Comment Sarkozy a effacé 90 ans d’acquis sociaux

vendredi 1er août 2008.
 

Durant la dernière nuit de la session extraordinaire de l’Assemblée nationale, le 23 juillet, les députés de la majorité ont définitivement enterré la définition de la durée du travail des salariés. Contrairement aux apparences, cette mesure ne s’applique pas seulement aux cadres, mais elle pourra bientôt s’imposer à tous les salariés du secteur privé. En adoptant cette loi, la France recule de près de 90 ans.

Mercredi 23 juillet 2008, 21 h 30.

... En une petite heure à peine, les débats sont clos, après que le texte du projet de loi "portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail" est adopté. Il est vrai qu’il revient ici pour une troisième lecture, et tout le monde sait que le débat est clos. Quelques députés socialistes se battent jusqu’au bout, comme Christophe Sirugue, député-maire de Châlon-sur-Saône, qui souligne que la politique du gouvernement Fillon "fait de la flexibilité et de la précarité les fondements du travail dans l’entreprise". Mais une heure plus tard, le texte est adopté... C’en est fini de la durée légale du travail.

Dans quel état Nicolas Sarkozy laissera-t-il la société française

Comme souvent, un texte majeur, qui entraînera des modifications importantes dans l’organisation du travail et les rapports sociaux de notre pays, a été adopté en catimini, au milieu de l’été. On en a l’habitude... Le désespoir règne partout, et tout le monde cherche à fuir cette réalité si sombre, à la recherche d’un peu de soleil. La rentrée sera rude.

Tous les médias, sans exception, ont centré leurs commentaires sur l’abrogation des 35 heures pour les cadres. D’ailleurs, seuls les syndicats de l’encadrement se sont mobilisés durant cette journée d’été pour manifester contre cette mesure. Ils n’ont été supportés par aucun autre mouvement. Aucun parti de gauche, ni de syndicats ouvriers pour appuyer leur mouvement. Pourtant, l’article L3121-38 précise bien que "la durée de travail de tout salarié peut être fixée par une convention individuelle de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois." Cette simple mention ouvre la porte à la remise en cause de toutes les conditions de travail dans les entreprises. La date a même été fixée, au 1er janvier 2010, qui obligera toutes les entreprises à renégocier des accords.

Le plus grave, contrairement aux apparences, n’est pas l’abrogation des 35 heures pour les cadres. Le gouvernement a profité de cette loi de modernisation de la représentation syndicale pour supprimer le recours aux accords de branche. Désormais, chaque entreprise pourra négocier au cas par cas l’embauche de chaque nouvel employé. En pratique, on pourra exiger des employés qu’ils puissent travailler jusqu’à 48 heures par semaine, avec une contrepartie salariale de 10 % seulement pour les heures supplémentaires. Aucun accord de branche ne pourra plus être opposé à ces accords individuels au sein des PME et TPE (très petites entreprises).

Pour mieux expliquer encore, nous passerons donc de 218 jours actuellement, dans la plupart des entreprises (ou 228 jours sans RTT) à 282 jours, ce qui revient à travailler tous les samedis et les jours fériés de l’année. C’est donc non seulement une abrogation des 35 heures, mais aussi une remise en cause des repos compensateurs et du paiement des jours d’astreinte qui est mise en place.

Dans cette lutte entre pot de terre et pot de fer, il est certain que ce seront toujours les plus faibles qui perdront à chaque fois. On pourra donc abroger les 35 heures pour le plus grand plaisir de la majorité, mais également renégocier toutes les bases de l’organisation du temps de travail dans l’entreprise, sans s’embarrasser des syndicats, ni des règles anciennes. En plaçant contractuellement la barre au plus haut (282 jours à 10 heures par jour), les entreprises ne devront plus faire appel aux entreprises d’intérim ni augmenter leur masse salariale.

En modifiant la règle du jeu, Sarkozy a affaibli les syndicats en premier lieu, mais ce sont les salariés qui sont menacés ensuite. On imagine bien que le chantage permanent va devenir la règle de la négociation dans les secteurs en difficulté. Progressivement, le niveau des salaires ne cessera de baisser pour préserver "les marges de compétitivité" des entreprises. Les embauches se raréfieront, la charge de travail pesant sur les salariés augmentera encore. Sarkozy atteindra peut-être son objectif, mais dans quel état laissera-t-il la société française ?

