Lettre au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique sur la situation dans le Parti bolchevik (1926 Gramsci et BP du PC italien)

samedi 22 septembre 2012.
 

Chers camarades,

Les communistes italiens et tous les travailleurs conscients de notre pays ont toujours suivi vos discussions avec la plus grande attention. A la veille de chaque congrès et de chaque conférence du Parti communiste russe, nous étions sûrs que, malgré l’âpreté des polémiques, l’unité du parti russe n’était pas en danger ; bien mieux, nous étions convaincus qu’à la faveur de ces discussions le parti renforçait son homogénéité idéologique et organisationnelle, se trouvait donc mieux préparé et mieux armé pour affronter les multiples difficultés inhérentes à l’exercice du pouvoir dans un État ouvrier. Aujourd’hui, à la veille de votre XV° Conférence, nous n’avons plus la même certitude que par le passé ; l’angoisse nous gagne irrésistiblement ; il nous semble que l’attitude actuelle du bloc des oppositions et la gravité des polémiques au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S. exigent l’intervention des partis frères. C’est précisément cette conviction qui nous a poussés à vous adresser cette lettre. Il se peut que l’isolement dans lequel notre parti est contraint de vivre nous ait conduits à exagérer les périls qui pèsent sur la situation interne du Parti communiste de l’U.R.S.S. ; mais, en tout cas, nos jugements concernant les répercussions de cette situation à l’échelle internationale n’ont rien d’exagéré, et en tant qu’internationalistes nous tenons à accomplir notre devoir.

La situation actuelle du parti frère de l’U.R.S.S. nous parait différente et plus grave que lors des précédentes discussions, parce que aujourd’hui nous voyons s’opérer et s’approfondir une scission dans le groupe central léniniste, qui a toujours été le noyau dirigeant du parti et de l’Internationale. Une scission de ce genre, indépendamment des résultats numériques des votes au congrès, peut avoir les plus graves conséquences, non pas seulement si la minorité d’opposition n’accepte pas avec la plus grande loyauté les principes fondamentaux de la discipline révolutionnaire du parti, mais encore si elle outrepasse, dans la poursuite de sa polémique et de sa lutte, les limites de toute démocratie formelle.

L’un des plus précieux enseignements de Lénine a été qu’il nous fallait être très attentifs aux jugements de nos ennemis de classe. Eh bien, chers camarades, il est certain que la presse et les hommes d’État les plus en vue de la bourgeoisie internationale misent sur le caractère organique du conflit qui se fait jour au sein du noyau même du Parti communiste de l’U.R.S.S., comptent sur une scission dans le parti frère, sont convaincus que c’est d’elle que naîtra la désagrégation et la lente agonie de la dictature prolétarienne ; déterminant ainsi cette catastrophe de la révolution que ne sont pas parvenues à provoquer les invasions et les insurrections de la garde blanche. Cette froide circonspection avec laquelle la presse bourgeoise cherche aujourd’hui à analyser les événements russes, le fait qu’elle évite de faire appel, dans la mesure du possible, à cette démagogie violente qui lui était si familière par le passé, sont des symptômes qui doivent faire réfléchir les camarades russes et les rendre conscients de leurs responsabilités. Il y a encore une autre raison pour laquelle la bourgeoisie internationale mise sur une éventuelle scission ou sur une aggravation de la crise interne du Parti communiste de l’U.R.S.S.. L’État ouvrier existe en Russie depuis maintenant neuf ans. Il est certain que seule une petite minorité, non seulement des classes laborieuses mais encore des partis communistes eux-mêmes, dans les autres pays, est en mesure de reconstituer en son ensemble le mouvement global de la révolution et de retrouver, jusque dans les moindres détails dont se compose la vie quotidienne de l’État des Soviets, la continuité du fil rouge qui débouche sur les perspectives générales de la construction du socialisme. Et ce, non seulement dans les pays où la liberté de réunion n’existe plus, où la liberté de la presse est totalement supprimée ou soumise à d’incroyables contraintes comme en Italie (les tribunaux ont interdit et saisi les ouvrages de Trotsky, Lénine, Staline, Zinoviev et, récemment, le Manifeste communiste) ; mais aussi dans les pays où nos partis ont encore la possibilité d’apporter à leurs membres et aux masses en général une information suffisante. Dans ces pays, les plus larges masses ne peuvent rien comprendre aux discussions qui ont lieu au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S., surtout quand elles atteignent le degré de violence qui est le leur aujourd’hui et quand elles engagent la ligne politique du parti dans son ensemble, et non plus des questions de détail. Ce ne sont pas que les masses laborieuses en général, ce sont aussi celles de nos partis, qui voient et veulent voir dans la République des Soviets, et dans le parti qui la gouverne, un front uni de lutte, qui œuvre dans la perspective globale du socialisme. C’est uniquement dans la mesure où les masses occidentales et européennes considèrent la Russie et le parti russe de cette façon, qu’elles sont disposées à reconnaître, comme un fait historiquement nécessaire, dans le Parti communiste de l’U.R.S.S., le parti dirigeant de l’Internationale ; ce n’est donc qu’aujourd’hui que la République des Soviets et le Parti communiste de l’U.R.S.S. apparaissent comme un élément formidable d’organisation et de proposition révolutionnaire.

