SOCIALISME ET LIBERALISME : ENFUMAGE GENERAL par Jean-Luc Gonneau (extrait)

lundi 21 juillet 2008.
 

... Cette affaire de socialisme et libéralisme n’est pas nouvelle : voilà une quinzaine d’années que le PS a reconnu l’économie de marché comme horizon indépassable. La récente déclaration de principe en prend acte plus encore, comme le montre Jean Puyade. Mais la phrase de Delanoé touche une sorte de tabou sémantique. Libéral est en effet un mot dangereux. Dans la tradition politique française, il y eut toujours, à droite, une opposition entre libéraux et conservateurs. Mais, soulignons, à droite. La gauche s’est, elle, très tôt rangée sous la bannière du progressisme. Ce qui n’est pas pareil. Rendons-lui pour une fois justice, Pierre Moscovici a été l’un de ceux qui ont rappelé cette différence, alors qu’il est pourtant autant social-libéral que les autres : sans doute un effet du dépit de se voir mettre sur la touche dans sa course au premier secrétariat de son parti. C’est vrai, à la fin, c’est injuste, lui qui a déployé tant d’efforts pour entretenir une barbe de trois jours afin de faire de gauche.

Dans cette affaire de socialisme et libéralisme, l’enfumage est donc général dans le ps-land, seul Mélenchon, Dolez et Filoche y échappant, comme d’hab’. Et comme toujours quand il y a enfumage, les enfumeurs de la « société civile » ne sont pas loin, empressés de donner leur « caution intellectuelle » aux sociaux-libéraux. Au premier rang, il est rare de ne pas voir le gigantesque Jacques Juilliard et l’immense Zaki Laïdi. Ce dernier se surpasse (tudieu, est-ce possible ?) dans un récent Rebond de Libération qu’il titre fièrement Karl Marx était un libéral.

Jusque là, Zaki Laïdi ne passait pas pour un fin connaisseur des analyses marxiennes, mais voilà cette lacune comblée en quelques lignes dans Libé. Pour Marx, écrit-il, la lutte des classes était « le moteur de l’autonomie du social face à un état au service des classes possédantes ». Pas faux, sauf que Zaki Laïdi ne dit pas un mot dans son article de la critique rigoureuse du capitalisme conduite par Marx. Moins sectaire sur ce point que Zaki Laïdi, Marx, on le sait, s’est inspiré des travaux du « libéral » Ricardo, pour les dépasser, a reconnu la nécessité d’un passage du féodalisme au capitalisme pour arriver au socialisme. Pour arriver au socialisme, Zaki : il ne s’agit pas d’un aménagement du capitalisme, mais de l’invention d’une alternative. Il ne s’agit pas de dénier tout intérêt à l’économie de marché, mais de constater qu’au niveau macroéconomique (et même micro dans bien des cas), le marché ne répond pas à l’intérêt général (voir sur ce site l’excellent article de Jean Delons Le marché ne marche pas dans la rubrique Economie).

« Il faut à tout prix que la gauche s’approprie, écrit Zaki Laïdi, la logique de la concurrence et de la compétition qui sont des instruments puissants de la lutte contre les rentes ». Cette fière affirmation est aussitôt réduite à néant par un exemple calamiteux, emprunté sans doute à la commission Attali : la libéralisation de la distribution. Voilà le tribun de papier reparti dans une tragique envolée : « Qui peut donc nier que plus de concurrence réduira les prix en ouvrant davantage le marché ? ». Qui peut nier ? Moi, déjà. Car il faut être un sacré enfumeur pour oser écrire des trucs comme ça (oui, des trucs). Qui demande haut et fort cette libéralisation de la distribution ? Michel Edouard Leclerc et ses amis de la grande distribution. Qui en seraient les premiers bénéficiaires ? Michel-Edouard Leclerc et ses amis de la grande distribution. Qui en seraient les principales victimes ? Les salariés des fournisseurs de la grande distribution, qui auraient, à terme, la joie de constater une baisse (d’ailleurs hypothétique) de prix de produits que leurs indemnités de chômage, quand il y en a, ne leur permettraient plus de se payer.

La dérive sémantique de la gauche est depuis longtemps alarmante, et va de mal en pis. Non, monsieur Laïdi, ce n’est pas la concurrence qui est un « instrument puissant », mais l’innovation. Ce n’est pas la « compétition » qui est une valeur, mais l’excellence : nous ne demandons pas à nos écoles et à nos universités d’être compétitives, mais d’être excellentes. Non, monsieur Hollande (et tes amis), la gauche ne doit pas être réformiste : pour l’immense majorité de la population, le mot réforme est maintenant synonyme de réduction de droits et/ou d’emplois. Non, monsieur Delanoé, un socialiste ne peut être, ici, « libéral ». On ne peut pas jouer sur les mots, nous ne sommes pas aux Etats-Unis, où le mot a effectivement un sens différent, mais en France. Quand Alain Madelin se proclamait libéral, nous ne lui reprochions pas de ne pas mettre de cravate (il fut l’un de ceux qui lancèrent cette mode), mais bien son libéralisme économique. On aura beau se tortiller pour distinguer « libéralisme économique » et « libéralisme culturel », comme l’écrit Zaki Laïdi, ou encore « libéralisme social », ce qui ne veut rien dire, ou « sociétal », allons-y, ce qui sera retenu, c’est le libéralisme. Suggestion : le « libéralisme sociétal » de Delanoé et consorts, ne pourrait-on le nommer libertarisme, élément d’émancipation ?

Nous ne jouons pas sur les mots, il s’agit au contraire de leur redonner du sens. Donner du sens nécessite de la pensée. Rares en France ont été les hommes d’Etat (1) qui furent aussi des penseurs, ayant fait œuvre. Dans le dernier siècle, De Gaulle et à un degré moindre Poincaré à droite ; Jaurès, Blum et à un degré moindre Mitterrand et Clémenceau à gauche. Bien sur, faire œuvre ne protège pas des dérives du pouvoir, mais fournit quelques boussoles. La gauche manque de boussoles.

(1) Nous n’avons pas inclus dans la courte liste qui suit les apports d’acteurs extérieurs au pouvoir politique : Aron à droite, Althusser, Sartre à gauche, et bien d’autres encore.


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