LE PARADOXE FRANCAIS

L’actualité joue parfois des tours étonnants. La société de conseil KPMG a précisément publié en juillet une étude dressant un portrait étonnant de la France. Pays le plus compétitif d’Europe, à deux pas des Etats-Unis malgré l’euro fort, première toute catégorie au niveau européen pour l’investissement industriel, la fabrication de logiciels, les services aux entreprises, troisième à l’échelle mondiale pour la Recherche et le Développement, et deuxième mondiale pour les essais cliniques et les mises en essai de produits. On est bien loin de l’image d’Epinal que Nicolas Sarkozy martèle à longueur de journée.

Plus encore, cette étude révèle que le coût du travail par employé en France est le moins cher en Europe (51,984 $ en moyenne, 84,826 $ charges comprises). Elle bénéficie d’une main-d’oeuvre correctement formée et d’une infrastructure de transports particulièrement développée. Paris est la ville la plus attractive d’Europe, loin devant Francfort et Londres. Une autre étude, publiée par IPSOS en mai, donnait des résultats similaires à l’échelle du bassin méditerranéen, 21% des entreprises interrogées ayant cité la France comme premier choix pour une implantation éventuelle.

Deuxième paradoxe, le travail manque et le plein emploi n’a jamais existé. "Travailler plus pour gagner quoi ?", demande le sociologue Robert Castel. On veut absolument, de toute force, obliger tout le monde à travailler, quitte à accepter n’importe quel poste, sous peine d’être exclu une nouvelle fois du système. On stigmatise le chômeur et, de fait, on crée des travailleurs pauvres. Un indice parmi d’autres : nous sommes le pays qui connaît un des taux les plus forts des temps partiels imposés par les entreprises, créant trois millions d’emplois précaires.

Pourquoi vouloir tout changer, alors que tout semble fonctionner de façon à peu près satisfaisante pour l’instant ? Pour justifier cette mesure, que les gaullistes de 1946, 1958 ou même 1969 n’auraient jamais osé proposer, la droite avance comme argument massue le manque de consommation et le besoin de combler les déficits publics. Pourtant, le déficit français se situe dans une fourchette acceptable par rapport aux autres pays de l’OCDE et de l’Union européenne (74,7% du PIB), ce qui reste supportable. Notre principal handicap est la méfiance qu’éprouvent les épargnants vis-à-vis de l’avenir. Avec un taux d’épargne à presque 12 % des revenus disponibles, les Français thésaurisent dix fois plus que les Américains. De plus, les banques ne jouent absolument pas le jeu et freinent l’investissement des petites entreprises. La crise des subprimes ne va certainement pas améliorer les choses dans ce domaine.

La seule raison réelle de cette volonté absolue de déboulonner les 35 heures est idéologique. Les patrons et la droite française n’ont jamais supporté la défaite de 1997, et la principale mesure mise en place par Jospin. Depuis lors, par tous les moyens, ils ont tenté de briser cette loi. Seul problème, cette loi était très populaire parmi les salariés, surtout auprès des cadres. Chirac ayant renoncé à modifier la loi, le Medef et l’UMP ont rongé leur frein pendant cinq longues années. Voici enfin, avec Sarkozy, la chance historique de se venger.

LA REALITE DU TRAVAIL EN FRANCE

Au diable les pauvres cadres, qui travaillent déjà bien plus de 35 heures, et dont un quart n’a pas le temps de prendre ces fameuses RTT très prisées. Contrairement à ce que Jean-Pierre Raffarin déclarait autrefois, "la France n’est pas un parc de loisirs" (ce qui a dû faire plaisir à Futuropolis, située dans le canton de l’ex-Premier ministre). Les 35 heures ont non seulement créé des emplois, mais cette mesure a également permis de développer des activités nouvelles dans les domaines du tourisme, des services à domicile, du bricolage, etc. Tout ceci risque bien de partir en fumée si le paysage social change profondément en France.

Loin des idées reçues, on travaille durement en France. Plus d’un tiers de la population travaille plus de 40 heures. Nous avons la meilleure productivité par employé des pays de l’OCDE. Nous travaillons plus que nos voisins belges, danois, finlandais, allemands, irlandais, hollandais, norvégiens, suédois, suisses et anglais ! Il n’y a guère que les Espagnols, les Grecs, les Portugais et les pays de l’Est à travailler plus que nous, mais avec une rentabilité bien inférieure à la nôtre (source OCDE).

Le problème ne se situait donc pas dans la durée du travail en France, mais bien sûr la longueur de la carrière des salariés. On commence généralement à travailler trop tard, et on part en retraite trop tôt, le plus souvent dans le cadre de plans sociaux. Les entreprises n’aiment pas les vieux, sans doute parce qu’elles les ont usés prématurément en exigeant de leur part des performances au-dessus de la moyenne. La juste compensation de ce dur travail résidait dans nos loisirs et nos célèbres congés payés. Mais, selon la droite, la France est un pays de fainéants où les travailleurs n’ont qu’une seule idée fixe : tirer au flanc et partir en vacances dès que possible, un pays prompt à faire la grève (ce qui est faux, puisque nous nous situons au même niveau que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni), un pays d’assistés qui a perdu la "valeur-travail" à cause d’un éventail trop large d’aides de toutes sortes.