Les partis bourgeois et sociaux-démocrates, précisément pour cette raison, exploitent les polémiques internes et les conflits qui existent au sein du Parti communiste de l’U.R.S.S. ; ils veulent lutter contre l’influence de la révolution russe, contre l’unité révolutionnaire qui est en train de se former autour du Parti communiste de l’U.R.S.S. à travers le monde entier.

Chers camarades, il est très significatif que, dans un pays comme l’Italie - où l’organisation de l’État et du parti fasciste parvient à étouffer toute manifestation réelle de vie autonome des grandes masses ouvrières et paysannes -, la presse fasciste, notamment dans les provinces, soit remplie d’articles techniquement bien conçus sur le plan de la propagande, et comportant un minimum de démagogie et d’épithètes injurieuses, dans lesquels on cherche à démontrer, avec un effort manifeste d’objectivité, que désormais, en raison même de l’attitude des leaders les plus connus du bloc des oppositions du Parti communiste de l’U.R.S.S., l’État des Soviets est à coup sûr en passe de devenir un pur État capitaliste, et qu’en conséquence, dans l’affrontement, à l’échelle mondiale entre fascisme et bolchevisme, le fascisme aura le dessus. Cette campagne, si elle montre à quel point est immense la sympathie dont jouit encore la République des Soviets dans les grandes masses du peuple italien - des masses qui, dans certaines régions et depuis six ans, ne reçoivent dans la clandestinité qu’une maigre littérature de parti -, montre aussi comment le fascisme, qui connaît parfaitement la situation intérieure de l’Italie et a appris à composer avec les masses, cherche à exploiter l’attitude politique du bloc des oppositions pour surmonter définitivement l’hostilité farouche des travailleurs envers le gouvernement de Mussolini : ou pour créer, du moins, un état d’esprit en vertu duquel on considérerait le fascisme comme une nécessité historique inéluctable, quels que soient la cruauté et les maux qui lui sont inhérents. Nous croyons que, dans le cadre de l’Internationale, notre parti est celui qui ressent le plus vivement le contrecoup de la grave situation qui s’est créée dans le Parti communiste de l’U.R.S.S.. Et non pas seulement pour les raisons précédemment exposées - qui sont pour ainsi dire extérieures -, relatives aux conditions générales du développement révolutionnaire dans notre pays. Vous savez bien que tous les partis de l’Internationale ont hérité et de la vieille social-démocratie et des différentes traditions nationales propres à chaque pays (anarchisme, syndicalisme, etc.) toute une masse de préjugés et de motivations idéologiques qui représentent le foyer de toutes les déviations de droite et de gauche. Au cours de ces dernières années, et surtout après le Ve Congrès mondial, nos partis, à la suite d’expériences douloureuses et à travers une succession de crises pénibles et difficiles, étaient en voie de se stabiliser sur des positions léninistes solides, en passe de devenir d’authentiques partis bolcheviks. De nouveaux cadres prolétariens étaient en train de se former dans les usines à partir de la base ; les éléments intellectuels étaient soumis à une rigoureuse sélection, à une stricte et sévère mise à l’épreuve sur la base du travail pratique sur le terrain de l’action. Cette restructuration s’opérait sous le contrôle d’un parti communiste de l’U.R.S.S. unitaire et de tous ses dirigeants.

