APRÈS LE VOTE DE LA LOI SUR LE TEMPS DE TRAVAIL La contre-révolution en marche

lundi 14 juillet 2008.
 

La succession des contre-réformes, la violence et le cynisme du gouvernement et de la classe dirigeante semblent avoir comme anesthésié notre peuple qui fait le gros dos, en attendant que ça passe ou même se résigne à tirer un trait sur les espérances anciennes. « Ça sera plus difficile, beaucoup plus difficile pour nos enfants que pour nous ! » : ce n’est plus un cri de désespoir, plus un appel à la révolte mais un constat amer d’un fait contre lequel on ne pourrait rien. Où sont passés ceux qui, par millions, se sont dressés en 1995 contre Juppé/Chirac ? Où sont passés ceux qui manifestaient contre le CPE ? Quand Sarkozy affirme de façon provocatrice que plus personne ne fait attention aux grèves, il faut bien reconnaître qu’il a raison !

Tout le monde est-il atteint donc par la sarkozite aiguë ? À l’évidence non : les sondages indiquent le mécontentement croissant des Français à l’égard d’un président pour lequel une forte minorité éprouvait déjà une aversion dont aucun autre président, de par le passé, n’avait été l’objet. Les élections municipales ont été également un désaveu clair de la politique suivie par Sarkozy et Fillon. Et il y a fort à parier que les prochaines élections (européennes, régionales) confirmeront ce verdict. Situation éminemment contradictoire donc qu’il faut tenter de comprendre.

La fin de la limitation légale de la durée du travail

À l’évidence, le coup le plus sérieux, la plus grosse défaite qu’ait subie le mouvement ouvrier depuis bien longtemps, c’est la loi, votée le 8 juillet par l’Assemblée nationale, qui d’un coup modifie et les règles de la représentativité des syndicats et la durée légale du travail.

La quasi-indifférence estivale, à peine entrecoupée de protestations « pour la forme » contraste avec la réalité de ce qui est en cause. Un commentateur avisé de France-Culture le soulignait dans le journal de 12h30, le 8 juillet, c’est une révolution ou une contre-révolution qui nous ramène avant 1841 ! En effet, la première loi française fixant une durée légale de la journée de travail est la loi de 1841 qui la fixe à 11 heures. Ensuite on limitera à six jours la semaine de travail. Puis la journée sera limitée à 8 heures en 1919 (sur six jours) et enfin en 1936 on aura les 40 heures avec deux semaines de congés payés, qui sera suivie par la 3e semaine sous le gouvernement de Mollet, la 4e après mai 68 et la 5e sous Mitterrand. L’habileté de Sarkozy - car c’est lui et lui seul qui a voulu cette loi - consiste à maintenir officiellement la semaine de 35 heures comme durée légale, mais au lieu d’être un plafond, les 35 heures deviennent un plancher. Comment cela se fait-il ? Tout simplement en déconstruisant la pyramide des normes (pour parler le langage des juristes). La doctrine juridique veut que le dernier mot appartienne à la loi (le code du travail) émanant de la volonté générale. Si la loi fixe la journée maximale de travail à 8 h, un accord de branche pour la porter à 7 h, mais pas à 9 ! Si l’accord de branche est 7 h, l’accord d’entreprise peut décider 6 h mais pas 8. Or la nouvelle loi inverse ce mécanisme. Le seul accord qui vaille et qui peut déroger à toutes les normes de niveau autrefois supérieur, c’est l’accord d’entreprise, une loi qui est évidemment décidée au nom de la liberté ! Si un patron qui n’a en face de lui aucun syndicat (sauf un syndicat maison, quelle que soit son étiquette), il a effectivement la liberté totale de faire travailler ses ouvriers 40, 45 ou 48 heures par semaine. Et l’ouvrier aurait la liberté de oui à son patron ou alors de s’inscrire à la soupe populaire...

Il faut comprendre comment on en est arrivé là. L’immédiat : une loi qui découle d’un accord signé par le MEDEF, la CGPME, la CGT et la CFDT qui modifie les règles de la représentativité syndicale. Cet accord vise à mettre en cause la représentativité nationale des grandes confédérations au profit de la représentativité locale. Il est la condition nécessaire pour que la suite - c’est-à-dire la négociation locale du temps de travail puisse être mis en œuvre. CGT, CFDT, patrons, médias, gouvernement : tous en chœur annoncent qu’une nouvelle ère vient de s’ouvrir dans les relations sociales. CFTC, FO, SUD marginalisés, les gens sérieux s’occupent des choses sérieuses et Thibault se voit dans le rôle de l’interlocuteur privilégié de Sarkozy. Patatras, Sarkozy avec une grande cohérence et une grande maestria bat le fer quand il est chaud. Il joint à l’accord sur la représentativité une loi qui liquide la limitation légale du temps de travail. Là-dessus Chérèque et Thibault crient à la trahison. Sarkozy apprécie lucidement ce qui s’est passé : la félonie des dirigeants de la CGT et de la CFDT les rend, à l’évidence, incapables de s’opposer à la félonie qu’il leur concocte. Les traîtres ne doivent pas s’étonner d’être payés de la seule monnaie qu’ils connaissent. Sans l’accord avec la CGT et la CFDT, Sarkozy n’aurait jamais pu jouer cette partie avec cette facilité.