Avec l’augmentation prévisible de la durée du travail, on va creuser encore un peu plus le fossé entre ceux qui ont un travail et les autres, c’est-à-dire les jeunes sans qualification et les seniors. Alors que la démographie devrait nous permettre, à terme de réduire le chômage, nous allons maintenir cette fracture sociale artificiellement, grâce aux heures supplémentaires imposées, faiblement rémunérées, et par la création d’une nouvelle classe d’inadaptés sociaux bénéficiaires du RSA (si celui-ci voit finalement le jour).

UNE CONCEPTION ETRANGE DE L’ECONOMIE

Les hasards de l’actualité ont fait que, la semaine où ces décisions majeures étaient prises, trois événements sont venus confirmer à leur tour une tendance de notre pays à sacrifier les hommes sur l’autel du libéralisme. Deux grands noms de l’industrie française, Renault et Saint-Gobain, ont décidé de licencier neuf mille employés, malgré des bénéfices satisfaisants au premier semestre. A tout ceci s’ajoute la réforme de la carte militaire. Ici encore, le gouvernement privilégie les profits à l’humain. En supprimant les troufions qui faisaient vivre la terre du grand Charles, Nicolas Sarkozy montre tout le mépris qu’il éprouve à l’égard des classes les plus pauvres de la société. Par contre, son ami Lagardère doit se frotter les mains. Tout cet argent stupidement dépensé en rémunérations, sera bien plus utile pour l’achat de missiles et d’équipements sophistiqués. Il est vrai que des Rafales, c’est bien plus joli pendant les défilés devant nos amis dictateurs que des barbus marchant à deux à l’heure en chantant avec leurs voix de basses.

Pour la droite au pouvoir actuellement, tout se résume à un rapport de force. On nique les syndicats, on nique les pauvres, on nique les institutions, ces cons de juges, de militaires ou de fonctionnaires qui ne comprennent rien à l’économie moderne. La vision de Sarkozy se limite au Reaganomics des années 80. A cette époque également, la mise en place d’allègements fiscaux pour les plus riches devaient créer les conditions de la croissance et la reprise des investissements. Au contraire, on a constaté un accroissement continuel de l’écart entre les riches et les pauvres aux Etats-Unis, tout comme en Angleterre. Vingt ans plus tard, les syndicats anglais ne se sont toujours pas remis du bras de fer qu’ils ont mené contre Thatcher.

Mais comparaison n’est pas raison. Nous ne sommes plus en 1980 et l’ultralibéralisme est aussi obsolète que l’était le communisme il y a quelques années. La crise financière actuelle, ajoutée au problème du financement des retraites et des soins de santé dans les pays anglo-saxons, amènent progressivement les économistes les plus libéraux à réfléchir à des solutions alternatives, qui s’inspirent grandement du modèle européen de social-libéralisme.

Paradoxalement, c’est ce moment qu’a choisi Sarkozy pour s’enfoncer dans un modèle dépassé et contre-productif. Tous les indicateurs virent au rouge, mais le volontarisme du petit locataire de l’Elysée ne faiblit pas. Soutenu par son staff le plus radical, le président n’écoute aucun conseil et ne modère en rien son activisme perpétuel. Jusqu’à quand ?

CONCLUSION

Le président de la République a cependant peut-être fait le plus beau cadeau à son opposition avec sa réforme récente de la Constitution. Le référendum d’initiative populaire peut devenir l’arme avec laquelle les contestataires parviendront à renverser la vapeur. Pour peu qu’un cinquième des élus propose l’abrogation de ce texte, en étant soutenu par quatre millions d’électeurs et la loi pourrait être annulée !

Souvenez-vous du raz-de-marée du référendum contre le projet de constitution européenne et vous verrez qu’un tel scénario est possible. Il faudra cependant attendre un an après la publication de celle-ci...

L’autre issue possible est que ce texte ne fonctionnera tout simplement pas. A une période où les cadres ont plus de liberté pour choisir leur entreprise, ils seront peut-être suffisamment forts pour imposer leur choix de vie et la préservation de leurs jours de RTT face à des patrons rencontrant des difficultés pour recruter selon leurs souhaits. La seule chose certaine à ce jour, c’est que les situations seront désormais très différentes d’une entreprise ou d’un secteur à l’autre.

Werbrowsky sur le site Agoravox


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