Soljenitsyne expose, dans "Deux siècles ensemble", une conception de l’histoire des Juifs en Russie digne de figurer dans un manuel de falsification historique : les Juifs n’ont cessé de rejeter les tentatives des tsars russes pour les intégrer à la bonne société russe, car ces Juifs préféraient distiller et vendre de la vodka aux paysans ukrainiens et russes (ainsi exploités et abrutis par eux) plutôt que de travailler la terre qu’on leur offrait avec des subventions, qu’ils dépensaient sans jamais les rembourser.
Mais dès que le service militaire fut instauré, les jeunes Juifs se défilèrent avec ardeur. Quant à la vague d’émigration des Juifs vers l’étranger ? Vous croyez, ô lecteur simpliste, qu’elle est due aux pogromes ? Que non ! Elle a commencé quand le ministre des Finances Witte a instauré, en 1896, le monopole de l’Etat sur la fabrication de la vodka, privant ainsi des dizaines de milliers de distillateurs et cabaretiers juifs de leur activité préférée.
D’ailleurs, Soljenitsyne rétablit l’histoire véritable des pogromes, dont nous aurions une vision mystifiée. En tout cas, l’histoire telle qu’elle a été vue par la police tsariste, car, pour Soljenitsyne, la vérité se trouve dans sa bouche :
“Les rapports de police qui datent en Russie du début du XXe siècle ont fait à maintes reprises la preuve de leur exactitude et de leur précision irréprochable” (pp. 374-375).
Comment peut-on croire que les rapports de la police d’un Etat autocratique et religieux sur des événements où, selon de nombreuses sources, l’Etat, sa police, ses Cosaques et son Eglise étaient impliqués, nous donneraient la clé de la vérité ? Soljenitsyne ne nous fournit aucune raison ni aucun argument pour confirmer son affirmation. Le lecteur doit le croire sur parole...
Les pogromistes ne sont pas ceux que vous croyez...
L’un des pogromes les plus sanglants qui ont frappé les Juifs de Russie en 1903 a été celui de Gomel, en Biélorussie.
Soljenitsyne rétablit une vérité qui dormait dans les rapports de la police tsariste, et cette “vérité” est assez renversante : c’était en réalité, nous dit-il, un pogrome antirusse, organisé par les Juifs. Que disent en effet ces rapports ?
“Depuis quelque temps, l’attitude des Juifs de Gomel est devenu non seulement méprisante ,mais franchement provocante ; les agressions - tant verbales que physiques - contre des paysans et des ouvriers sont devenues monnaie courante, et les Juifs manifestent de toutes sortes de façons leur mépris même à l’égard des Russes appartenant à des couches sociales plus élevées, obligeant par exemple des militaires à changer de trottoir” (p. 375).
Depuis le pogrome de Kichinev, quelques mois plus tôt, certains Juifs, surtout les membres du Bund, avaient eu l’étrange idée de ne pas se laisser massacrer sans réagir. Sous la plume de la police et de Soljenitsyne, ils deviennent donc les agresseurs...
Après un incident au marché, écrit un rapport cité par lui comme preuve, les Juifs, “armés de pierres, de bâtons, de marteaux, de casse-têtes fabriqués spécialement ou même simplement de barres de fer”, se ruent sur un pauvre client russe d’une marchande de harengs juive, avec qui il a eu une altercation.
“Quand ils attrapaient des Russes, les Juifs les frappaient sans pitié, ils frappaient les vieillards, les femmes et même les enfants” (p. 376).
Les victimes deviennent ainsi les assaillants, qui attaquent même la police, accueillie “du côté des Juifs par une grêle de pierres et par des coups de revolver...” (p. 376). Ce sont bien eux, les assaillants !
Des accusations fantaisistes ?