Si on remonte un peu en arrière, on voit clairement que tout cela a été préparé de longue date. La possibilité d’accords locaux dérogeant au code de travail avait été introduite par une loi de 2004 à l’initiative de Fillon, alors ministre du travail. La pratique des accords d’entreprise pour la mise en œuvre de la loi des 35 heures a également préparé les esprits, les procédures qui vont être mises en œuvre maintenant. Le « gagnant/gagnant » cher à Martine Aubry qui a conduit à échanger les 35 heures contre la flexibilité, le gel des salaires et l’augmentation des cadences et l’annualisation. Si on remonte plus loin en arrière, on trouvera les « lois Auroux » de 1982, un « mélange d’humanisme chrétien et de calcul managérial, propre à la "Deuxième Gauche" », pour reprendre une expression du professeur de droit Alain Supiot. Ces lois sont les premières à véritablement mettre en œuvre ce qui était un des objectifs du gaullisme, fractionner le mouvement d’ensemble de la classe ouvrière en l’enfermant dans des négociations entreprise par entreprise, en enfermant les ouvriers dans un tête-à-tête avec leur patron, la « participation » servant de contrepartie à la mise en place de ces relations sociales corporatistes, au sens strict du terme.

Il y a un deuxième axe pour comprendre ce qui est en train de se passer. Et ce deuxième axe - deuxième ici dans l’ordre d’exposition mais sans doute premier dans l’ordre réel - et c’est l’axe européen. La liquidation de la durée légale du travail et le grand retour en arrière ne sont rien d’autre que la mise en conformité de loi française avec les principes de l’UE. Les différents pays européens se sont mis d’accord pour fixer la semaine de travail « normale » à 48 heures. Un patron français, soumis à la concurrence « libre et non faussée » de pays où la semaine de travail est de 48 heures est parfaitement fondé à considérer qu’en lui imposant les 35 heures on le contraint à se battre avec les mains attachées dans le dos ! Il y a, de ce point de vue, une certaine cohérence dans la politique de Sarkozy : si on accepte le cadre de l’UE, il faut en payer le prix. Si on ajoute à cela que, en 1994, la Grande-Bretagne avait obtenu « l’opt out », c’est-à-dire la possibilité d’échapper temporairement aux règles européennes (la semaine de travail pouvant alors être portée à 60 heures), que l’opt out qui devait s’éteindre a été prolongé en 2003 par l’arrivée des 10 PECO et que maintenant la commission envisage très sérieusement de généraliser cette exception, on voit clairement ce qu’est la logique européiste : destruction de toute protection sociale et régression barbare vers le capitalisme type XIXe siècle.

L’européisme est le principal ennemi de la démocratie et du mouvement ouvrier

À nouveau il faut faire un peu d’histoire récente. En1989, Bérégovoy met en place le « grand marché » et dérèglemente les marchés financiers en Europe. En 1992, c’est le traité de Maastricht défendu de conserve par Mitterrand et Chirac, Emmanuelli et Sarkozy, Bayrou et Julien Dray, etc. En 2005, c’est le TCE défendu par Hollande et Chirac, Sarkozy et Bayrou, Le Duigou (secrétaire de la CGT) et Chérèque, etc. En 2008, c’est le traité de Lisbonne, défendu par les socialistes et Sarkozy, et ainsi de suite. Tous ces gens à un moment ou à un autre ont concouru à la mise en place de cette machinerie qui broie les droits protecteurs des salariés. Les molles protestations contre Sarkozy apparaissent comme des pitreries sinistres.