Eh bien, l’acuité de la crise actuelle et la menace de scission ouverte ou latente qu’elle contient, bloquent ce processus de développement et d’élaboration dans nos partis, cristallisent les déviations de droite et de gauche, et retardent une fois encore la réalisation de l’unité organique du parti mondial des travailleurs. C’est tout particulièrement sur ce point que nous croyons de notre devoir d’internationalistes d’attirer l’attention des camarades les plus responsables du Parti communiste de l’U.R.S.S..

Camarades, tout au long de ces neuf ans d’histoire mondiale, vous êtes apparus comme l’élément organisateur et moteur des forces révolutionnaires de tous les pays : par son ampleur et sa profondeur, le rôle que vous avez joué n’a ni précédent ni équivalent dans l’histoire de l’humanité. Mais, aujourd’hui, vous êtes en train de détruire votre propre œuvre, vous vous affaiblissez et courez le risque de compromettre la fonction dirigeante que le Parti communiste de l’U.R.S.S. avait conquise sous l’impulsion de Lénine ; il nous semble que le caractère violent et passionné des problèmes russes vous fait perdre de vue l’enjeu international de ces mêmes problèmes, vous fait oublier que vos responsabilités de militants russes ne peuvent et ne doivent être assumées que par référence aux intérêts du prolétariat international.

Le Bureau politique du Parti communiste italien s’est penché avec tout le soin et l’attention dont il était capable sur l’ensemble des questions qui sont actuellement débattues à l’intérieur du Parti communiste de l’U.R.S.S.. Les problèmes qui sont aujourd’hui les vôtres peuvent demain être les nôtres. Dans notre pays aussi, la masse des paysans forme la majorité de la population laborieuse. En outre, tous les problèmes liés à l’hégémonie du prolétariat se poseront à nous sous une forme manifestement plus complexe et aiguë qu’en Russie même, parce que la densité de la population rurale est infiniment supérieure, parce que nos paysans ont une très riche tradition d’organisation et sont toujours parvenus à peser fortement, de tout leur poids spécifique de masse, sur la vie politique nationale, parce que chez nous les appareils et les organisations de l’Église ont derrière eux une tradition deux fois millénaire et se sont spécialisés dans la propagande et l’encadrement des paysans à un degré jamais atteint dans les autres pays. S’il est vrai que l’industrie est plus développée chez nous et que le prolétariat a une large base matérielle, il est non moins vrai que cette industrie ne dispose pas de matières premières dans le pays et se trouve donc plus exposée aux crises ; le prolétariat ne pourra donc exercer sa fonction dirigeante que s’il est animé d’un esprit de sacrifice et totalement libéré de toutes les survivances du corporatisme réformiste ou syndicaliste. C’est de ce point de vue réaliste et léniniste, croyons-nous, que le Bureau politique du Parti communiste italien a abordé vos problèmes. Jusqu’à présent, nous n’avons exprimé une opinion de parti que sur la seule question de discipline posée par les fractions, désirant nous en tenir à la recommandation que vous nous avez faite après votre XIVe Congrès, de ne pas étendre la discussion de vos problèmes aux sections de l’Internationale.