Non content d’assaillir les braves pandores tsaristes, les Juifs fabulent sur les violences dont ils seraient les victimes lors des pogromes ! Ainsi, évoquant le pogrome de Kichinev, en avril 1903, Soljenitsyne affirme que, contrairement aux rumeurs répandues par “les Juifs influents en Angleterre (...), aucune trace de sévices ou de viols n’avait été observée sur les corps” (des assassinés) (p. 364), et il répète : “Les récits des familles eux-mêmes ne confirmèrent aucun cas de viol” (p. 364) ; mais un peu plus loin, il signale que comparurent au procès “36 personnes accusées de meurtre et de viol” (p. 371). La justice russe aurait-elle donc subi elle aussi l’influence des “Juifs influents en Angleterre” pour confirmer la rumeur de ces viols ? Difficile de ne pas voir dans la main de ces prétendus “Juifs influents en Angleterre” les ancêtres des Juifs du Joint Comittee, auxquels Staline attribuera à la fin de sa vie moult calomnies contre la patrie du socialisme et la paternité du prétendu “complot des blouses blanches”. On peut donc être fort anticommuniste et se nourrir aux mêmes sources que la propagande stalinienne, elle-même continuatrice, sous une forme amplifiée et caricaturée, de nombreuses et très réactionnaires traditions tsaristes.
Cette révision radicale de l’histoire amène Soljenitsyne dans des eaux très troubles. Ainsi, il reprend tous les ragots sur l’influence(voire la prédominance) juive dans la révolution de 1905. Les rapports de police présentent alors systématiquement les manifestations révolutionnaires comme organisées par les Juifs et composées essentiellement de Juifs (ce qui provoque évidemment l’indignation légitime des Russes, qui se dressent pour défendre leur honneur national bafoué). Soljenitsyne cite ces rapports comme autant de vérités établies et feint de s’interroger :
“Qu’est-ce donc qui poussait ces Juifs, au milieu de la plèbe en délire, à bafouer si brutalement ce que le peuple vénérait encore ?” (p. 411).
A savoir, le tsar et ses portraits.
Le 3 octobre, à l’Institut polytechnique de Kiev, “près de 5 000 personnes se sont réunies (...), avec une majorité juive de sexe féminin” (p. 409). Comment les mouchards ont-ils établi cette statistique ? Au faciès ? A la forme du nez ? A la couleur de visage ?
A celle des cheveux ? Au nombre de barbus (mais quid des femmes ?). Soljenitsyne ne se pose même pas la question. Au contraire, il insiste :
“Le rôle prépondérant des Juifs est mentionné encore à maintes reprises”.(p. 409).
Un rapport du 12 octobre signale en effet à l’université “des masses de Juifs des deux sexes” (p. 409). Lorsque le rapport de police est muet, Soljenitsyne cite abondamment le journal Le Kievien, “orienté à droite” (p. 410), nous dit-il. C’est aimablement dit pour un journal que l’on pourrait qualifier aujourd’hui sans exagération de “lepéniste”.
Les Juifs contre le bon Nicolas II
Les manifestations contre le tsar ? .Ce sont les Juifs, toujours les Juifs ! Et Soljenitsyne évoque le “soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, avec à sa tête les incomparables Parvus et Trotsky” (p. 407). Or Parvus, Juif, n’a jamais été à la tête de ce soviet, et Trotsky fut une semaine durant l’un de ses trois coprésidents (entre le 26 novembre et le 3 décembre 1905), les deux autres n’étant pas Juifs et n’intéressant donc pas l’historien et moraliste. Ceux qui vénèrent la monarchie appartiennent au peuple, les autres à la plèbe. Si la question reste sans réponse, une chose est claire : les troubles révolutionnaires sont provoqués par les Juifs, le peuple russe y est étranger, et même hostile.
Vous avez bien dit : “meurtres rituels” ?