En réalité, depuis plus de vingt cinq ans, un coup en tirant à gauche, un coup en tirant à droite, les gouvernements successifs vont dans la même direction. Et les socialistes font exactement la même chose que la droite. Quand Mme Royal, candidate du PS, fait campagne sur le thème « le contrat plutôt que la loi », comment peut-elle se plaindre si Sarkozy la prenant au mot supprime la loi et la remplace par le contrat au niveau de l’entreprise, c’est-à-dire la « démocratie participative » ? Et ce qui les unit, c’est l’européisme, c’est-à-dire la stratégie concoctée par les puissances impérialistes décaties en vue de maintenir ce qui reste de leur puissance sur l’arène mondiale. Europe et Amérique

Cependant, il faut se garder de prendre l’UE trop au sérieux. Pour une part l’UE, syndicats des capitalistes européens assistés d’une vaste couche de technocrates, d’intellectuels et de députés aussi médiocres que prétentieux, n’a pas de réalité substantielle. Ce qui fait l’Union européenne, c’est la soumission à l’empire américain. Là encore Sarkozy va jusqu’au bout, de manière cohérente, des exigences de l’UE. Le « livre blanc » sur la restructuration de la défense met en œuvre la stratégie de la défense commune européenne, laquelle est tout sauf une défense européenne puisqu’elle n’a aucune autonomie et que la seule alliance défensive en Europe s’appelle l’OTAN.

Disons le clairement : là encore Sarkozy vient de loin. Le sommet du G7 à Versailles en 1982 avait spectaculairement réaffirmé que Mitterrand n’avait aucune intention de contrarier Ronald Reagan. Nous avons ensuite le fameux discours de Mitterrand, en janvier 1983, devant les parlementaires allemands pour soutenir l’implantation des fusées américaines Pershing, prenant à contrepied l’opinion de gauche allemande. [1] Ensuite, en 1991, nous avons l’engagement de la France dans la coalition américaine lors de la première guerre du Golfe. Et personne ne peut jurer que si Jospin l’avait emporté en 2002, la France n’aurait pas rejoint la Pologne, l’Espagne et l’Italie dans le bourbier irakien.

Plusieurs socialistes s’en sont pris à l’allégeance de Sarkozy à l’égard de Washington. Mais le chef de la droite aurait pu à bon droit leur rétorquer : « de te fabula narratur », c’est de ton histoire qu’il s’agit, tant les liens entre la social-démocratie et l’impérialisme anglo-saxon sont anciens et profonds [2].

Même dans les détails (où se cache le diable)...

La décision de Sarkozy de supprimer la publicité à la télévision est sans conteste dictée par des considérations de copinage pour son ami Bouygues - les recettes publicitaires de France-Télévision devant se reporter sur la chaîne du roi du béton. Mais ces considérations ne sont peut-être pas les plus importantes. Il s’agit clairement, en privant les chaînes publiques de ressources propres, de renforcer et le poids du privé et le contrôle de l’État sur la télévision publique. Le mini-scandale provoqué par la décision de faire nommer le PDG de la télévision par le président de la république et non plus par le CSA prélude à la disparition pure et simple de cet organe.

Pourtant, là encore, la transformation de Sarkozy en super-diable n’est qu’une opération d’enfumage. La dislocation du service public de la télévision, entamée par Giscard qui fait éclater l’ORTF, est poursuivie par Mitterrand avec la création de la première chaîne privée, Canal Plus, une entreprise montée par l’ami du président, André Rousselet. La création de la « Cinq », une chaîne « strass et paillettes » de la pire espèce, confiée à Berlusconi (qui, à l’époque était l’ami du socialiste italien Craxi) vient compléter l’œuvre de la gauche en matière audiovisuelle.

Le gouvernement Jospin qui avait promis de mettre fin à la publicité dans le service public s’en est bien gardé et, sous la direction d’une fidèle mitterrandienne, Laure Adler, même France-Culture a été soumise à des critères d’audimat et a subi un début de « normalisation » pour la rendre conforme aux formatages de l’univers médiatique - par exemple par le remplacement des créations radiophoniques par des émissions de « débats » avec des journalistes des grands médias. Évidemment , à côté de la loi sur le temps de travail, la télé paraît secondaire. Mais le diable se cache dans les détails, dit le proverbe. ***

En conclusion, l’étranglement de la loi la plus fondamentale, celle de la limitation du temps de travail, est l’œuvre conjointe de la gauche et de la droite. La gauche a tissé la corde et noué le nœud que Sarkozy vient de passer autour du cou des salariés. Marx considérait que la question centrale de l’affrontement capital/travail est précisément cette question de la limitation légale de la journée de travail [3] et ce n’est nullement un hasard si Sarkozy abroge la limitation légale du travail au moment où le PS dans sa nouvelle déclaration de principes renonce officiellement à toute référence non seulement à la lutte des classes, au socialisme, mais même à la défense des intérêts des travailleurs.

jeudi 10 juillet 2008, Denis COLLIN


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