Nous déclarons maintenant que nous retenons comme fondamentalement juste la ligne politique de la majorité du Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S., et que c’est certainement dans le même sens que se prononcera la majorité du parti italien s’il devient nécessaire d’aborder cette question dans toute son ampleur. Nous ne cherchons pas, parce que nous jugeons cela inutile, à faire de l’agitation et de la propagande autour de vous et des camarades du groupe des oppositions. Nous n’allons donc pas dresser un inventaire de toutes les questions particulières avec, en regard, nos propres appréciations. Ce qui nous frappe, répétons-le, c’est que l’attitude des oppositions engage toute la ligne politique du Comité central, touchant au cœur même de la doctrine léniniste et de l’action politique du parti de l’U.R.S.S.. C’est l’hégémonie du prolétariat qui est remise en question dans son principe comme dans sa pratique, ce sont les rapports fondamentaux d’alliance entre ouvriers et paysans qui sont mis en cause et menacés ; autrement dit les piliers mêmes de l’État ouvrier et de la révolution. Camarades, on n’a jamais vu au cours de l’histoire une classe dominante, dans son ensemble, avoir des conditions d’existence inférieures à celles de certains éléments et couches de la classe dominée et assujettie. Cette contradiction inouïe, l’histoire en a fait le lot du prolétariat ; c’est en cette contradiction que réside la plus grande menace pour la dictature du prolétariat, notamment dans les pays où le capitalisme n’était pas parvenu à son plein développement et n’avait pas réussi à unifier les forces productives. C’est de cette contradiction, qui d’ailleurs apparaît déjà sous certaines formes dans les pays capitalistes où le prolétariat assure objectivement une fonction sociale importante, que naissent le réformisme et le syndicalisme, que naissent l’état d’esprit corporatiste et les stratifications de l’aristocratie ouvrière. Et, pourtant, le prolétariat ne peut devenir une classe dominante s’il ne parvient pas, par le sacrifice de ses intérêts corporatifs, à surmonter cette contradiction ; il ne peut maintenir son hégémonie et sa dictature, même une fois constitué en classe dominante, s’il ne sacrifie pas ses intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de la classe. Il est certes facile de faire de la démagogie sur ce terrain, facile de souligner les aspects négatifs de la contradiction : “ Est-ce toi qui domines, ô ouvrier mal vêtu et mal nourri, ou bien est-ce l’homme de la NEP avec ses vêtements fourrés et tous les biens de la terre dont il dispose ? ” C’est ainsi que les réformistes, après une grève révolutionnaire qui a renforcé la cohésion et la discipline au sein des masses mais qui, en raison de sa durée, a encore appauvri les travailleurs sur le plan individuel, déclarent : “ A quoi bon avoir lutté ? Vous vous retrouvez encore plus pauvres et démunis ! ” Il est facile de faire de la démagogie sur ce terrain, et il est tout aussi difficile de ne pas en faire lorsque la question a été formulée en termes corporatistes, et non dans l’esprit du léninisme, c’est-à-dire selon la doctrine de l’hégémonie d’un prolétariat qui se trouve dans cette situation historique déterminée et non dans une autre. Voilà quel est pour nous le principal enjeu de vos discussions, car cet élément est bien la racine de toutes les erreurs du groupe des oppositions et l’origine de tous les risques latents dont sa pratique est grosse. L’idéologie et la pratique du bloc des oppositions manifestent un retour radical à la tradition de la social-démocratie et du syndicalisme qui ont empêché jusqu’alors le prolétariat occidental de s’organiser en classe dirigeante.

Seule une ferme unité et une discipline rigoureuse au sein du parti qui dirige l’État ouvrier peuvent garantir l’hégémonie prolétarienne en régime de NEP, c’est-à-dire le plein développement de la contradiction que nous avons soulignée. Mais, en l’occurrence, l’unité et la discipline ne sauraient être appliquées de façon mécanique et coercitive ; elles doivent être l’expression d’un consentement sincère, non celle d’un groupe adverse prisonnier ou assiégé qui ne rêve que d’évasion et de fuite par surprise.

Tout cela, très chers camarades, nous avons tenu à vous le dire dans un esprit de fraternité et d’amitié, même s’il est le fait de frères cadets. Les camarades Zinoviev, Trotsky et Kamenev ont puissamment contribué à notre éducation révolutionnaire, ils nous ont parfois corrigés avec beaucoup de rigueur et de sévérité, ont compté parmi nos maîtres. C’est plus particulièrement à eux que nous nous adressons comme aux principaux responsables de la situation actuelle, parce que nous voulons être sûrs que la majorité du Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S. ne cherche pas à remporter une victoire écrasante dans cette lutte et n’est pas disposée à recourir aux mesures extrêmes. L’unité du parti frère de Russie est nécessaire au développement et au triomphe des forces révolutionnaires mondiales ; au nom de cette nécessité, tout communiste et internationaliste doit être prêt à consentir les plus grands sacrifices. Les conséquences d’une erreur commise par le parti uni sont aisément surmontables ; les conséquences d’une scission ou d’une situation entretenant une scission latente peuvent être irréparables et fatales.

Salutations communistes.

Le Bureau Politique du P.C.I.

Antonio Gramsci 14 octobre 1926


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