L’attitude de Soljenitsyne à l’égard des “meurtres rituels” attribués aux Juifs par une tradition paysanne soigneusement alimentée par le clergé orthodoxe est encore plus renversante ou révélatrice du personnage. Selon cette tradition, mère de plusieurs pogromes, les Juifs, à la veille de Pâques, tuaient un enfant chrétien et le vidaient de son sang pour cuire leur pain azyme. En 1913, à Kiev, on découvre le cadavre d’un garçon de 12 ans, percé de “quarante-sept piqûres dénotant une connaissance certaine de l’anatomie” (p. 490). Puis, ajoute Soljenitsyne :
“On (qui ? mystère ! J.-J. M.) fait le rapprochement avec le début de la Pâque juive et la mise en chantier d’une nouvelle synagogue sur les terrains de Zaitsev (un Juif). Quatre mois après le meurtre, cette version de l’accusation conduit à l’arrestation de Menahem Mendel Beyliss,37 ans, employé à l’usine de Zaïtsev. Il est arrêté sans que de véritables charges pèsent contre lui” (p. 490).
Puis Soljenitsyne opère un léger glissement :
“Beyliss fut donc accusé de meurtre - alors même que les charges pesant contre lui étaient douteuses - parce qu’il était Juif” (p. 491).
Comment, “douteuses” ? Les “meurtres rituels” ne relevaient donc pas du fantasme ou de la provocation ? Les charges contre Beyliss étaient donc possibles et Beyliss peut-être coupable ? Alors même que Soljenitsyne s’empresse d’affirmer : “Longtemps, l’accusation porta sur la famille de la victime, jusquà ce que celle-ci fut mise complètement hors de cause” (p. 491), affirmation audacieuse, car cette famille liée à la pègre était très suspecte... sauf pour les inspirateurs de l’accusation rituelle. Soljenitsyne ajoute :
“Cette parodie d’enquête fut conduite comme s’il s’agissait d’un banal fait divers” (p. 491).
Une accusation de meurtre rituel relevant d’un “banal fait divers” ? De qui se moque l’auteur ? Soljenitsyne ajoute :
“Essayer de démêler l’écheveau des détails sans nombre de cet imbroglio judiciaire ne ferait qu’en rendre la compréhension encore plus difficile” (p. 493).
Donc, il ne démêle pas l’écheveau, mais laisse planer sur Beyliss l’ombre de l’accusation. A aucun moment Soljenitsyne ne dit clairement (ni même confusément) que l’accusation de meurtre rituel ne saurait être qu’un conte noir à dormir debout. En revanche, il renvoie l’origine de ces accusations aux Polonais catholiques, pour lesquels il éprouve une sympathie mesurée :
“Jusque-là, les procès pour meurtres rituels (quand il en parle, il n’ajoute jamais “prétendus” - J.-J. M.) s’étaient plutôt déroulés en milieu catholique (...). En Russie, à proprement parler, il n’y avait eu que l’affaire de Saratov, en 1856. Cependant, Sliosberg ne manque pas de souligner que l’affaire de Saratov avait également eu une origine catholique, tandis que dans celle de Beyliss, on observe que la bande de voleurs qui avait été un moment soupçonnée était composée de Polonais, que l’expert en affaires de crimes rituels désigné au procès était catholique et que le procureur, Tchaplinski, était également Polonais” (p. 492).
Donc, l’Etat orthodoxe et son ministère de l’Intérieur n’y sont pour rien. Soljenitsyne, d’ailleurs, renvoie aimablement la balle aux catholiques, surtout polonais, sur les terres desquels ces meurtres rituels se seraient produits... Et, conclut-il, “ce meurtre étrange et tragique resta inexpliqué” (p. 495). “Etrange” : donc, il y a anguille sous roche : ce n’est pas un simple meurtre de droit commun, qui, comme l’indique son nom, n’aurait aucun caractère étrange...
Dans la mauvaise foi, Soljenitsyne ne s’arrête pas en chemin : il souligne que l’affaire Beyliss a fait grand bruit en Occident, où nul n’a rien dit sur le procès “du Juif Leo Frank, accusé lui aussi du meurtre d’un enfant (une petite fille violée et assassinée), là aussi avec des charges très incertaines. Il fut condamné à la pendaison et, pendant la procédure de cassation, une foule armée l’arracha de sa prison et le pendit” (p. 496). Certes, mais Leo Frank fut seulement accusé, à tort ou à raison, d’avoir violé et assassiné une petite fille, comme le sont des centaines d’individus de toute origine, classe ou race, et non d’avoir accompli ce meurtre pour des raisons religieuses en application des pratiques supposées de tout un groupe religieux et ethnique, comme Beyliss ; Soljenitsyne le sait. Sa comparaison visant à présenter la Russie comme victime d’une dénonciation systématique de l’Occident ne tient donc pas debout. Soljenitsyne est manifestement plus doué pour la vocifération que pour le raisonnement.
La captation du cerveau de la nation...par les Juifs !
Enfin, Soljenitsyne utilise un dernier procédé bien connu des polémistes peu exigeants. Il cite comme autant de documents des déclarations antisémites d’écrivains ou de politiciens, reproduites sans commentaire. Ainsi, il cite le politicien d’extrême droite Choulguine, qui déclare :
“A cette époque (un quart de siècle avant la révolution), les Juifs avaient pris le contrôle de la vie politique du pays... Le cerveau de la nation (si l’on excepte le gouvernement et les cercles qui lui étaient proches) se trouva être entre les mains des Juifs et s’habituait à penser selon leurs directives (...). Malgré toutes les restrictions apportées à leurs droits, les Juifs avaient pris possession de l’âme du peuple russe” (p. 512).
Rien que cela ! Et Soljenitsyne n’a rien à retrancher à cette accusation moyenâgeuse de possession de l’âme d’un peuple digne des époques où l’on croyait aux exorcistes ! Il n’éprouve le besoin d’accompagner d’aucune réserve ou d’aucun commentaire critique sa citation d’un rapport du département de la Sécurité de Petrograd d’octobre 1916, qui affirme :
“A Petrograd, le commerce est exclusivement aux mains des Juifs... Il existe encore officiellement quelques firmes russes ; mais elles sont en fait contrôlées par des Juifs : il est impossible d’acheter ou de commander quoi que ce soit sans l’entremise d’un Juif” (p. 546).
L’entourage du moine Raspoutine est formé de gens louches ? Certes. Soljenitsyne le dit et cite « l’ambassadeur de France à Petrograd, Maurice Paléologue, qui en mai 1916, notait dans son journal : “Un ramassis de financiers juifs et de spéculateurs malpropres, Rubinstein, Manus, etc., ont conclu un accord avec lui (Raspoutine) et le dédommagent grassement pour services rendus” » (p. 547). Vous devez le croire sur parole : Paléologue n’est pas un homme de droite... et il dit la vérité ! Combien de personnages louches autour de Raspoutine étaient pourtant de purs (si j’ose dire) Russes !
L’antisémitisme de l’Eglise orthodoxe ? Soljenitsyn ne connaît pas...
Soljenitsyne, enfin, efface complètement l’antisémitisme profond de l’Eglise orthodoxe (à laquelle il consacre une seule page, en tout et pour tout, dans son livre) et du tsar Nicolas II. Alors que de nombreux prêtres orthodoxes ont, croix en mains, conduit des processions par lesquelles commençaient de nombreux pogromes, il écrit froidement :
“Les plus hauts hiérarques eurent beau exhorter le bon peuple chrétien, des mois et des années durant, ils ne purent même pas empêcher la foule d’arborer des crucifix et des icônes en tête des pogromes” (p 446).
Les “plus haut hiérarques” ? Quelques-uns, oui, mais ils étaient minoritaires. Et Soljenitsyne efface la présence fréquente de prêtres - comme de Cosaques - en tête de nombreuses processions pogromistes.
L’antisémitisme viscéral de Nicolas II
Nicolas II, en décembre 1905, reçut une délégation de l’Union du peuple russe, organisatrice de pogromes, accepta leur insigne et félicita son président pour son travail ! Avec son élégance aristocratique, Nicolas II avait écrit à sa mère, le 27 octobre 1905, pendant une vague de pogromes : “Le peuple s’est indigné de l’impudence et de l’insolence des révolutionnaires et des socialistes et, comme neuf dixièmes d’entre eux sont des youpins, toute sa colère s’est abattue sur eux, d’où les pogromes juifs. Il est frappant de voir avec quelle unanimité et quelle simultanéité cela s’est passé dans toutes les villes de Russie et de Sibérie (...). Mais en plus des youpins, les agitateurs russes ont aussi écopé : les ingénieurs, les avocats et toutes sortes d’autres sales gens.”
Soljenitsyne ne dit mot de ce genre de déclarations de Nicolas II, qui, plusieurs fois, stigmatisera ce qu’il appelle la “clique juive”.
Ce Nicolas II s’opposera en 1907 à la proposition avancée par son Premier ministre, Stolypine, d’accorder aux Juifs les mêmes droits civils qu’aux autres sujets de l’empire pour en détacher une partie de la tentation révolutionnaire. Au début de son ouvrage, Soljenitsyne affirme :
“J’appelle les deux parties - russe et juive - à chercher patiemment à se comprendre, à reconnaître chacune sa part de péché” (p. 9).
Il ne précise pas si ce fameux “péché” ( ?) est originel ou pas, mais une chose est certaine, le partage du péché est très inégal : tout pour les Juifs, ou presque, rien pour les Russes, les uns et les autres rassemblés, d’ailleurs, dans une entité aux contours obscurs.
Sa façon d’aborder l’histoire en général reproduit d’ailleurs largement cette idée d’un péché que les autres auraient à expier un jour ou l’autre. Ainsi, selon lui : “L’Allemagne de Guillaume II a ouvert la voie à Lénine pour qu’il détruise la Russie, vingt-huit ans plus tard, c’est elle qui s’est retrouvée divisée” (p. 488), la Pologne a contribué au renforcement des bolcheviks au cours de l’année 1919, si difficile pour eux, et elle a récolté 1939, 1944, 1956, 1980.”
Il ajoute, effaçant la terrible répression subie par les sociaux-démocrates “rouges” finlandais en mars-avril 1918, fusillés, massacrés, déportés dans les premiers camps de concentration de la guerre civile, où 12 000 d’entre eux périrent, emportés par la famine et le typhus :
“Avec quel empressement la Finlande a aidé les révolutionnaires russes, elle qui ne supportait pas les libertés particulières dont elle disposait - mais au sein de la Russie - et, en retour, elle a subi quarante ans d’humiliation politique (la finlandisation)” (p. 488).
Bref : c’est bien fait, vous ne l’avez pas volé ! L’explication est un peu courte et la jubilation, visible, plutôt mesquine. Mais l’ampleur de la pensée n’est manifestement pas une marque de Soljenitsyne. Sa religiosité maniaque mélangée à un nationalisme étroit débouche sur une conception maurrassienne de l’histoire d’un antisémitisme nauséabond, même si les oripeaux en sont plutôt grotesques... Contre les retournements de l’histoire qu’il évoque ainsi, Soljenitsyne propose un remède infaillible :
“La seule façon de se prémunir contre de telles erreurs est de toujours se laisser guider par la boussole de la morale divine” (p. 488).
Apparemment, cela ne lui réussit pas trop bien à lui-même.
Jean-Jacques Marie
(1) Alexandre Soljenitsyne : Deux siècles ensemble (tome I., Juifs et Russes avant la révolution), 562 pages, Fayard éd., Paris, 2002, 27 euros.
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